Nouvelles

De courtes nouvelles.
Peut-être amusantes, peut-être surprenantes.
Tendres peut-être.
La solitude des êtres, la monomanie, l’enfermement.
Le rêve. 

1.

C’est le caddie que j’ai vu en premier. Incongru au milieu du parc, attaché au tronc d’un arbre par une ficelle grossière. Je passe tous les jours par le jardin pour rejoindre le métro. J’aime ces minutes volées au quotidien. Volées au bitume de la ville. Ça m’oblige à un léger détour, mais aussi bien le matin que le soir, c’est le moment que je préfère sur mon trajet obligé pour aller travailler. Je vois les saisons percer insidieusement. Une feuille tombée dès le milieu de l’été. Un bourgeon délicat vers la fin février. Ce qui ne cesse de m’émerveiller, c’est l’explosion en rose et blanc des marronniers. Chaque année, j’ai beau m’y attendre, c’est toujours une surprise. Ce petit parc au cœur de la cité est toujours fréquenté, été comme hiver. Même lorsqu’il pleut, les joueurs d’échecs continuent leurs parties à l’abri de l’auvent ouvragé au sud du jardin. Les enfants du quartier sont lâchés par leurs mères à la sortie de l’école. Ils y profitent intensément de leur liberté retrouvée après un enfermement de plusieurs heures. Des courses, des cris, des rires avant de rentrer faire leurs devoirs. Et les étudiants, et les amoureux. Ce sont, avec les vieillards, les promeneurs éternels du petit parc. 

Et puis ce caddie. Ce caddie dans le jardin parfaitement entretenu. Le jardin coupé du malheur du monde. Tout d’abord étonnée que les gardiens ne l’aient pas encore enlevé, je m’arrête pour mieux le regarder. Il déborde de paquets. Des sacs de grandes marques. Des sacs de grandes marques, mais remplis de vieux vêtements, de couvertures fatiguées, de valises déchirées. Une synthèse brutale de la société. Le luxe pour cacher la misère. Ce chariot sans propriétaire est tellement inattendu dans le parc que je me demande pendant un instant s’il ne s’agit pas d’une installation artistique, comme les expositions éphémères organisées chaque été. Le soir, quand je traverse à nouveau le parc, le caddie a disparu. Je le retrouve le lendemain matin près du métro, poussé par un homme voûté. L’homme s’arrête quand je passe près de lui. Et me regarde. 

Ce regard m’a obsédée toute la journée. En permanence devant moi le bleu intense des yeux. Le bleu franc. Vif. Le bleu si jeune et si vivant. Etincelant dans ce visage dévasté. Le visage sans âge des gens de la rue. Ceux que je croise tous les jours sans les remarquer, partie du paysage urbain. Ceux que je croise tous les jours et qui ne me regardent pas. Jamais comme l’homme au caddie. Sans doute est-ce la dignité qu’il affiche ainsi qui m’a autant frappée. 

Le soir, sur le chemin du retour, je traverse le jardin plus lentement que d’habitude. Les joueurs d’échecs sont toujours là. Et les amoureux. Et les lecteurs assidus. Mais aucun caddie. Aucun vagabond. Ce petit parc est réservé à l’usage exclusif et protégé des citoyens nantis d’un toit. Pour les autres, il y a les trottoirs, les bouches d’égouts et les couloirs du métro. Les arbres, les fleurs et les pelouses. Le calme et l’air doux leur sont interdits. Minuscule paradis défendu par les hommes en uniforme. Pourtant, le jardin est ouvert à tous. Aucune loi ne stipule tenue vestimentaire impeccable ou fiche de paye bien garnie pour y pénétrer. Mais une police discrète chasse tout ce qui ne correspond pas au critère informulé du bourgeois. Je n’y avais jamais prêté attention avant ce matin. Avant le caddie. Avant l’homme qui m’a regardée. Et jamais avant ce jour je ne m’étais examinée comme je l’ai fait face au miroir en rentrant chez moi. Ce que j’y ai vu m’a anéantie. L’ensemble, tout d’abord. Des cheveux mi-longs, châtain foncé, striés ça et là de mèches blanches, encadrant un visage fin, triangulaire. Un menton étroit. Une bouche aux lèvres minces. Des pommettes peu saillantes. Des petites rides au coin des yeux. Miel, les yeux. Miel, mais ternes. Sans expression. Vides. Le visage agréable d’une femme de cinquante ans. Avec un regard fatigué par la vie. Abîmé. Une femme de cinquante ans qui s’est battue contre le quotidien. Une femme de cinquante ans qui a baissé les bras. Une femme de cinquante ans épuisée. 

Je n’ai pas encore quarante ans.

Quand mes yeux se sont-ils éteints ? Quand ai-je perdu mon regard ?

Je me lève difficilement de mon fauteuil pour constater qu’il fait nuit noire. J’ai dû m’assoupir au milieu de mes interrogations. Assommée par mon image dans le miroir. Vingt deux heures trente. Je pars me cacher sous ma couette sans dîner. Et sans allumer lors de mon passage dans la salle de bains. Incapable de supporter le moindre reflet dans la glace. Cette femme me fait peur. Pourtant jusqu’à ce matin, jusqu’à l’homme au caddie, jusqu’au regard de l’homme au caddie, je me sentais bien. Même si ma vie était sans gloire, j’y avais mis l’ordre nécessaire pour la rendre plaisante. Un ordre immuable qui me convenait parfaitement. Qui me rassurait. Lever chaque jour à six heures trente, rangement rapide de l’appartement, puis départ vers le métro en passant par le petit parc. La même rigueur dans mon travail. Je suis comptable. J’ai toujours aimé les chiffres. Depuis l’enfance, les chiffres sont mes repères. Un chiffre, ça ne triche pas. Ça ne trompe pas. Ça dit l’exactitude du monde. Sans forfanterie. Sans fioriture. Le seul chiffre qui me pose problème, c’est le zéro. Tous les chiffres désignent ce qui existe. Sa valeur. Son poids. Sa forme même. Le zéro, lui, signifie ce qui n’est pas. Le vide. Le néant. A l’autre extrémité, il n’y a aucun signe pour désigner l’infini. Pourquoi vouloir mettre l’accent sur le rien avec le zéro. Ça m’a toujours fascinée. Malgré ce détail, je me sens tout à fait à mon aise avec les chiffres. Les colonnes s’allongent. Positif. Négatif. Total. Et je peux dire si le commerce du textile se porte bien ou chute, si on a vendu plus de pizzas que l’année passée, si les gens achètent moins de chaussures et plus de livres. Sans connaître personne, ni lire les journaux spécialisés, je suis au plus près de la réalité économique du pays. Grâce aux chiffres, qui sont certes impitoyables, mais justes, j’ai une vision implacable de l’état de la société dans laquelle je vis. Je travaille dans un cabinet d’experts comptables dans le nord de la ville, un quartier vivant, cosmopolite et bigarré. J’y effectue chaque semaine le tour du monde. Tous les midis, je déjeune dans un restaurant différent, d’un pays différent. C’est ma façon de voyager immobile. Les saveurs, les épices, les parfums de ces cuisines colorées m’apportent la chaleur des tropiques, la sècheresse des déserts, l’humidité des rizières. Je sens le soleil sur ma peau. Le vent dans mes cheveux. L’eau contre mes jambes. Et j’écoute la musique des langues des autochtones exilés qui se chamaillent ou blaguent dans la salle. Je m’accorde chaque jour cette parenthèse exotique dans mon emploi du temps. Jamais je n’ai pris l’avion pour aller goûter à l’autre bout du monde ce que j’ai dans ma rue. Je trouve même cette idée saugrenue. Déplacée, voire malsaine. Il me semble que mes congénères, vêtus de T-shirts bariolés, de bermudas informes, de casquettes publicitaires, avec leurs appareils de photos en bandoulière reposant sur leurs ventres renflés d’occidentaux repus, se traînent en troupeau bruyant et suant dans ces régions comme s’ils allaient au zoo. Sans réaliser une seule seconde que les animaux étranges, ce sont eux. La misère en Inde ou au Brésil n’est pas plus séduisante que celle des sans abris allongés sur les trottoirs de nos villes.

Mes soirées et mes fins de semaine, je les passe au chaud de mon appartement. J’ai mis longtemps à le trouver. Quand j’ai débarqué dans la ville, après avoir quitté celle de mon enfance, j’ai d’abord vécu dans des hôtels. Puis dans des meublés après mes premières payes régulières. J’ai vécu ainsi dans plusieurs quartiers, franchissant les frontières invisibles qui séparent les différents villages façonnant la cité. Au fil des ans, je les ai vus évoluer, ces quartiers. Les jeunes bourgeois ont peu à peu envahi le centre ville, investissant les ateliers et les fabriques pour les transformer en lofts. Les épiceries sont devenues des galeries d’art. Les quincailleries des librairies ésotériques. Les joueurs de belote des cafés ont disparu, et la musique techno a pris la place de l’accordéon. J’ai donc cherché un quartier plus stable, avant de jeter mon dévolu sur le sud-ouest de la ville, où les immeubles abritent des familles d’ouvriers, d’artisans, d’employés de banque ou d’instituteurs. Un quartier calme, avec des commerces de proximité aux prix raisonnables, et à l’accueil chaleureux, sans être familier. Je dispose, au cinquième et dernier étage d’un immeuble de pierre, d’un espace assez réduit mais très lumineux. Une chambre, un coin cuisine ouvert sur un salon avec un balcon où j’entretiens quelques plantes. La maison est silencieuse, mes voisins, inchangés depuis les quinze années que je vis là, sont plutôt âgés et leurs enfants partis depuis longtemps. Je ne les fréquente pas. Un sourire et un bref salut suffisent lorsqu’on se croise dans l’escalier. J’aime l’anonymat que procure une grande ville. C’est une forme de respect, le fait de ne jamais se mêler de la vie de son voisin. Ne rien attendre des autres, mais ne rien leur demander.

Le samedi matin, je suis dès huit heures trente sur le marché qui se tient dans la rue parallèle à la mienne. Je fais rapidement mes courses pour la semaine. L’après-midi, je vais voir un film, puis je passe à la librairie acheter un roman. Que je lis le dimanche chez moi.

Quarante cinq. C’est le nombre d’heures que je passe en dehors de chez moi chaque semaine. Deux mille cent soixante heures par an. Mes jours de congé, je reste à la maison. Mais je devrais ajouter les heures de sorties obligées pendant cette période. Soit trente heures. Deux mille cent quatre vingt dix heures est le chiffre exact. Un mère soixante huit, ma taille. Cinquante et un kilos, mon poids. Trente huit ans, mon âge. Et deux mille cent quatre vingt dix heures hors de mon appartement. Telle est ma vie en chiffres. Je pourrais dire ainsi le nombre de livres lus, de films vus, de disques écoutés. Pour ce qui est de mes amis, je retombe là au chiffre qui me pose problème. Zéro. Dans ce cas précis, ce n’est pas un problème, justement. Je n’ai pas d’amis parce que je n’en veux pas, je n’en cherche pas, je n’en ai pas besoin. Mais si j’arrivais à mettre ma vie en équation, est-ce que le résultat en serait ce zéro, précisément ?

Le regard de l’homme au caddie n’en finit pas de me hanter. Tout comme l’image de cette femme dans mon miroir me terrorise. Elle est là chaque matin. Chaque soir. Face à moi. Fermée. Usée. Vieille. Si vieille. Ce n’est pas possible que cette femme, ce soit moi. Je ferme les yeux, et je me vois telle que je suis. Un teint clair. Une chevelure souple et aérienne. Un regard animé, avec des éclairs de sourire. J’ouvre les yeux et je suis face à elle. Triste. Grise. Eteinte. Ce n’est pas moi. Pas moi. Je contemple, effarée, les brisures du miroir à mes pieds. Dans ma main, la brosse en argent avec laquelle je l’ai cassé. La brosse en argent de ma grand-mère. C’était moi qui lui brossais chaque soir ses longs cheveux. Elle disait que mes mains étaient deux papillons qui voletaient sur sa tête. J’éclate en sanglots. Et je n’arrive plus à m’arrêter de pleurer. Je ne savais pas que je portais autant de larmes au fond de moi.

Cette nuit, j’ai rêvé de l’homme au caddie. Il dansait sur les pelouses du petit parc, ses sacs remplis de fleurs autour de lui. Il dansait, et il riait. Je me suis réveillée en sueur, tremblant, le cœur battant dans la poitrine, comme au sortir d’un cauchemar. J’entends le rire muet de l’homme au caddie. Je sens son regard. Si vivant. Eclatant. Le cauchemar, c’est la femme dans le miroir. Le cauchemar, c’est moi. Comment en suis-je arrivée là ? Ma vie est telle que je l’ai voulue. Lisse. Rectiligne. Rangée. Et surtout paisible, sans passion destructrice. Je possède tout ce dont j’ai besoin. Un salaire correct pour un travail qui me satisfait. Un appartement dans lequel je me sens véritablement chez moi. L’homme au caddie ressemble, pour sa part, à un escargot qui pousserait sa coquille devant lui. Trop lourde à porter sur son dos, sans doute. Et pourtant, son regard existe tellement. Alors que celui dans la femme du miroir est mort au monde.

Je fais alors quelque chose de tellement surprenant que j’ai l’impression d’étouffer en raccrochant le téléphone. J’ai appelé au cabinet d’experts comptables pour dire que j’étais malade. Que je ne pourrais pas venir travailler aujourd’hui. Ni sans doute demain. Que je ne savais pas pour combien de temps j’en avais. En dix-huit ans, je n’ai jamais manqué un jour de travail. Même grippée. Même fiévreuse. Même avec cette mauvaise entorse à la cheville qui m’a handicapée pendant quinze longs jours. Et ce matin, ça. Ce mensonge grossier. Désemparée. Je me sens désemparée par mon attitude irréfléchie. Je ne pense pas avoir jamais fait quelque chose d’aussi spontané dans ma vie. Je reste un long moment plantée là au milieu du salon. Vide. Vide et tremblante. La rupture violente de mon emploi du temps me panique. Que vais-je faire de toutes ces heures de liberté ? Qu’est-ce qui m’a poussée à ce besoin subi d’un creux immense dans mes journées ?

C’est le soleil qui m’a décidée à bouger. Je suis restée assise, hagarde, sur le canapé pendant je ne sais combien de temps, jusqu’à ce que les rayons chauds du soleil envahissent brusquement le salon. Alors, je suis sortie. Comme une automate, j’ai marché droit devant moi, sans savoir où j’allais. Mes jambes ont sans doute de la mémoire, puisque dix minutes plus tard j’étais dans l’allée centrale du petit parc. J’ai ralenti le pas, et regardé autour de moi, étonnée. Jamais je n’y suis à cette heure avancée de la matinée. L’atmosphère en est tout autre. Les joggers d’abord, peu présents tôt le matin ou tard le soir. Là, ils sont en nombre. De deux âges. Des jeunes, garçons et filles, sans doute des étudiants. Et d’autres plus âgés, surtout des hommes, cheveux blancs et lunettes sur le nez, des retraités. Les tenues des jeunes sont colorées et moulantes, alors que les vieux arborent des pantalons de sport sombres et des polos usagés. Tous ont l’air concentré, ils courent seuls, d’un rythme régulier et soutenu. Mais seuls les plus jeunes ont des écouteurs aux oreilles. Je m’assois sur un banc au soleil, et pendant trois tours je les compte. Vingt sept.  Dix neuf jeunes et huit vieux. Chez les jeunes, neuf filles et dix garçons. Chez les vieux, que des hommes. Dix huit hommes et neuf filles tournent en courant autour du petit parc. Je sors un carnet de ma poche et je note ces chiffres. Je fais le tour du parc, puis j’emprunte toutes les allées qui le traversent en diagonale. Sur les pelouses, des jeunes femmes avec des bébés (cinq, deux nounous noires et trois bébés ), dans le bac à sable, des mères avec de tout petits enfants (sept, trois femmes et quatre enfants), personne aux abords des balançoires ou sur le manège, dont les chevaux de bois sont à l’arrêt. Quatre joueurs sur les cours de tennis (une femme et trois hommes), et six joueurs d’échecs. Je compte encore deux hommes qui lisent leur journal assis sur des bancs, une vieille dame qui nourrit les oiseaux, quatre gardiens et six jardiniers. Je note le tout dans mon calepin. Je retourne m’asseoir près du grand bassin, le visage offert au soleil.

Je passe le reste de la journée à flâner dans la ville, en me laissant totalement guider par le hasard. Un reflet dans une vitrine. Un arbre en fleurs sur un trottoir. Un chien qui boit dans un caniveau. Je marche ainsi pendant plus de cinq heures.

Le soir, chez moi, j’ouvre mon carnet et je regarde les chiffres que j’ai notés dans la journée. Et soudain, je sais. Je sais ce que je dois faire. Je vais mettre la ville en chiffres. Je vais compter la ville. Je vais tout compter. Les immeubles. Les fenêtres. Les rues. Les avenues. Les impasses. Les passages couverts. Les marchés. Les parcs. Les jardins. Les feux de signalisation. Les ponts. Les passerelles. Les bateaux. Les bus. Les métros. Les cafés. Les restaurants. Les magasins de chaussures. De lingerie. De vêtements. Les épiceries. Les charcuteries. Les librairies. Les supérettes. Les gares. Les tramways. Les entrepôts. Les ateliers. Les quincailleries. Tout. Je vais tout compter. Les arbres. Les fleurs. Les animaux dans le zoo. Les musées. Les cinémas. Les théâtres. Les bibliothèques. Tout. Absolument tout. 

Je vais me coucher, légère comme jamais auparavant.

*

*          *

Ça fait trois ans, quatre mois et dix jours que je compte la ville. 1227 jours. J’ai déjà chiffré un grand nombre de choses. 28 grands carnets. Il m’a fallu mettre au point une méthode rigoureuse, et m’y tenir. Le plus dur, c’est de pousser le caddie devant moi. Pourtant, je n’ai que très peu de sacs à l’intérieur. Je n’ai pas besoin de grand chose. De temps à autre, je croise Pierre, l’homme au caddie. On échange quelques mots et chacun repart à ses occupations. Quand je me trouve face à un miroir, dans une vitrine, j’ai dû mal à reconnaître la femme en face de moi. Elle a un regard tellement vivant.

2.

Quand je me réveille, ce matin-là, le soleil est déjà haut et inonde la chambre, semblant se décharger de toute sa lumière sur les murs blancs. Je referme les yeux pour me protéger de l’aveuglement soudain. Quand je relève les paupières, quelques minutes plus tard, la lumière éclate encore plus violemment. Je me lève et me dirige vers la fenêtre. Alors je comprends. La ville est recouverte d’une épaisse couche de neige sur laquelle se fracassent les rayons du soleil. La vie paraît s’être arrêtée. Aucune voiture ne circule. Les rares passants marchent à pas prudents. Les bruits sont étouffés, comme inexistants. Tout semble figé dans ce blanc improbable.

Je me retourne vers la chambre. Le lit étroit contre le mur du fond. Une reproduction de Miro accrochée en face. Pleine de couleurs. Ludique. Joyeuse comme un dessin d’enfant. Sur le mur de gauche, un miroir. Je m’approche. Une femme d’une trentaine d’années me fait face. Des yeux noirs écartés. Un nez fin. Une bouche aux lèvres généreuses. La tête enveloppée dans un bandage immaculé.

Sur la table de chevet, une montre, un bracelet en argent, une bague. Je prends le bracelet. Lourd, finement ciselé dans une série d’arabesques compliquées. La bague est en or, sertie de minuscules diamants. De toute évidence, une alliance. J’ examine l’annulaire de ma main gauche. La peau plus pâle à la place de l’anneau. J’hésite quelques secondes, passe l’alliance à mon doigt. Elle me va à la perfection. Je l’ôte précipitamment et la repose sur la table de chevet. La montre marque dix heures douze. 

J’ai dormi longtemps, presque douze heures. Mais je ne sais toujours pas où je suis. Encore moins qui je suis. Je ne me souviens que de m’être endormie à vingt trois heures trente hier soir. Hier soir. Mais c’était quel jour hier soir. Je reprends la montre puis la repose, déçue. Elle ne marque pas de date. Je regarde encore une fois autour de moi, mais il n’y a aucun calendrier sur les murs. Juste la reproduction de Miro. La table de chevet. J’ouvre le tiroir. Un trousseau de clefs attaché à un porte-clefs avec une étoile en métal au bout de la chaînette. Aucune inscription sur l’étoile. Un bloc de papier et un crayon. Les feuilles, blanches, ont un en-tête. Clinique des Merisiers. C’est tout. Clinique des Merisiers. Aucune adresse, aucun numéro de téléphone. Je relève la tête et regarde rapidement autour de moi. Il n’y a pas de téléphone dans la pièce. Au fond du tiroir, je trouve un portefeuille en cuir marron. Sur le dessus, un monogramme, A.S. A l’intérieur, deux cartes bancaires, des billets de cinq, dix et cinquante euros, une carte d’assurance maladie, et une carte d’identité. C’est la première que j’examine. La photo représente une jeune femme avec de longs cheveux noirs, séparés par une raie sur le côté droit. Le visage ressemble trait pour trait à celui que j’ai contemplé dans le miroir. C’est une photo de moi. J’apprends également que je m’appelle Anne Simon, épouse Colbert. Je suis née à Lyon en 1976. Au dos de la carte, une adresse dans une rue du VIIème arrondissement de Paris, dont le nom ne m’évoque rien. La carte a été délivrée en 2007, à la préfecture de police du VIIème arrondissement. Les deux cartes bancaires, ainsi que la carte d’assurance maladie sont au nom d’Anne Colbert.

Je fouille le portefeuille, mais il ne contient rien d’autre. Pas de photos. Pas de cartes de visite. Rien de personnel. Je le range soigneusement et referme le tiroir. Les clefs. Les clefs doivent correspondre à l’adresse sur la carte d’identité. Il faut que je sache. Là. Maintenant. Tout de suite. Il faut que je sache qui je suis. Ce qu’il m’est arrivé. J’enfile l’alliance à toute allure, j’attache la montre à mon poignet, je mets le bracelet autour de l’autre poignet, je prends le portefeuille et les clefs dans le tiroir. J’ai la main sur la poignée de la porte quand je réalise que je porte une chemise de nuit de la clinique comme unique vêtement. Et je suis pieds nus.

La salle de bains. Il y a forcément une salle de bains. Je n’avais pas remarqué la porte coulissante, presque invisible sur le mur près du lit. Je suis tellement fébrile que je bataille pour la faire glisser. Un grand lavabo, une douche confortable, et un placard que j’ouvre immédiatement sur le mur de droite. Sur des étagères, des sous-vêtements soigneusement pliés. A côté, pendus à une tringle, un pantalon en coton beige, une chemise en soie noire, et un manteau léger. Au sol, des ballerines en cuir fauve. Je m’habille rapidement, puis m’examine dans la glace. Le bandage. Je ne peux pas sortir avec ce bandage sur les cheveux. C’est en passant ma main sur les étagères pour voir si quelque chose m’a échappé que je trouve l’écharpe. Longue, large, dans un tissu extrêmement fin que je ne reconnais pas. Tous ces vêtements semblent de grande qualité. Coûteux. Luxueux même. Je noue l’écharpe sur ma tête, et je quitte doucement la chambre.

Personne dans les couloirs, juste une infirmière pressée que j’évite en prenant l’escalier. A l’accueil, un signe de tête à l’hôtesse, comme si je partais après une visite à un malade. Elle répond à mon salut mais en me regardant bouche bée. Je ne cherche pas pourquoi, et je me précipite dehors. Là, je comprends son étonnement. La neige. J’avais oublié la neige. Mais c’est le froid qui me saisit. Je ne suis évidemment pas habillée pour la température. Mes vêtements sont parfaits pour le printemps. Ou l’automne. Le temps que je traverse la cour pour rejoindre un taxi, j’ai les pieds trempés. Je donne l’adresse du VIIème arrondissement au chauffeur, et lui demande de monter le chauffage au maximum. Je grelotte. Je tremble de tous mes membres. Le froid. L’angoisse. Je serre le fin manteau autour de moi, tout en me demandant depuis combien de temps je suis dans cette clinique. Depuis combien de temps je me suis perdue. Pourquoi. Et comment. Je m’appelle Anne Simon. Epouse Colbert. J’habite, peut-être, dans le VIIème arrondissement. Je possède un portefeuille et des clefs. Une alliance, un bracelet et une montre. Des vêtements certes de grande qualité mais inappropriés à la saison. Et un bandage sur la tête. Voilà tout ce que je sais de moi pour l’instant.        

Le taxi roule  avec une extrême lenteur sur la chaussée recouverte de neige. J’ai tout le loisir de regarder les rues et les quartiers qu’on traverse. Je ne reconnais rien.Tout du moins, aucun souvenir ne me vient. Rien. Comme si je découvrais la ville pour la première fois. C’est beau. C’est tout ce qui me vient à l’esprit. C’est beau. On reste coincés un moment sur un pont, et j’admire la lumière sur le fleuve. Les rayons du soleil qui frappent les fenêtres des immeubles. Malgré moi, je fouille dans les poches de mon manteau à la recherche d’un carnet et d’un crayon. J’ai l’envie subite de faire un croquis de la vue à travers la vitre du taxi. Est-ce que je suis dessinatrice ? Ou peintre, peut-être ? J’ai soudain hâte de me trouver dans ce qui semblerait être ma maison. Je n’ai plus peur, tout à coup.

Je ne reconnais pas la rue. Ma rue. Ni l’immeuble où j’habite, si j’en crois ma carte d’identité. Je reste sur le trottoir d’en face, à examiner attentivement le bâtiment. Cinq étages. Des fenêtres hautes et des balcons. L’immeuble, comme la rue, respire l’aisance. Quand j’ai trop froid, je m’avance lentement vers la porte cochère. Et je m’arrête. Frustrée. Légèrement paniquée. Stoppée par le digicode. Je le contemple, chiffre après chiffre, les trois lettres en bas, mais je suis dans l’incapacité totale de me souvenir du code. J’essaie une des clefs du trousseau, qui ne fonctionne pas. La porte s’ouvre à ce moment-là, et un livreur qui s’apprête à sortir me laisse passer. Je le gratifie d’un sourire nerveux et j’entre précipitamment. Je repère immédiatement la liste des habitants. Simon-Colbert. Cinquième étage. Il n’y a aucun autre nom à cet étage, donc logiquement il ne devrait y avoir qu’un seul appartement. Une autre porte au milieu du hall bloque l’accès à l’escalier et à l’ascenseur.         Je remarque,sous la serrure, un creux en forme d’étoile. Je pose l’étoile de mon porte-clefs à l’intérieur, et la porte s’ouvre. Une fois dans l’ascenseur, je respire profondément pour arrêter les battements accélérés de mon cœur. Je suis presque dans la place, sans avoir croisé personne, ni locataire, ni concierge. Personne, sauf le livreur, mais c’est sans importance. L’ascenseur s’arrête dans un soupir, et je me retrouve sur le palier du cinquième étage, face à une porte à double battant en bois ciré. Une poignée ronde en cuivre, comme le tour de la serrure. Une sonnette du côté droit. J’hésite un long moment, ne sachant si je dois sonner ou entrer directement. Est-ce que monsieur Colbert, mon mari inconnu, est à l’intérieur ? Et dans ce cas, vaut-il mieux attendre qu’il ouvre ? J’avance un doigt timide, et j’appuie sur le bouton. Deux notes de musique étouffées par la porte. J’attends une minute, et je recommence. Aucun bruit de pas à l’intérieur. Rien. Rien que le silence avec encore les deux notes comme suspendues dans l’air. Alors je sors le trousseau, et la première clef que j’essaie est la bonne. 

L’air est épais. C’est la première impression que j’ai en pénétrant dans l’appartement. J’étouffe légèrement, j’ai du mal à respirer. Ma nervosité y est sans doute pour  beaucoup, mais il y a également cette odeur de renfermé qui m’oppresse. Je reste immobile quelques instants dans l’entrée, à l’écoute du moindre bruit. Le silence est si profond que je pourrais le toucher. Comme s’il s’était matérialisé dans ces pièces fermées depuis de longues semaines, selon toute apparence. 

L’entrée, carrée, large, ouvre sur un immense salon. Une table étroite contre le mur supporte un téléphone et un répondeur. Le long du mur de droite, un placard, que j’ouvre. Des manteaux, des vestes, des vêtements de pluie soigneusement accrochés sur des cintres. Des vêtements d’homme et de femme. Je prends un manteau d’hiver en daim doublé de fourrure, et je l’essaie après avoir enlevé celui, léger, que je porte. Il me va parfaitement. Ce manteau doit être à moi, également. Je glisse mes mains dans les poches et en sort une paire de gants en cuir. Sur une étagère au bas du placard, des chaussures. Des mocassins et des chaussures de sport pour homme, des escarpins, des bottes et des chaussures de sport de femmes. J’ôte mes ballerines et enfile des bottes. Mes pieds semblent y retrouver immédiatement leur place. Je garde le manteau doublé de fourrure et les bottes sur moi, pour récupérer un peu de la chaleur perdue pendant le trajet. Je touche un radiateur mural de l’autre côté de la porte d’entrée, il est glacé. Le chauffage n’a donc pas été mis, ce qui signifie que cet appartement est inoccupé depuis assez longtemps. Je vais ouvrir en grand une porte-fenêtre du salon, qui donne sur un balcon entouré de pots aux plantes sèches, recouvertes de neige. Je retourne dans l’entrée. Le répondeur. Le voyant n’indique aucun message. J’appuie sur la touche pour écouter l’enregistrement. Une voix de femme, claire, jeune, gaie, s’élève alors. Bonjour, vous êtes bien chez Anne et Pierre. Nous sommes absents pour le moment, mais vous pouvez laisser un message. A bientôt. Cette voix. Il faut que je la réentende. J’enclenche à nouveau le répondeur, et j’écoute avec une extrême concentration chaque mot. Une troisième fois. Une quatrième fois. Est-ce ma voix ? J’ouvre la bouche pour prononcer les mêmes mots, mais je ne dis rien.

Le salon, très vaste, est meublé sobrement. Mais le canapé et les fauteuils, ainsi que la table basse, sont d’un design très discret. Le cuir est fin, très doux, d’un beige tendre. Au sol, un immense tapis en cuir et laine, dans les tons rouge et marron. Au mur, au dessus d’une cheminée, des portraits à dominante rouge et bleu. Je m’approche lentement pour les examiner. Ce sont des portraits d’un même homme. Jeune, très beau, des cheveux longs sur la nuque, un sourire narquois au coin des lèvres. En bas à droite de chaque tableau, des initiales. A.S. Est-ce moi qui ai peint ces toiles ? Est-ce moi A.S ? Est-ce moi Anne Simon ? Et l’homme des portraits, est-ce Pierre Colbert, mon mari ? Toujours rien sous mon bandage. Rien. Aucun souvenir. Aucune image. Un grand blanc, comme si le blanc de mon bandage avait rempli mon cerveau. Je regarde à nouveau la pièce. L’ensemble est d’un goût très sûr, et sans aucun doute très cher. Tout le panneau du fond est occupé par une bibliothèque. Les étagères, profondes, grimpent jusqu’au plafond, et croulent sous les livres. Deux rangées sur chaque rayonnage. Des livres d’art, beaucoup de livres d’art. Peinture principalement, dessin, gravure, sculpture et photo. Des ouvrages de littérature, des essais de sociologie, philosophie et politique. Je reste perplexe devant la bibliothèque. Je n’arrive pas à m’imaginer, assise sur le canapé, un de ces livres à la main.

Un petit couloir mène à une cuisine pleine de lumière grâce à la haute fenêtre qui donne sur une cour intérieure. Là aussi, l’équipement, tout en inox et bois blond, paraît fonctionnel et luxueux. Au centre de la cuisine, une table du même bois blond, et deux chaises. Je prends un verre sur une étagère et je bois longuement de l’eau fraîche. Avant d’entrer dans la cuisine, je n’avais pas remarqué à quel point j’étais déshydratée.

Au fond du couloir, deux portes. J’hésite une brève seconde, puis j’ouvre la porte de droite. La chambre. Un vaste lit double, posé très bas sur la moquette épaisse qui recouvre le sol. Deux tables de chevet avec des lampes de lecture. Les murs sont tendus d’un tissu de la même teinte beige que la moquette, mais avec une nuance plus claire. Rien n’est accroché aux murs. Ni tableau. Ni photo. Un rideau du même tissu que les murs cache l’entrée de la salle de bains. Une baignoire ronde. Une cabine de douche. Deux lavabos devant un long miroir. Je jette un coup d’œil à mon reflet dans la glace. Je ne me reconnais toujours pas. 

Une ouverture, en face du miroir, laisse deviner une pièce plus petite. J’allume, et je regarde tous les vêtements rangés dans le dressing room. A droite, masculins. A gauche, féminins. Côté Pierre. Côté Anne. C’est ce que je pense immédiatement en me dirigeant côté femme. Côté Anne. Mon côté ? Il y a là une garde robe complète et très fournie. Je passe ma main sur quelques pulls. Toujours cette même sensation de douceur et de légèreté. Toujours ce même luxe. Côté homme. Côté Pierre. Aussi fourni, tout aussi luxueux. Des costumes de grands couturiers, des chemises de marques, des pulls tout aussi doux. Je tire un pull et le déplie, pour tenter d’avoir une idée de la taille de Pierre Colbert. Il doit avoir au moins vingt centimètres de plus que moi. Je mets le pull contre moi, et le laisse tomber par terre, comme s’il m’avait brûlé. Le parfum. Le parfum accroché dans le lainage. Je ferme les yeux. Le parfum. Le parfum évoque. Le parfum évoque. Le parfum. Je ramasse le pull, frustrée. Je sais que j’étais au bord de retrouver quelque chose. Une sensation. Un sentiment. Une image ? Je retourne dans la salle de bains, à la recherche d’un flacon de parfum pour homme. Je le trouve dans le placard sous les lavabos. Le nom ne me dit rien. Evidence. Le parfum s’appelle Evidence. Ce n’en est pas une pour moi. Je débouche le flacon, et une odeur poivrée, musquée et légère à la fois m’emplit les narines. Je ferme les yeux, respire une nouvelle fois. Un sentiment de douceur et de gaîté. C’est ce que je ressens. Un bien-être immédiat. Mais pas d’image. Aucun souvenir. Juste cette sensation de vie et d’éclat de rire. Si le bonheur a une odeur, ce doit être celle-là. Je remets le flacon en place et quitte la salle de bains encore plus frustrée qu’en y entrant.

Dans le couloir, face à l’autre porte, j’ai soudain la crainte de découvrir une chambre d’enfant. Si je suis effectivement Anne Simon, si je suis effectivement mariée à Pierre Colbert, est-ce que nous avons un enfant ? Et où est-il en ce moment ? Pas dans cet appartement glacial. Et où est Pierre Colbert ? J’ai la main qui tremble quand je la pose sur la poignée.

La pièce est très grande, plus vaste que le salon. Deux grandes fenêtres ouvrent sur la cour intérieure, comme la cuisine. Trois chevalets avec une toile vierge sur l’un d’eux, et deux toiles inachevées sur les autres. Partout contre les murs, des toiles. De tous formats. Retournées. Une planche de bois rectangulaire sur des tréteaux. Dessus, des pots de peinture, des chiffons, des pinceaux. Dans un angle, un meuble à tiroirs. L’atelier de A.S. L’atelier d’Anne Simon. Mon atelier ? Immobile sur le pas de la porte, j’ai les yeux fixés sur les deux toiles inachevées. Celle de gauche est aux trois quarts remplie de longs traits de couleurs fortes, franches, une abstraction joyeuse et optimiste. Celle de droite est une esquisse. Le portrait, en gris et noir, de l’homme du salon. Là, le visage est fermé, la bouche tombante, les yeux tristes laissant couler deux larmes de sang. Je reste figée, tremblant de tous mes membres. Ce tableau est d’une beauté puissante. Une beauté morbide. Je n’arrive pas à m’arrêter de trembler.  Tout à coup, sans vraiment savoir comment, je me retrouve devant la table. Sans hésiter, je prends une palette, je pose de la peinture dessus, je saisis un pinceau, et je m’approche du portrait. 

Quand j’ai terminé, le soleil a décliné depuis un bon moment. Je me recule pour juger mon travail. Le tableau est achevé. Je n’ai plus rien à y ajouter. Pas la moindre touche de couleur. Je vais chercher un pinceau plus fin, que je trempe dans un pot de peinture noire. Et j’inscris d’un geste sûr en bas à droite de la toile les deux initiales. A.S. Anne Simon. Comme moi. Je suis Anne Simon, je n’ai plus aucun doute là-dessus. Et je suis peintre.

Mais je ne sais toujours pas ce qu’il m’est arrivé.

J’ouvre les tiroirs du meuble d’angle. Soigneusement rangés, de nombreux numéros de revues d’art. J’en prends une et l’ouvre à la page marquée d’un signet. Ma photo en médaillon, des reproductions de deux toiles, et un article élogieux sur mon travail. Je prends une autre revue au hasard. Même chose. Une troisième. Une quatrième. Je regarde les dates de parution. La revue la plus ancienne  remonte à 2001. Je suis donc connue et une artiste reconnue depuis que j’ai vingt cinq ans. Le dernier tiroir renferme des quotidiens et des magazines moins spécialisés. Grand public. Des photos de moi sur un yacht. A la montagne. Une fête. Sur toutes les photos, je suis soit seule, soit entourée d’une dizaine de personnes. Mais Pierre Colbert, s’il est bien l’homme du tableau, n’apparaît jamais à mes côtés. Sur la première page d’un quotidien, je suis aux côtés d’un homme âgé. Un seul gros titre barre toute la une. Mort d’André Simon. En sous titre, le magnat de l’industrie pharmaceutique a succombé cette nuit à une crise cardiaque. Je déplie le journal et commence à lire l’article.

André Simon, 82 ans, a été victime d’un infarctus hier soir dans sa propriété du Beaujolais, où il vivait reclus depuis des années. Après la mort accidentelle de son fils et de sa belle-fille, en 1983, il avait vendu son empire pharmaceutique pour se consacrer à sa petite-fille Anne, alors âgée de quatre ans. Peintre de renom, Anne Simon hérite de la colossale fortune de son grand-père.

J’ai froid. J’ai terriblement froid. Je vais fermer la fenêtre du salon, et j’allume le chauffage. J’y vais sans hésiter. C’est chez moi, je connais le fonctionnement de la maison. Je me fais couler un bain et me plonge dans l’eau très chaude. 

Tout m’est revenu d’un seul coup en lisant le début de l’article sur mon grand-père. Tout.

Une longue solitude. Mon enfance n’a été qu’une longue solitude. Mon grand-père, sans aucun doute traumatisé par la mort de mes parents, écrasés par un conducteur ivre, refusait de me laisser sortir de la maison. La maison était certes un petit château, entouré d’un immense parc boisé. De quatre ans à seize ans, j’y suis restée enfermée. Pas d’école pour moi, mais des précepteurs. Des nounous anglaises pour s’occuper de moi. Un professeur de piano. Un professeur d’équitation quand j’ai eu un cheval pour mes dix ans. Que des adultes. Un monde d’adultes pour remplir mon enfance. Je n’ai jamais eu d’amis de mon âge. Alors, je m’en suis créés. Je les ai d’abord imaginés, puis je les ai dessinés. Pendant des heures, je m’enfermais dans ma chambre et je dessinais. Je dessinais des gens. Je dessinais des paysages. Je dessinais des villes. Je dessinais le monde qui m’était interdit. Quand ma chambre a été quasiment remplie de dessins, mon grand-père m’a installé un atelier dans une salle de l’orangerie au fond du parc. Et a fait venir un professeur de dessin. J’avais douze ans. Pierre Colbert vingt trois. 

J’ai fui avec lui le jour de mes seize ans.

Paris d’abord. Bien sûr Paris. Juste le temps de courir tous les musées avant que mon grand-père ne nous retrouve. Alors, Londres, Amsterdam, Berlin. Puis Rome, Florence. Et Madrid. Et Barcelone. En deux ans, j’avais parcouru plus de pays, j’avais vu plus de gens que pendant toute ma vie d’avant. On s’est mariés à Venise, Pierre et moi, peu après mes dix huit ans. Et on y est restés. C’est là que j’ai véritablement commencé à peindre, dans un minuscule atelier qui nous servait également d’appartement. Depuis notre fuite, on vivait des cours de français ou de dessins que l’on donnait. Peu d’argent, mais ça nous suffisait pour survivre. Je ne voulais surtout pas faire appel à mon grand-père. Même après ma majorité. Même après notre mariage.

C’est à Venise que j’ai fait ma première exposition. Le soir du vernissage, j’avais tout vendu. C’est à Venise que tout a commencé. C’est à Venise que tout s’est terminé. 

Je suis devenue connue du jour au lendemain. Mon travail a retenu l’attention de plusieurs galeries importantes, d’abord en Italie, puis partout en Europe, et bientôt à New York. Ma cote, partie de rien, est montée rapidement, jusqu’à devenir l’égale des plus grands. Ça ne changeait rien à ma vie, si ce n’est que l’afflux soudain d’argent m’a permis d’acheter un atelier plus vaste, surmonté d’un appartement qui dominait la ville.

Mon succès a eu un double effet. Mon grand-père m’a retrouvée, et Pierre a arrêté définitivement de peindre. Si ma technique était celle qu’il m’avait enseignée, le talent n’appartenait qu’à moi. C’est ce qu’il ne cessait de me répéter. Sa maîtrise était parfaite, mais il manquait de ce souffle qui faisait toute la différence, telle a été sa conclusion. Il s’est mis à passer ses journées dehors, pendant que je travaillais. Absorbée par mon travail, je remarquais à peine ses absences. Un soir, il n’est pas rentré. Ni le lendemain. 

C’est ce jour-là que j’ai été avertie de la mort brutale de mon grand-père.

Six mois plus tard j’ai acheté cet appartement à Paris. J’ai fait rapatrier toutes nos affaires de Venise, et vendu l’atelier italien. Pierre et moi, nous avons vécu très heureux ici. Je passais mes journées à peindre, pendant qu’il s’occupait de mes contrats avec les différentes galeries du monde qui voulaient m’exposer. Presque tous les soirs, nous étions invités à des fêtes, et l’été, pour des croisières sur les yachts de mes admirateurs. Deux fois le tour de la Méditerranée, et une fois la traversée de l’Atlantique pour une rétrospective de mon travail. Dix ans de gloire, déjà. Dix ans de bonheur parfait. Jusqu’à ce jour d’octobre dernier.

Dix heures du matin. Je dormais encore, après une réception qui avait duré tard dans la nuit. Les deux notes de musique de la sonnette retentissaient à travers l’appartement. Je suis allée ouvrir, encore toute ensommeillée. Et là, devant moi, Pierre. Pierre avec une barbe, et un enfant dans les bras. Je n’ai tout d’abord pas compris ce qu’il m’a dit. Il me cherchait depuis dix ans. Il voulait divorcer, pour pourvoir se marier avec la mère de son enfant. Je ne comprenais pas. Jamais il ne m’avait fait de mauvaises blagues. Et celle-ci n’était vraiment pas drôle. Il m’a regardée de plus en plus bizarrement au fur et à mesure que je lui parlais. Que je lui racontais notre vie. Nos sorties. Nos voyages. Il est parti sans un mot, l’air terrifié.

Toute la journée, je l’ai attendu en vain, en commençant le portrait de l’homme qui pleure.

Le soir, j’ai grimpé sur la rambarde du balcon et j’ai sauté.

Je ne saurai jamais ce qui m’a maintenue en vie, ce soir-là.

Mais aujourd’hui, j’ai terminé le portrait. Plus rien ne me maintient en vie.

3.

Un, deux, trois, soleil ! Il court, il court le furet. Pigeon vole ! Jacques a dit… Qu’est-ce qu’il a dit, Jacques ? Et c’est qui, Jacques ? Je n’en ai aucun souvenir. Aucun. J’ai  beau chercher, encore et encore, recommencer la litanie, je ne sais toujours pas qui est Jacques, et ce qu’il me veut. Un, deux, trois, soleil ! Il court, il court le furet. Pigeon vole ! Jacques a dit… Est-ce que Jacques possède un furet ? Ou peut-être un pigeon, qui sait ? En tout cas, moi, je ne le sais pas. Tout comme je ne sais pas où je suis. Je ne reconnais rien dans cette chambre. Ce n’est pas ma chambre. Pas mes objets. Ce lit, cette armoire, cette coiffeuse, ce ne sont pas les miens. Même mes vêtements, soigneusement pendus et rangés dans l’armoire. Un manteau gris tout triste, alors que j’adore les couleurs. Le rouge, surtout le rouge. Le rouge coquelicot. Comme le champ dans lequel j’allais jouer quand j’étais petite. Est-ce que Jacques venait jouer avec moi ? Je n’ai aucun mal à nommer les autres, tous les autres. Joséphine, Madeleine, Etienne, Gaspar, Antoine. Mais pas Jacques. Joséphine qui riait toujours. Madeleine qui avait peur de se salir. Etienne qui attrapait les papillons. Gaspar qui grimpait partout. Antoine qui chantait si bien. Mais de Jacques, point. Ni de furet. Ni de pigeon. Mais du soleil. Ça, du soleil, il y en avait tout le temps. Dans cette chambre, il n’y en a pas. Il fait noir. Il faut toujours allumer. Et il n’y a rien aux murs. Pas de tableaux. Rien. Et aucune photo nulle part. Il y a juste cette femme dans la coiffeuse, quand je m’assois devant le miroir. Cette femme en face de moi qui me regarde fixement. Une vieille, très vieille femme. L’air si doux. Les yeux si tristes. Si je lui parlais, peut-être que je pourrais devenir amie avec elle. Comme Joséphine. Ou Madeleine. Mais la vieille femme ne fait que me sourire avec une infinie tristesse. Est-ce qu’elle connaît Jacques ? Est-ce que c’est lui qui l’a enfermée ici, elle aussi ? 

C’est pas beau ici. C’est gris, c’est froid. Même par la fenêtre ce qu’on voit c’est gris et c’est froid. Pas d’arbres. Pas de fleurs. Juste du béton, et des grands immeubles lugubres et sales. Dans la maison de mon enfance, ma chambre était tout en haut, sous le toit. Et devant la fenêtre, il y avait les hautes branches d’un vieux cèdre. Quand le vent soufflait, les branches caressaient les vitres. Puis elles tapaient comme pour me prévenir de ne pas sortir. Alors, je m’habillais plus chaudement pour partir à l’école. J’allais chercher Joséphine et Madeleine. Etienne, Gaspar et Antoine nous rejoignaient au bout du chemin, et on faisait la course jusqu’à la cour de récréation. Est-ce que Jacques  était là ? Je ne me souviens pas de lui.

Ici, je ne connais personne. Je n’ai pas d’amis ici. Je vais partir. Je vais m’habiller, avec ces horribles vêtements pendus dans le placard, et je vais partir. Je ne sais pas ce que je fais là. Je vais rentrer à la maison. Je vais rentrer chez moi. Je vais retrouver Joséphine, Madeleine, Etienne, Gaspar et Antoine. Il faut que je leur demande s’ils connaissent Jacques. Peut-être qu’eux se souviendront de lui, et de ce qu’il a dit.

C’est qui cette femme qui entre dans ma chambre ? Elle n’a même pas frappé. Elle referme la porte, comme si elle était chez elle. C’est incroyable, tout de même. Elle est habillée tout en blanc, même ses chaussures et ses bas sont blancs. Elle a un bonnet bizarre sur la tête, blanc aussi. On dirait une nonne blanche. J’aime pas les nonnes. J’aime pas cette femme. Elle m’appelle Madame Paul. Elle commence à m’inquiéter, elle n’a pas l’air d’être tout à fait normale. Maintenant, elle veut que j’enlève mon manteau, que je me déshabille et que j’aille prendre une douche. Il n’en est pas question. Je fais ce que je veux. Je suis grande et je suis libre. Elle n’est pas ma mère après tout, de quoi elle se mêle. Ah ! comme je refuse, elle finit par s’en aller. Mon sac. Où est mon sac. Il faut que je prenne mon sac avant de partir. Tiens, la voilà qui revient, la nonne blanche. Et elle n’est pas toute seule maintenant. Il y a deux autres nonnes blanches avec elle. Mais… Mais qu’est-ce qu’elle font ? Non, je ne veux pas. Je ne veux pas me déshabiller. Je ne veux pas me laver. J’aime pas l’eau. J’aime pas ces nonnes. J’aime pas cette chambre. Je veux rentrer chez moi. Chez moi. Madeleine et Joséphine m’attendent. Et peut-être Jacques aussi. Et puis à la maison, c’est maman qui me lave. Quand elle me lave les cheveux, elle me met un gant de toilette sur les yeux pour que le shampoing ne me pique pas. La nonne qui m’oblige à prendre une douche, elle ne fait pas ça. J’ai les yeux qui piquent maintenant, et ça fait mal. Pourquoi je ne suis pas à la maison ? Est-ce que c’est maman qui m’a mise dans cette pension, avec ces nonnes ? Qu’est-ce que j’ai fait pour être punie comme ça ? J’ai mal aux yeux, j’ai mal au cœur, j’ai froid, je me sens seule, si seule. J’ai envie de pleurer, mais je ne veux pas pleurer devant les nonnes. Je vais plutôt chanter, ça va les énerver. Un deux trois soleil ! Il court il court le furet !

Les nonnes blanches sont parties, enfin, mais elles m’ont enfermée. A clef. La porte est bloquée, je ne peux plus sortir. Et la fenêtre a des barreaux, je ne peux pas passer par là. Elles m’ont dit de regarder la télévision. Je ne sais pas ce que c’est. Peut-être la boîte noire sur la table dans le coin. Il y en a une qui a appuyé sur un bouton, et depuis il y a plein de gens qui bougent, qui parlent et qui rient dans la boîte. Je ne comprends pas ce qu’ils font. Je ne les connais pas. Ils ne m’intéressent pas. Si seulement c’était Madeleine ou Joséphine qui me parlaient dans la boîte. Ou maman. Maman me dirait pourquoi elle m’a envoyée dans cette pension. Je vais lui promettre d’être sage. Je ferai tout ce qu’elle voudra, et je rentrerai à la maison avec elle. Je ne veux pas rester ici. J’aime pas ici. C’est pas beau et ça sent pas bon. Dans mon jardin à la maison il y a un lilas. Ça, ça sent bon. C’est la cachette préférée de Grisette, ma chatte. Quand elle a des petits, elle les cache sous le lilas, comme ça, maman s’en aperçoit trop tard. Elle peut plus les noyer. Elle les donne, et ceux qui restent, elle les nourrit. Ils sont à moitié sauvages, ils ne reconnaissent même pas Grisette. Elle s’en fiche bien, Grisette, parce qu’elle a très vite d’autres chatons. Mais maintenant, maman a repéré sa cachette, et elle surveille le lilas quand Grisette devient tellement grosse et que son ventre traîne par terre. Il faudra que je l’aide à trouver une autre cachette. Dans les rhododendrons peut-être. Ou derrière les géraniums. Quand j’arroserai le jardin, je chercherai la meilleure cachette pour elle. Mais d’abord, il faut que je sorte d’ici. Ça sent de plus en plus mauvais ici.

Encore une nonne blanche qui entre, et toujours sans frapper. Elle a un plateau repas à la main. Bonjour Madame Paul. Qu’est-ce qu’elles ont toutes à m’appeler Madame Paul. Je ne m’appelle pas Madame Paul. Je m’appelle… Je m’appelle… Je m’appelle… Peu importe, en tout cas je ne m’appelle pas Madame Paul.  Madame Jacques, peut-être. Mais pas Madame Paul. Sûrement pas Madame Paul. Elle me dit que je vais avoir de la visite cette après-midi. Maman. C’est certainement maman qui vient me chercher. Elle, elle va me faire sortir d’ici. La nonne s’en va et me souhaite bon appétit. Elle a posé le plateau sur la table. Ça a l’air dégoûtant ce qu’il y a dessus. Et l’odeur est insupportable. On n’arrive même pas à deviner ce que c’est. Des couleurs jaunâtres et brunâtres. Du jus figé autour. Beurk. Si elle croit, la nonne, que je vais avaler ça, elle se trompe. Un grand coup dans le plateau et hop, tout par terre. Ça ne fera pas partir l’odeur, mais au moins je ne verrai plus cette nourriture ignoble. Tout juste bon à nourrir les cochons, et encore. Les cochons dans la ferme de Joséphine, on leur donne les restes des repas de la famille. C’est plein de goûts et de couleurs. Les cochons, ils adorent ça, et je les comprends. J’aime bien le tout petit cochon noir. C’est le seul comme ça dans la ferme. Alors des fois, je lui donne une partie de mon goûter. Il apprécie le chocolat. Maintenant, quand il me voit, il arrive aussi vite qu’il peut et il me suit partout. Dès que je serai rentrée à la maison, j’irai le voir, et je lui apporterai du chocolat. Et des biscuits. Madeleine, elle, elle ne veut jamais s’approcher des cochons à la ferme. Ni d’aucun autre animal. Elle dit qu’ils lui font peur, mais je suis sûre que c’est parce qu’elle ne veut pas se salir. Dès qu’elle a une tache, elle pleure, et elle court chez elle pour se changer. Gaspar, Etienne et Antoine, eux, ils sont tout heureux quand ils viennent chez Joséphine. Ils jouent à Tarzan. Ils disent que les cochons, les poulets, les canards et tout ça, ce sont des tigres, des lions et des éléphants qu’ils doivent combattre. De temps en temps, Joséphine et moi, on joue avec eux. On est des prisonnières des tribus sauvages, et les garçons doivent nous délivrer en chassant les bêtes dangereuses qui nous entourent. C’est comme ça que Gaspar s’est cassé le bras. Il a grimpé dans un arbre pour mieux attaquer les animaux, et il est tombé. Après, on a tous écrit nos noms sur son plâtre. Est-ce que Jacques a signé lui aussi ? 

Quelle heure est-il ? Ça fait un moment que la nonne blanche est revenue pour prendre le plateau. Elle était furieuse quand elle l’a vu par terre. Bien fait pour elle, pour elle et pour les autres. Elles n’ont qu’à me préparer de bons plats. Là peut-être que je mangerais. De toute façon, j’ai pas faim. J’attends juste maman qui doit venir me chercher. J’ai mis l’horrible manteau gris, j’ai mon sac, et j’attends. Je suis prête. Pourquoi elle est en retard ? J’espère que les nonnes n’essaient pas de l’empêcher de venir pour me punir, parce que j’ai renversé exprès le plateau. Ah, j’entends la clef dans la porte. Enfin.

C’est qui cette femme avec des cheveux blancs ? Je ne la connais pas, et elle m’embrasse. Elle a l’air d’être gentille, et elle au moins elle sourit, c’est pas comme les nonnes. Elle me parle, je ne comprends rien à ce qu’elle dit. La voilà qui me prend la main et qui m’appelle maman. J’enlève ma main et je lui demande où elle est, ma mère. Elle baisse les yeux, elle soupire mais elle ne me répond pas. J’insiste. Je lui dis que je veux rentrer chez moi et que j’attends maman qui doit venir me chercher. C’est ici chez toi, maman. Voilà ce qu’elle me dit, cette imbécile. Et puis elle commence à me raconter la vie de ses enfants. Elle sort des photos de son sac, et elle me les tend. Je ne connais pas ces gens, ça m’énerve, et je jette les photos par terre. Je veux sortir. Je veux rentrer chez moi. Je veux retrouver Madeleine et Joséphine. Et Gaspar, Etienne et Antoine. Et Jacques ? Est-ce qu’elle sait qui c’est, Jacques ? Elle me fixe sans plus sourire du tout. Elle a l’air très triste maintenant. Elle me fait de la peine. Alors je lui dis qu’elle est jolie quand elle sourit. C’est vrai qu’elle est jolie, presque aussi jolie que Madeleine. Ça n’a pas l’air de lui faire plaisir, parce qu’elle se met à pleurer. Je lui tends mon mouchoir, elle s’essuie et elle me caresse la main. Je serre sa main fort dans la mienne, et je lui dis que je sais pourquoi elle est triste. C’est cette pension. Cette chambre. C’est sinistre et ça sent mauvais. Je lui raconte le lilas dans mon jardin, Grisette et les chatons. Ah ! ça y est, elle sourit à nouveau. Comme maman n’arrive pas, je lui propose de m’emmener. Il faut qu’elle m’emmène chez moi. C’est loin, et toute seule je suis perdue. Demain. Elle me promet de venir demain. Est-ce que c’est loin demain ? Avant de partir, elle m’offre une boîte de chocolats. Comment elle a deviné que ce sont mes préférés, ceux fourrés à la pistache ? Vraiment cette femme est gentille, je l’aime bien, elle. Elle est pas comme les nonnes blanches. Demain, quand elle m’aura aidée à rentrer chez moi, je lui dirai de revenir me voir. Je la présenterai à maman, et puis à Madeleine et aux autres. Si elle veut bien amener ses enfants, ou ses petits enfants, je n’ai pas bien compris de qui elle parlait, enfin, les gens sur les photos, on pourra jouer ensemble. A la marelle. Au ballon prisonnier. Ou aux osselets. J’aime bien les osselets. Je suis très forte, et je gagne toujours. Mes osselets, c’est maman qui me les a donnés. Chaque fois qu’elle prépare un gigot, elle garde un osselet, elle le lave, elle le fait sécher, et moi après, je peux le peindre. Ou alors, on jouera à Un, Deux, Trois, Soleil ! Il court il court, le furet ! Pigeon vole ! Jacques a dit…. Mais qui c’est Jacques ? Je ne m’en souviens plus.

4.

Lorsque mon chauffeur vient m’ouvrir la portière de la limousine et que je me retrouve devant la tour qui abrite les bureaux de ma compagnie, je frissonne imperceptiblement devant mon premier plaisir du matin. Je pénètre dans le vaste hall marbré, et après un signe de tête rapide aux gardiens, je suis enfin devant l’ascenseur. Mon ascenseur. Mon ascenseur privé. Je sors la clef de l’étui d’argent que j’ai fait confectionner spécialement, et j’ouvre l’ascenseur. Mon ascenseur. Un seul bouton à l’intérieur, pour me conduire directement et dans un silence parfait au dix huitième et dernier étage, d’où je domine toute la ville. Depuis près de vingt cinq ans, je pénètre dans la cabine entièrement tapissée de cuir fauve, à l’exception du grand miroir sur la paroi du fond. L’homme qui me fait face est extrêmement élégant, la soixantaine racée, les cheveux gris taillés avec soin, le visage agréable dont le sérieux est accentué par les lunettes à fines montures noires. Pourtant, ma vision est excellente. Mais les lunettes ont depuis toujours fait partie de ma stratégie. Tout comme l’ascenseur personnel. Je suis le seul à en posséder la clef. Il n’y a que le chef de l’équipe de maintenance à en avoir un double. J’étais très réticent pour ce double, mais ce sont les assurances qui l’ont imposé.

Vingt cinq ans plus tôt, j’étais encore obligé de partager l’ascenseur avec les différents dirigeants des filiales. De temps à autre, le président du holding montait avec nous et en profitait pour échanger quelques amabilités avec les uns ou les autres. Habituellement, il arrivait une demi-heure avant tout le monde. Depuis cinq ans, j’étais président de la société d’investissements, la filiale la plus puissante du groupe. Pour tenter de camoufler quelque peu mon jeune âge qui ne manquait pas de surprendre, j’avais adopté une tenue sombre et très stricte, ainsi que le port de lunettes. Mon manque de pilosité m’avait fait abandonner l’idée d’une moustache. Entendre chaque matin les mêmes blagues ineptes ou les commentaires creux sur l’économie mondiale me rendait ces secondes d’ascenseur insupportables. C’est ainsi que j’ai eu l’idée de l’ascenseur personnel, que j’inaugurerai le jour où je prendrai la présidence du groupe. Il m’a fallu attendre dix longues années.

Mais ces dix années, même si elles m’ont paru interminables, je les ai mises à profit pour atteindre mon but plus sûrement. Lorsque j’avais été nommé directeur général de la société d’investissements, quelques articles étaient parus dans la presse spécialisée, dressant un portrait de moi certes flatteur, mais qui me laissait insatisfait. Mon accession à un poste de cette importance, alors que je venais à peine de dépasser les trente ans n’avait manqué de surprendre dans les milieux d’affaires internationaux. J’ai même eu droit à un encadré dans des revues financières d’Outre Manche et d’Outre Atlantique. Les journalistes mettaient essentiellement l’accent sur mon parcours pour le moins atypique. Fils d’un ouvrier métallurgiste et d’une technicienne de surface, puisque c’est ainsi que désormais on appelait les femmes de ménage, j’avais réussi non seulement à intégrer l’Ecole Polytechnique, mais j’en étais sorti major de ma promotion. Ensuite, il y avait ce trou de trois ans dans mon curriculum vitae. Certains affirmaient que j’avais été recruté par le gouvernement pour une mission d’espionnage industriel. D’autres que j’avais été blessé lors d’une escalade en montagne et que ma rééducation avait été longue et douloureuse. Diverses variantes de ces deux pistes ont commencé à circuler, enflées par mon silence souriant devant l’une ou l’autre des hypothèses. La vérité était que j’avais passé tour à tour une année aux Etats Unis, en Allemagne et au Japon, à faire différents petits boulots pour subvenir à mes besoins tout en apprenant les langues. Bien évidemment, je laissais la légende s’installer, la relançant quand elle s’essoufflait par un mot malencontreusement échappé au cours d’une réception ou d’un dîner. Les interrogations à mon sujet portaient également sur mes relations, ou bien plutôt mon manque de relations pour accéder à un tel poste si rapidement. Je n’étais pas un homme de réseaux, ni de clubs, ni d’aucune formation politique. On avait beau chercher mes appuis occultes, on ne les trouvait pas. J’étais un solitaire, sorti de nulle part pour atteindre le début du sommet d’un seul bond. Là encore, je laissais chercher, sachant pertinemment qu’il n’y avait rien à trouver. J’étais entré dans ce groupe par effraction, et j’avais obtenu ce poste par un coup de poker. Mais j’avais réduit au silence la seule personne qui pouvait en apporter la preuve. 

Une fois terminées mes trois années de stages linguistiques auto imposées, j’étais rentré en France avec juste de quoi vivre pendant quelques semaines. Je ne pouvais espérer entamer une carrière qu’au bas de l’échelle, ce que je refusais. Me faisant passer pour un fonctionnaire du ministère du travail, j’ai appelé le service des ressources humaines des quelques entreprises qui m’intéressaient. Là, sous couvert d’une enquête sur l’assiduité au travail des cadres de direction, j’ai vite appris qu’un adjoint de direction venait de prendre six mois de congé maladie dans un des groupes que je visais. Il semblait très difficile à remplacer. Dès le lendemain, je me présentais, menue d’une vraie fausse lettre de références d’un chasseur de têtes, et j’obtenais le remplacement. J’avais tout juste six mois devant moi pour m’imposer.

Le première occasion fut la bonne. J’assistais à une réunion avec des industriels japonais dont l’enjeu était indubitablement capital pour la société. Le directeur général, dont j’étais l’adjoint, menait les débats en anglais. Les discussions étaient serrées, mais notre cause semblait en bonne voie quand au cours d’une interruption j’ai surpris une conversation de nos interlocuteurs. En japonais. J’ai immédiatement prévenu le directeur de ce qu’il se tramait dans notre dos, et les négociations ont ensuite tourné à notre entier avantage. Dès lors, j’étais devenu indispensable au groupe. Bien évidemment, j’ai gardé le poste les six mois écoulés, et celui que je remplaçais a été mis dans un placard à son retour. Mais être le second n’était pas chose acceptable pour moi pendant longtemps. Je voulais la place du directeur général. En fouillant où il fallait, j’ai vite mis à jour de menus, quoique substantiels, détournements de fonds sur l’argent occulte qui circulait pour l’obtention de certains marchés. J’ai patiemment remonté la filière des différentes sociétés écran par lesquelles l’argent transitait, pour arriver au bout de deux mois à un compte aux Iles Vierges. Il m’a fallu encore cinq semaines avant de pouvoir fournir la preuve formelle au président du groupe que le compte appartenait à mon directeur général. Il a été renvoyé sur le champ, l’argent a été reversé à la compagnie, et je suis devenu le nouveau directeur général, nommé expressément par le président. Trois mois plus tard, j’assistais aux obsèques de mon ancien patron, qui s’était suicidé en laissant une femme et trois adolescents.

Dès lors, je savais que la route était ouverte devant moi, même si je n’arrivais pas encore à en apercevoir la fin. Mais je savais ce qu’il fallait faire pour l’atteindre.

J’ai tout d’abord sélectionné deux sports. Deux sports qui pouvaient me permettre de rencontrer les personnes essentielles pour moi. Le golf, et le squash. Le golf, pour le milieu financier international, le milieu bancaire, et le milieu des affaires bien établi. Je me suis inscrit dans le club le plus fermé du pays, et chaque fois que je voyageais, je ne manquais pas d’aller faire un parcours avec mes interlocuteurs ou leurs conseillers. J’ai ainsi foulé des kilomètres d’herbe verte tout autour de la planète. Et si je n’ai pas remporté toutes les parties, laissant le plus souvent gagner mes hôtes, j’ai par contre rapporté beaucoup d’argent à mon groupe. 

Le squash m’a permis d’approcher une population d’hommes d’affaires plus jeunes et plus dynamiques. C’est ainsi qu’entre deux suées j’ai appris la naissance de quelques start-up confidentielles dans lesquelles j’ai massivement investi. Malgré la réticence du président du groupe, j’ai renouvelé ces investissements, à perte au début, mais qui ont à la longue généré des profits colossaux. J’ai orienté ma société vers l’informatique software, les jeux vidéo et la télécommunication, et au bout de cinq ans la filiale que je dirigeais était détentrice majoritaire de plusieurs petites sociétés internationales fort bien cotées sur le second marché. J’ai ensuite opéré quelques fusions et acquisitions qui ont propulsé le groupe au deuxième rang mondial dans ce secteur. Je suis bien évidemment devenu la coqueluche du président. Une coqueluche couverte d’or.

Le cercle des journalistes qui s’intéressaient à mon parcours s’est alors élargi. La presse généraliste a commencé à écrire quelques papiers sans relief sur moi, reprenant presque mot pour mot ce qui était paru dans les pages spécialisées. Puis les demandes d’interviews sont arrivées. La première que j’ai acceptée me terrorisait. Elle émanait d’un quotidien de province. De la ville où j’avais grandi, et où mes parents habitaient toujours. Bien évidemment, depuis ma brusque ascension sociale, je les avais sortis de la cité dans laquelle ils vivaient, et je leur avais acheté une jolie propriété dans un village voisin. Je pouvais le faire, je l’avais fait, mais c’est tout ce que j’étais capable de leur donner. Dès mes dix-huit ans, j’avais fui la violence de mon père et la passivité de ma mère. Depuis, je ne les voyais au mieux qu’une fois par an, si j’y étais obligé. Mais c’était mon histoire. Mon histoire privée. Je voulais rester maître de ma légende, et je ne tenais pas à ce que des journalistes racontent ce que bon leur semblait. Je n’avais aucunement honte de mon milieu d’origine, mais je voulais pouvoir m’en servir à bon escient. J’avais compris depuis longtemps déjà qu’il me fallait à tout prix rester créateur de mon image pour atteindre le but que je m’étais fixé. Le pouvoir et l’argent. Dans cet ordre, l’un découlant de l’autre.

Ce premier face à face avec un journaliste a dressé un portrait extrêmement flatteur de moi. Courage, volonté, abnégation. Visionnaire, curieux, travailleur acharné. Tels sont les notions et les qualificatifs qui sont ressortis. Avec, toujours, ces phrases ambiguës sur le mystère de ces trois années qui restait entier. J’avais balayé la question d’un simple “je ne peux pas en parler” qui laissait supposer soit une grande douleur personnelle, soit une mission occulte. C’est très certainement cet aspect de mon personnage qui a commencé à m’attirer l’attention des magazines people. Je suis devenu très rapidement le célibataire  le plus coté auprès de leurs lectrices. J’étais jeune, riche, puissant, plutôt bel homme, et toujours libre. J’ai alors sélectionné très soigneusement mes sorties en ville, ainsi que mes accompagnatrices. Je me montrais très volontiers aux premières de ballets, opéras et théâtre, ainsi qu’aux vernissages des grandes expositions. Toujours flanqué d’un top model ou d’une actrice, de préférence étrangère. Jamais deux fois la même. Sitôt la soirée terminée, nous nous séparions, satisfaits de notre apport mutuel pour nos carrières respectives. Je rentrais seul chez moi. Chez moi, c’était un vaste manoir à une trentaine de kilomètres de la ville, entouré d’un parc et protégé par de hauts murs. Une gouvernante, une cuisinière, deux femmes de chambre et un jardinier étaient les seules personnes autorisées à parcourir les douze pièces de la bâtisse. Je n’avais ni femme, ni enfant, ni animal domestique. Rien ni personne pour entraver mon chemin. Une fois par an, je donnais une réception à laquelle j’invitais tout ce qui comptait dans le monde des arts, de la culture et de la finance internationale. La date fixe signifiait bien évidemment la célébration d’un anniversaire. Comme ce n’était pas celui du jour de ma naissance, les paris allaient bon train pour tenter de deviner ce que je fêtais aussi fastueusement. La plupart des gens situait l’événement pendant ces fameuses trois années. Je laissais dire, je souriais, je hochais la tête et j’offrais le meilleur des champagnes. En réalité, ce que je célébrais ainsi était le jour que je m’étais fixé pour prendre la présidence du groupe. Quant à l’année, c’était au plus tard celle de mes quarante ans.

Mes investissements continuaient à rapporter énormément d’argent au holding. Désormais, grâce à mon pari sur l’éclatement des jeux video et d’internet, le groupe était passé numéro un mondial dans ce domaine. Je commençais à m’ennuyer et je décidai de frapper un grand coup.

L’humanitaire. Je tenais l’idée. Jusqu’à présent, le groupe avait financé principalement des événements sportifs. J’avais déjà réussi à orienter la sponsorisation vers la culture, en aidant deux festivals prestigieux de musique classique, mais notre nom était noyé dans la masse des financiers privés et institutionnels. Ce que je désirais maintenant, c’était un investissement plus difficile, à plus long terme, et surtout plus personnel. Quelque chose où je pourrais vraiment imprimer mon nom. Quelque chose qui non seulement serait bénéfique pour l’image de la compagnie, mais surtout qui me mettrait personnellement en valeur. Quoi de mieux que l’humanitaire. Les connotations de désintéressement, de dévouement et d’empathie qui s’y attachaient me convenaient parfaitement pour grandir mon image. L’Afrique s’est sans surprise imposée comme terrain de jeu. J’ai sélectionné trois pays dans un premier temps. Trois pays pauvres, bien entendu, et surtout trois pays où nous n’avions aucun marché. J’ai fait bâtir des écoles, payé des professeurs pour y enseigner, et fourni autant d’ordinateurs et de logiciels que nécessaire. Pendant deux ans, dans la plus totale discrétion. J’avais chaque mois un rapport détaillé de l’avance que prenaient les élèves grâce au matériel fourni et à l’enseignement spécifique qui leur était dispensé, sur ma demande. Quand les résultats se sont avérés encore meilleurs que ce que j’espérais, j’ai fait une tournée de chaque école avec un groupe de journalistes que j’avais personnellement choisis. Les retombées médiatiques ont été telles que le premier ministre m’a convoqué. Il voulait que je fasse une étude sur les zones urbaines difficiles pour établir si le système éducatif mis en place en Afrique pouvait s’avérer viable dans notre pays. J’ai poliment mais fermement refusé, ne voulant à aucun prix être politiquement récupéré. Mais je lui ai suggéré deux ou trois noms de spécialistes parmi mon équipe, et celui qui a été désigné a remis un rapport au nom de la fondation que j’avais créée.

Le seul à se montrer réprobateur a été le président du holding. Il m’a reproché de ne pas lui avoir parlé de ce projet en amont, et d’avoir dépensé des sommes considérables dans des pays où nous n’avions rien à gagner. Pourtant, au conseil d’administration suivant, j’ai été ovationné. Après la série d’articles et de reportages télévisés, unanimement élogieux, qui tous mettaient l’accent précisément sur le désintéressement total de la compagnie, nos actions étaient montées en flèche.

Désormais, pour atteindre mon but, il ne me manquait plus qu’à faire chuter le président. Il fallait que je le fasse vite, tant que j’avais le vent pour moi. Et le vent, c’est moi qui le faisais souffler, dans la direction que j’avais choisie.

De part mes nombreux contacts internationaux, j’avais appris qu’une opération industrielle d’envergure se préparait au niveau mondial. Tout le monde me poussait à en faire partie. J’ai minutieusement étudié le projet, qui semblait très alléchant, promettant des retombées financières monumentales. Mais en analysant les garanties, et les dangers liés à la situation géopolitique, j’en ai déduit que les risques étaient démesurés par rapport à un hypothétique rendement. Il ne fallait à aucun prix s’engager dans un tel projet. 

Incidemment, lors d’une rencontre fortuite avec le président et deux directeurs généraux de nos filiales, j’ai lâché quelques informations sur cette opération, tout en émettant immédiatement des doutes quant à sa viabilité. Au cours du conseil d’administration suivant, le président a annoncé qu’il avait fait investir des sommes énormes dans ce projet, en le présentant comme s’il émanait de lui, et en assurant qu’il s’agissait de l’opération du siècle. Bien entendu, ma société n’y avait aucune part, et je me permis juste une ou deux réserves balayées d’un revers sec de la main du président. J’envoyais tout de même à chaque membre du conseil un mémo détaillé formulant mon désaccord.

Six mois plus tard, non seulement les fonds investis avaient disparu, mais les intérêts avaient également englouti un montant d’avoirs impressionnant. Le holding a vu ses actions s’effondrer immédiatement.

Le président a offert sa démission, qui a été acceptée, et j’ai été nommé à sa place à l’unanimité des membres du conseil d’administration.

J’avais trente neuf ans, et ma prise de fonction est tombée à la date exacte que je m’étais fixée des années auparavant, et que je fêtais somptueusement chaque année dans mon parc.

Le jour de mes soixante cinq ans, à la surprise générale, je me suis retiré de la présidence. Pendant plus de vingt cinq ans, en diversifiant les activités du groupe, j’avais fait gagner des sommes inimaginables auparavant au holding et à ses actionnaires. Partout dans le monde, j’étais cité en exemple. A plusieurs reprises, j’ai été nommé manager de l’année. J’aurais pu continuer ainsi pendant longtemps encore. Mon départ, cependant, n’était pas dû à une lassitude ou à un coup de tête.

Un jour que je visitais une école financée par ma fondation pour de jeunes orphelins sélectionnés par le ministère de la famille, j’ai eu droit à plusieurs manifestations de bienvenue de la part des enfants. Leur professeur leur avait fait exécuter des travaux sur ordinateurs, tous intéressants et prometteurs pour les capacités intellectuelles et créatrices des élèves, et écrire quelques textes assez surprenants. La réunion s’est achevée par une chorale. Et là… Et là tout à coup, j’ai cessé de respirer. Saisi d’un malaise, j’ai dû m’appuyer quelques instants contre un mur de la salle, sous le regard inquiet de mes collaborateurs. Il semblerait que j’étais d’une pâleur effrayante, ce qui ne m’a pas étonné, ayant éprouvé le sentiment douloureux de ne plus avoir une seule goutte de sang dans le corps. La comptine que les enfants interprétaient, naïve, fraîche et pure comme l’innocence même des exécutants, cette comptine, je la connaissais par cœur. Mais jamais plus, depuis mes huit ans, je ne l’avais entendue. Ni fredonnée. Comme jamais plus je n’avais pensé à Catherine, qui la chantait en serrant très fort ma main dans la sienne. Cette main qui devait pour toujours la chérir et la protéger. C’était le serment absolu que je lui avais fait pour nos six ans. Le serment solennel que j’avais bafoué tout au long de ma vie. Le serment enfoui qui surgissait là, soudain, avec une violence inouïe, dans cette salle de classe de banlieue.

J’ai écouté ces enfants qui avaient l’âge des petits enfants que je n’avais jamais eus. 

Ces enfants qui m’offraient le plus terrible des cadeaux. 

Je vis depuis des années enfermé dans mon manoir. 

Je suis toujours montré en exemple, admiré de tous, respecté de tous.

Je suis seul, avec une comptine qui tourne sans cesse dans ma tête.

5.

Il y a toujours une guerre quelque part.

La première que j’ai vécue a duré des années. Le champ de bataille était la maison. Tous les soirs, mon père rentrait soûl du bistrot où il s’arrêtait après son travail. Alors, il passait sa frustration à grands coups de poings d’abord sur ma mère, puis sur mes frères et moi. Il a commencé à me battre quand j’avais quatre ans. Une gifle qui m’a à demi assommé et envoyé cogner contre la table. J’ai eu la joue enflée pendant plusieurs jours. Je m’en souviens encore, et il m’arrive de temps à autre de voir ma joue enflée quand je croise mon visage dans un miroir. Ça a duré comme ça jusqu’à mes seize ans. Jusqu’à ce soir de juin où je l’ai laissé pour mort. Non seulement j’ai esquivé ses poings, mais je l’ai à mon tour frappé avec toute la rage emmagasinée au long de ces années. Coups de poings, coups de pieds. Le nez, la bouche, le ventre, les côtes. J’ai frappé, frappé, et frappé encore. Quand ma mère a réussi à m’éloigner de lui, mon père gisait inanimé dans une mare de sang. 

J’ai jeté quelques affaires dans un sac et je suis parti.

Ma deuxième guerre a eu lieu sur les trottoirs de la ville. Arrivé par le train dans la capitale le soir même de ma fuite, je n’avais que quelques sous en poche. Aucune connaissance. Aucune porte où aller sonner. Aucun refuge possible. La première nuit, j’ai dormi sur un banc dans la gare, mon sac serré contre moi. Dès le lendemain, j’ai commencé à traîner dans les rues alentours. Au bout de quelques semaines, je m’étais fait admettre dans une bande de petits voyous. Aussi paumés que moi, mais plus affranchis. Ce sont eux qui m’ont initié au vol à la tire. La gare était notre lieu de travail. Les jours de grands départs, on mangeait comme des princes. Malheureusement, on n’était pas les seuls à pratiquer ce sport. D’autres bandes rivales essayaient régulièrement de prendre d’assaut nos quais. La défense du territoire se réglait la nuit à coup de barres de fer derrière la station d’aiguillage. J’ai eu deux fois le nez cassé et plusieurs côtes fêlées, mais malgré ça j’adorais ces batailles rangées. Toute ma colère ressurgissait, et chaque blessure que j’infligeais était comme un poids en moins pour moi. Ensuite, pendant quelques heures, je me sentais étrangement apaisé.

Au bout de quelques mois, je me suis lassé de ces minuscules larcins et de ces bagarres de rue. Je cherchais quelque chose de plus fort. Ça s’est passé très facilement. J’avais pris mes quartiers dans un café au fond d’une impasse proche de la gare, et j’y traînais une grande partie de la journée. Une bière pour accompagner mon sandwich, et je lisais en attendant l’heure de pointe pour retourner sur les quais. Dans le coin le plus isolé de la salle, il y avait une table d’habitués. Quatre hommes d’une dizaine d’années plus âgés que moi. Le lendemain d’une bataille particulièrement violente avec une bande, ils ont tous éclaté de rire quand je suis entré. Mon visage ne ressemblait plus à rien. Après quelques blagues sur ma virilité, ils m’ont invité à les rejoindre. Ils m’ont fait parler, raconter mes blessures. Une semaine plus tard, je faisais mon premier casse avec eux. Une bijouterie. Des bijouteries, on est très vite passé aux banques. Des petites succursales de banlieue. Bien évidemment, nos attaques étaient à mains armées. C’était pour moi une première. Tenir une arme dans ma main a déclanché quelque chose d’étonnant au fond de moi. Je me suis senti puissant. Je me suis senti vivant. Vivant comme jamais auparavant. J’ai immédiatement su que j’étais fait pour ça. Les armes. Me battre avec des armes. Mon envie de tuer m’est tombée dessus sans que je m’y attende. Je me suis retrouvé, pendant un braquage, face à un vigile qui ressemblait trait pour trait à mon père. Quand il m’a regardé, j’ai pointé mon pistolet sur lui. Au moment où j’ai tiré, un homme de la bande a fait dévier mon bras. La balle est allée crever le faux plafond dans un bruit d’enfer.

Les autres ont décidé de se séparer de moi. Je devenais incontrôlable, et je risquais de les faire prendre. Ils m’ont fourni des faux papiers, avec un faux nom et une fausse date de naissance qui me vieillissait de trois ans. C’est sous cette nouvelle identité que je me suis engagé dans la Légion. 

Là, les vraies guerres ont commencé.

L’Irak d’abord. La première guerre du golfe. La fureur du bruit des avions. Du bruit des bombes. Du bruit des roquettes. Du bruit des fusils mitrailleurs. La fureur des vents de sable. La peur qui galvanise. Le premier mort. Le type a côté de moi, le bras gauche arraché et la tête trouée. La peur qui donne envie de hurler, pour mieux se sentir vivre. J’étais loin des bagarres de rues. Loin des casses de banques. J’étais dans la mort. J’étais dans la vie. Ces montées constantes d’adrénaline, jamais je n’avais connu ça. Nulle part. Dans aucune autre circonstance. J’ai compris que c’était ce que j’avais toujours recherché. J’avais enfin trouvé ma place. Au milieu du feu. Au milieu des bombardements. Au milieu des morts. C’est là que je devais me tenir. Droit. Debout. Essentiellement vivant.

Il y a toujours une guerre quelque part. 

Après un bref passage en Somalie, ça a été Sarajevo. La peur, la peur salutaire, celle qui vous protège, était là, compagne fidèle. Mais avec elle est arrivée l’indifférence. Ce ne sont plus des morts que j’ai vus. Ce ne sont plus des femmes et des enfants étendus sur le sol. Ce ne sont plus mes copains fracassés. Des corps. Juste des corps désarticulés qu’il fallait enjamber à toute allure pour échapper aux snipers. Et quand je tirais, je tirais sur des cibles, pas sur des hommes. L’autre, en face, n’avait pas de femme. Pas d’enfants. Pas de famille. Pas d’idéal. Il voulait me tuer. Je devais le tuer avant. Mécanique, simple et efficace. D’une guerre à l’autre, la seule chose qui changeait, c’était le climat. Tempêtes de neige après tempêtes de sable. Extrême chaleur ou froid engourdissant. Sinon, pourquoi on était là. Pourquoi il fallait se battre plutôt contre ceux-ci que contre ceux-là, je m’en fichais éperdument. Ce qui me faisait avancer, c’était l’odeur de la vie que je reniflais au cœur même du combat. L’intensité qui palpitait dans ma poitrine. Ce hurlement de rage triomphante quand j’échappais à une attaque. Ce sentiment indicible d’invincibilité fragile. Si fragile.

Trois guerres. Aucune blessure. Je me sentais fort. De plus en plus fort. Indestructible, physiquement et moralement.

Et on est arrivés au Rwanda.

Je croyais avoir tout vu. Je croyais être blasé. Blindé. Je pensais tout connaître sur les horreurs de la guerre, pour reprendre un des termes préférés des journalistes. Je pensais tout savoir des dommages collatéraux, nouvelle expression très policée pour dire ces mêmes horreurs. Mais ça… Ça…  C’était au-delà de l’imaginable. Au-delà du dicible. Au-delà du pire. Des tas. Des tas partout. Des tas de membres coupés. De têtes décapitées. De pieds arrachés. Des tas de morceaux de corps. Plus une once d’humanité là-dedans. Plus rien. Rien qu’une bestialité ultime. De ces tas montait une terreur encore palpable. Aucun lien avec cette peur qui jusque là m’avait maintenu en vie. Juste une terreur brute. Pure. Violente. Et une totale incompréhension devant ce fait insensé, des hommes massacrant d’autres hommes à la machette. S’acharnant sur leurs victimes. Femmes. Enfants. Hommes. Vieillards. Peu importait. Comme enivrés par l’odeur du sang qui noircissait la terre.

Le dixième village. Le centième tas de corps découpés. Le silence glaçant de la mort. Le silence épais de l’effroi. Et tout à coup, sortant de nulle part, un vagissement. Un chiot épargné sans doute. Un chiot apeuré et affamé. Je me suis approché des buissons. Le vagissement devenait plus aigu. J’ai écarté les branches et je l’ai découvert là, couché à même le sol. Un bébé. Un petit garçon, tout nu. Qui hurlait. De faim. De soif. Je l’ai pris dans mes bras et je suis parti avec lui. Il tremblait contre ma poitrine. Je lui parlais. Je lui parlais sans arrêt, jusqu’à ce que ses cris s’estompent. Il s’est calmé, et s’est endormi brutalement.

A côté du camp, il y avait un refuge tenu par des Sœurs. Je leur ai laissé le nourrisson. La Sœur qui me l’a pris m’a demandé mon nom. Je lui ai donné mon véritable nom, pas celui de mes papiers. J’ai noté ses coordonnées pour pouvoir avoir des nouvelles de l’enfant. Elle a paru légèrement surprise, a souri, puis m’a entraîné avec elle. Une heure plus tard, je me tenais aux côtés d’un prêtre avec la Sœur, et nous avons baptisé le bébé. J’étais désormais le parrain de Noé. C’est moi qui ai tenu à ce qu’il s’appelle comme ça. Noé. Sauvé du déluge de cruauté. Avant de le quitter, j’ai ôté la chaîne et la médaille de Saint Christophe de mon cou et je l’ai passée au cou de mon filleul. Peut-être pour qu’il ne m’oublie pas. Pour que quelqu’un pense à moi, quelque part, quelquefois.

Je n’ai revu Noé que cinq ans plus tard. 

Après le Rwanda, plus rien ne pouvait m’émouvoir. J’ai alors décidé de mettre mon cynisme au profit de mon compte en banque. J’ai quitté la Légion et je suis devenu mercenaire. Je me suis vendu au plus offrant. Peu m’importaient les combats. Peu m’importait qui on combattait ni pourquoi. Ça faisait longtemps que je ne croyais plus en rien, surtout pas aux nobles causes, si tant est que j’y aie jamais cru. Deux seules choses comptaient désormais. Ma vie et l’argent. L’Afrique représentait le terrain idéal pour mon activité. Il y avait de l’argent, de l’argent du pétrole, de l’argent des diamants. De l’argent. Et il y avait des hommes qui voulaient cet argent. 

Je suis passé de guérilla en guérilla, de pays en pays, me battant parfois dans un camp, puis dans le camp adverse, s’il payait mieux.

Une fois ou deux par an, une lettre de la Sœur arrivait à m’atteindre. Elle me donnait des nouvelles de Noé, qui semblait passer d’orphelinat en orphelinat, à travers tout le continent.

C’est en Centre Afrique que je l’ai retrouvé. Quand je suis entré dans la cour au milieu des cases qui abritaient les enfants, Noé était en train de donner une sévère correction à coups de poings à un garçon plus grand que lui. J’ai souri en pensant qu’il était mon digne fils. Quand une Sœur l’a amené vers moi, il m’a fixé de son regard farouche. Rebelle. Pour me répondre, il a utilisé un mélange étrange de français et d’anglais, séquelle de ses pérégrinations de pays en pays. Après m’être assuré qu’il ne manquait de rien, j’ai laissé de l’argent à son intention avant de partir.

Quinze ans encore. C’est le temps que je me donnais avant d’arrêter. Avant d’avoir assez d’argent pour vivre très confortablement, n’importe où dans le monde. Quinze ans, si je continuais à éviter les blessures handicapantes comme je le faisais si bien depuis des années. Quinze ans à amasser une petite fortune. Si la vie ne vaut rien, la mort rapporte beaucoup. 

Pendant cinq ans, j’ai continué à sillonner l’Afrique de révolte en guérilla. Par deux fois, j’ai même contribué à faire tomber un gouvernement en fomentant une révolution. Là encore, là toujours, les sommes que j’ai reçues ont été ma seule motivation. Je n’ai pas cherché à savoir qui je chassais ni qui je mettais à la place. Je me suis juste employé à faire monter les prix. Si des puissances étrangères, des groupements politico-industriels faisaient appel à mes services, ça valait cher. Très cher. D’autant plus que ma réputation me précédait désormais. J’étais un peu partout présenté soit comme un libérateur, soit comme un monstre sanguinaire, mais toujours comme un super héros. Indestructible. Evidemment, certains gouvernements, certains groupes financiers ou politiques ont mis ma tête à prix. Au fil du temps, j’ai pris de la valeur. Ma peau valait de plus en plus cher. Si cher que je disais à mes compagnons que si jamais je perdais ma fortune, j’irais me vendre. Mais je savais déjouer tous les traquenards, tous les pièges tendus. Mon réseau d’informateurs, plus motivés par la crainte que je leur inspirais que par l’appât du gain, fonctionnait à merveille. Sans le vouloir, j’étais devenu une légende.  Une légende sombre comme la mort qui collait à mes chaussures.

C’est à la frontière entre l’Angola et le Congo que j’ai revu Noé, six ans plus tard.

Depuis plusieurs semaines, on y combattait des groupuscules d’insurgés dans une lutte sauvage. Un matin, je me suis retrouvé séparé un instant de mon groupe, et soudain face à quatre enfants soldats bourrés de drogue et armés de mitraillettes. Je n’ai pas cherché à parler avec eux. Je n’ai pas cherché à temporiser. Je savais qu’il n’y avait rien à faire. Rien à faire, sauf tirer le premier. Je les ai abattus d’une seule rafale. Quand je me suis penché sur les petits corps, j’ai immédiatement vu la chaîne et la médaille de Saint Christophe autour du cou de Noé. Il ne l’avait jamais enlevée depuis onze ans. Je l’ai détachée et remise à mon cou.

Il y a toujours une guerre quelque part.

Mais elle se fait sans moi maintenant.

6.

Tout a commencé là-bas pour moi. A la frontière de la Guyane et du Brésil, dans la jungle. J’avais vingt deux ans et la jungle, je ne la connaissais que par mes lectures enfantines, et quelques documentaires. Enfant des villes, je n’étais jusqu’alors habitué qu’au bitume et à la pierre. Ma canopée s’arrêtait aux toits des immeubles et les seuls animaux dangereux que je croisais étaient des chiens tenus en laisse par leurs propriétaires. Rien ne m’avait préparé à ça. La chaleur. La moiteur permanente. La solitude inquiète. Les caquètements, sifflements, craquements insolites. Un espace sombre, humide. Hostile. Des serpents. Des araignées. Et d’autres animaux et insectes que je ne savais identifier et qui me terrorisaient. Pourtant, rien n’aurait pu m’empêcher d’aller dans cet abîme vert. C’est là qu’elle était. Christine. Partie chez les indiens Wayana. 

Je ne savais rien de l’ethnologie. Je ne savais rien des amérindiens. Mais je savais le sourire de Christine. Son regard doux et déterminé. Ses longs cheveux bruns. Son allure folle. Je la croisais tous les jours dans les couloirs de l’université où j’étudiais la littérature. J’osais à peine lever les yeux vers elle. Jamais je n’ai osé lui parler. C’est au détour d’une conversation entre deux étudiants qui suivaient le même cursus qu’elle que j’ai appris son départ. Six mois. Pendant six mois je ne la verrais plus. Elle avait choisi d’aller sur le terrain pour les besoins de sa thèse, et moi, moi, je n’avais plus aucune raison de hanter les couloirs de l’université si je ne pouvais plus la frôler.

J’ai abandonné ma maîtrise, j’ai abandonné ma famille, j’ai abandonné ma chambre, et je suis parti à sa recherche.

Après une traversée angoissante de cet univers impitoyable, je suis arrivé sale, suant et malade chez les Wayana. J’ai déliré pendant plusieurs jours, allongé dans une hutte à même le sol. Les indiens m’ont désaltéré. M’ont parlé. M’ont guéri. Ils m’ont appris à pêcher, et à chasser. Je suis resté plusieurs semaines avec eux. Mais jamais aucun d’eux n’a su me dire Christine. Est-ce qu’elle était venue dans ce village. Est-ce qu’elle était avec un autre groupe. Est-ce qu’elle avait renoncé. Ce n’est que dix ans plus tard que j’ai eu la réponse, quand le film qu’elle a réalisé après plusieurs années de voyages et de séjours prolongés chez les Wayanas du Surinam, est sorti. J’avais suivi le mauvais fleuve. Je l’avais cherchée dans le mauvais village. Je l’avais attendue en vain.  Christine m’avait toujours échappé. Mais moi, je m’étais trouvé.

Retour à Paris. Le gris. Le froid. L’humidité glacée. Celle de la jungle vous enveloppait, vous protégeait. Celle-là s’insinuait en vous, vous saisissait jusqu’aux os. Novembre n’en finissait plus d’étaler sa monotonie et son ennui. Le temps de quelques démarches administratives obligées, et j’étais reparti. Ecrivain-voyageur, voilà ce que j’allais faire de ma vie. Ou bien plutôt, romancier-voyageur. Chaque escale, chaque séjour seraient l’occasion d’écrire une aventure. A partir d’une minuscule anecdote, retrouver le mythe fondateur des ethnies dont je croiserais la route. Et tâcher de l’inscrire dans une optique historique contemporaine, pour mieux faire comprendre à quel point ces civilisations merveilleuses étaient en danger à cause de nous, les occidentaux. Alors que nous avions tant à apprendre d’elles. Ma façon à moi de rester au plus près de l’univers de Christine.

Après la chaleur épaisse de la jungle, après la grisaille pénétrante de la ville, j’ai eu envie de froid. De blanc. De neige. Le grand Nord, voilà ce qu’il me fallait. Un champ vierge. Une pureté espérée. 

Un voyage éprouvant de plusieurs jours, des heures de vol dans toutes sortes d’avions, et j’ai fini par arriver en moto neige dans un village Inuit. Dans ma grande naïveté, je m’attendais à trouver un assemblage d’igloos. Au lieu de quoi je me suis retrouvé au milieu de maisons en bois possédant chacune un chauffage aussi indépendant qu’efficace. Les vêtements en peau de phoques, de loup ou d’ours avaient été troqués contre des anoraks confortables. Le poisson ou la viande de phoque arrachée, crue, par des dents bien plantées n’étaient plus qu’un lointain souvenir enfoui sous des hamburgers graisseux. La pêche sur la banquise n’était plus nécessaire, maintenant que les chèques d’aide du gouvernement central arrivaient chaque mois. 

Je me suis senti spolié. Trompé. Bafoué. Avant de comprendre que c’était ce peuple qui l’était. Moi, on ne m’avait privé que de mon rêve d’enfant. Pas de ma culture. Pas de mes traditions. Pas de mon mode de vie. Bien sûr il restait la neige, et les quarante mots différents pour la nommer. Le soleil qui éclaboussait tout, en se fracassant sur la banquise. Et les anciens pour me rendre mon rêve d’enfant. C’est auprès d’eux que je passais le plus clair de mon temps. Aucune nostalgie dans leurs discours. Aucune mélancolie. Juste une infinie tristesse devant le massacre de leur monde. Et devant le massacre du monde en général. Ils sont les premiers à m’avoir dit la Terre qui se réchauffait. Eux le savaient trente ans avant les scientifiques.

Hiver. Printemps. Eté. Je ne suis reparti qu’au début de l’automne, mon manuscrit terminé. Je traçais le parcours d’un médecin psychiatre fraîchement sorti de l’université qui débarquait pour un séjour obligé chez les Inuits. Mon candide, tout comme moi, était horrifié par l’ethnocide qu’il découvrait, et se révoltait. Aussitôt le livre publié, les droits ont été achetés pour une adaptation cinématographique. J’ai refusé de collaborer au film et de retourner sur la banquise, comme j’ai refusé systématiquement toutes les demandes d’interviews. La curiosité des journalistes n’en a été que plus aiguisée, mais j’ai toujours réussi à y échapper. Aucune photo de moi n’était parue nulle part. Aucune notice biographique. Depuis plus de trente ans, il en va de même. Ce n’a jamais été ni calcul de ma part, ni coquetterie. J’estime simplement que seuls mes écrits ont un intérêt. Pas ma personne. Et tout ce que j’ai à dire se trouve dans mes ouvrages.

C’est ainsi que je suis devenu une sorte de légende.

Après le désert blanc, j’ai eu envie de désert jaune, et rouge. Le Sahara a été mon premier choix, puis le Rub al-Khali.

J’ai traversé très rapidement le Sahara. Trop exploré déjà. Et maintenant, terrain de jeux pour touristes occidentaux en mal de sensations fortes. Alors, je suis parti à Sana’a, et je suis descendu au Yémen du Sud, là où commence le Rub al-Khali. La zone vide, c’est ce que ça signifie. Je le savais par une lecture étonnée de Wilfred Thesiger, qui avait, le premier, traversé à pied cette étendue infinie qui s’étale entre le Yémen, l’Arabie Saoudite et l’émirat d’Oman. Des dunes immenses, douces. A l’infini. Rien pour arrêter le regard. Nulle part. Une chaleur sèche. Un soleil impitoyable. Et une parfaite solitude. Le sentiment diffus d’être le premier homme au premier matin du monde. La nuit, des étoiles par millions qui descendent jusque sur la terre. Le silence innombrable des étoiles, c’est comme ça que Lawrence le nomme. 

Là aussi, les bédouins que j’ai croisés, même s’ils conservaient leur mode de vie nomade, avaient pour la plupart troqué leurs chameaux contre des voitures tout terrain. Et ils étaient obligés de se déplacer toujours plus loin, les puits creusés par leurs ancêtres étant désormais souillés par les fouilles des gisements pétrolifères. La civilisation imposait la sédentarisation, et ils devaient livrer une lutte de chaque jour pour rester des hommes libres.

Dans les déserts rouges, que ce soit le Wadi Rum en Jordanie ou l’Arizona aux Etats-Unis, c’était la même chose. Beauté stupéfiante des paysages. Misère des populations autochtones, étouffées par les méfaits de la civilisation. La nôtre. Celle des occidentaux. Celle qu’on impose à la planète. Pour le bien-être de quelques privilégiés vivant dans des pays industrialisés et tempérés.

Mes livres sont devenus de plus en plus virulents. De plus en plus politiques. J’ai fait passer ma révolte et mon indignation au travers des propos de mes personnages.  Plus fort je criais, plus vite mes romans s’achetaient. Ma voix a commencé à s’amplifier. J’étais cité partout, par tout le monde. Du lecteur de base au chef de parti politique, chacun essayait de s’approprier mes idées. Mais ma voix, personne ne l’entendait dans les média, jamais. Je continuais, avec une totale obstination, à me soustraire à toute demande d’interview. Mon visage, ma maison, ma vie, tout restait secret. Comme mes ouvrages paraissaient sous mon véritable nom, pour préserver cet anonymat qui m’était indispensable j’ai fait le contraire de ce qu’il se pratique habituellement. J’ai pris un pseudonyme pour ma vie privée. Seule l’administration fiscale savait où me trouver. Ça a parfaitement fonctionné pendant plus de trente ans. Jusqu’à ce que vous sonniez à ma porte.

Pourquoi ?

Vous affirmez que je suis un imposteur. Parce que je n’ai jamais quitté cette maison. C’est exact. Je suis né dans la chambre du fond, et j’y mourrai très probablement. Et je n’ai guère voyagé plus loin que la ville voisine, c’est à dire à dix kilomètres d’ici. Vous pouvez me qualifier de sauvage. De misanthrope. De lâche. De veule. Mais pas d’imposteur. Surtout pas d’imposteur. Je ne suis jamais allé chez les Inuits ? Je n’ai jamais marché dans les déserts ? Peut-être, mais je saurai vous dire toutes les nuances de la neige sur la banquise. Je pourrai vous décrire chaque dune du Rub al-Khali. Vous parler des maisons troglodytiques dans les Four Corners, celles des Anasazis disparus mystérieusement au XIIIème siècle. 

Dire le monde tel qu’il est, et où il va, c’est ce que j’ai fait. Depuis mon bureau dans cette maison. Ai-je jamais écrit quelque chose de faux ? N’ai-je pas fait réfléchir quantité de personnes ? Mes livres n’ont-ils pas contribué à faire avancer la réflexion sur le respect des cultures, et de l’environnement ?

En quoi suis-je un imposteur ? Jamais je n’ai affirmé être allé sur le terrain. Mes ouvrages sont des romans, non des traités d’ethnologie, de sociologie ou de politique. Ce ne sont que des fictions, et libre au lecteur de croire que j’en suis le héros spectaculaire qui rapporte ce qu’il a vu au péril de sa vie.

Ce que vous me reprochez, c’est ma qualité de créateur. Donner à rêver, et donner à penser. Pour ça, je n’ai pas besoin de sortir de ma chambre. Un sculpteur n’a pas besoin de sortir de son atelier pour montrer l’invisible. Chaque artiste  s’emploie à découvrir la face cachée des choses et des êtres, et à faire naître une autre réalité. Alors oui, tous les créateurs mentent, pour mieux faire surgir la vérité.

Apprenez à voyager immobile, vous en sortirez grandi.

Christine ?  Ah ! Christine ! Que voulez-vous savoir exactement. Si je l’ai vraiment connue ? Si je l’ai inventée, comme tout le reste ? Quelle importance. Si elle vous intrigue autant que ça, si vous désirez à ce point tout connaître d’elle, alors, c’est qu’elle existe. Au moins pour vous. N’est-ce pas l’essentiel ?

7.

Reprendre ma vie là où je l’ai laissée. C’est ça que je dois faire. Seulement, je ne sais plus où je l’ai laissée. Etait-ce dans le lit d’un amant ? Sur une plage déserte balayée par le vent ? Dans une maison enfouie sous la neige ? Ou bien encore au détour d’un chemin creux, à la campagne ? Je ne sais plus. Pourtant, il faudra bien que je me souvienne, si je veux continuer.

Là où je suis, je ne trouverai aucun indice pour m’indiquer la voie. C’est tout noir. Un noir épais, palpable. Il n’y a personne. Aucun bruit. Aucun son. Comme s’ils étaient engloutis par les lambeaux de brouillard qui passent autour de moi. Ce n’est pas angoissant. Etrange seulement. Je ne pense pas m’être déjà égarée dans un endroit pareil. Comment suis-je arrivée ici ? Si j’avais la réponse, alors je saurais où j’ai laissé ma vie. 

Une image. Je tiens une image. Floue. Imprécise. Mais une image. Elle a surgi en même temps qu’une chaleur douce sur mon bras. Un baiser de soleil. Je sens le parfum de fleurs fraîchement écloses. Je n’arrive pas à les identifier, mais je vois leurs couleurs. Rouge éclatant. Jaune tranchant. Bleu apaisant. Elles tapissent la pelouse qui descend jusqu’à l’eau. Une eau immobile. Un lac. Un lac entouré d’arbres. Un bruit léger, cristallin. Celui des pagaies qui déchirent la surface de l’eau. Voilà, c’est ça. J’ai dix ans, c’est le début de l’été. Mon frère m’a réveillée à l’aube pour m’emmener pêcher sur le lac. Le jour est à peine levé, j’ai sommeil, mais je suis bien là, avec mon frère. La nature semble figée, et nous ne parlons pas, de peur de rompre le charme de ce silence. C’est la première fois que mon frère m’accepte avec lui. Peut-être à cause de la violente dispute d’hier. Celle de mes parents. J’avais abandonné le repas en larmes, et je m’étais réfugiée sous mon lit, le plus loin possible de leurs cris. Je détestais quand ils faisaient ça. Comme si on n’existait plus, mon frère et moi. Il n’y avait plus qu’eux, méconnaissables, enfermés dans leurs hurlements. J’étais calme là, sur le lac, avec mon frère. Je n’avais plus peur. Enfin.

Je n’ai pas peur ici non plus, peu importe où je sois. Je ne vois toujours rien, dans ce noir épais. Et je n’entends rien. Sauf peut-être… On dirait des sons, comme des voix au travers d’un mur. Oui, c’est ça. Des voix. Des voix d’hommes et des voix de femmes. Température. Nourriture. Un homme. Perfusion. Encore un homme. Pouls. Une femme. Tonus. Un homme. Des mots. J’entends ces mots, mais je ne comprends pas. Le brouhaha s’intensifie, et je perds les mots. Je n’ai plus que les voix. Comme pendant cette fête. Du monde partout dans le parc. Des rires. Des éclats de conversation. Des bouchons qui sautent. D’autres rires. De la musique. Des exclamations. Qu’est-ce que je fais là. C’est la Saint Jean, et comme tous les ans, il y a une fête. Je déteste les fêtes en général. Encore plus les fêtes obligées. Mais celle-ci, je n’ai pas pu l’éviter. Elle a lieu chez nous, pour les fiançailles de mon frère. Je redoute le pire. L’excitation factice de ma mère n’a cessé de grimper depuis quelques jours. Quant à mon père, il se réfugie dans l’alcool. Ça promet un grand moment dans trois ou quatre heures. Mon frère mettra la sono à fond et fera disparaître mes parents dans leur chambre. Il faut que moi, je disparaisse avant. Je me faufile au milieu de la foule. Je frôle des danseurs en sueur, des couples déjà éméchés, je me soustrais à trois tentatives d’arrêt de garçons esseulés. Je suis essoufflée comme après une marche forcée quand j’atteins la terrasse. Et c’est là que je le vois. Je ne sais pas qui c’est. Mais je sais que  c’est lui. 

Mon cœur cesse de battre.

Les voix. Je les entends toujours. Elles sont pressantes, au bord du cri. Et ça bouge maintenant dans le noir. Je sens des secousses. Des secousses saccadées, brutales. Jusqu’à maintenant, j’avais l’impression de flotter. D’où viennent ces secousses ? Je veux le calme d’avant. Je ne veux plus entendre ces voix. Elles s’apaisent. Elles se taisent. Les secousses s’arrêtent aussi brusquement qu’elles ont commencé. Le noir m’enveloppe à nouveau doucement. Je n’entends plus rien, sauf un léger tintement régulier, monotone. Un bip apaisant. Je peux recommencer à flotter librement au travers du brouillard.

Je me sens bien ici. Confortable, en somme. Je n’ai besoin de rien. Ni faim, ni soif. Ni sommeil, ni fatigue. C’est curieux, ça ne ressemble à rien dont je me souvienne, mais ça ne m’angoisse pas. Il n’y a personne, aucune trace de faune ni de flore, pas de lumière. Ni soleil, ni lune. Pas de vent, pas de pluie. Sauf ces fragments de brouillard qui s’enroulent autour de moi comme une étole de soie. L’espace et le temps ont disparu, dans cet univers sans aspérité. Je vais me laisser aller, et il se peut que quelque chose se produise. J’ai le sentiment de courir après ma vie, mais au ralenti.

Qu’est-ce que c’est ? Cette odeur, qu’est-ce que c’est ? Rien n’a changé autour de moi. Je ne sais pas d’où elle peut venir, mais je la sens. De plus en plus fortement. Elle est de plus en plus présente, ça me donne presque mal au cœur. Je n’aime pas cette odeur. C’est celle qu’il y avait dans la chambre de mon père, le jour de sa mort. Il faisait beau ce matin-là. En traversant le parc pour rejoindre la maison, j’avais laissé les rayons neufs de ce premier soleil de printemps réchauffer mon visage. Aucune hâte d’arriver. Je n’étais plus revenue là depuis des années. Depuis que j’avais fui les cris. Les hurlements. La haine inouïe qui soudait mes parents plus étroitement que le plus profond des amours. Je n’avais pas ma place dans cet anneau infernal. Je ne l’avais jamais eue. J’étais partie le jour des fiançailles de mon frère. Avec lui, rencontré sur la terrasse. Lui que je ne connaissais pas. Lui que je connaissais depuis toujours. Lui qui m’avait appris à vivre. Lui. Mais ce jour-là, j’étais seule. Seule pour affronter les sanglots de ma mère et le corps de mon père. Dès que j’ai ouvert la porte de sa chambre, l’odeur m’a fait reculer. Cette même odeur qui envahit le noir dans lequel je flotte. Une odeur aigre. Grise. L’odeur de la maladie. L’odeur de la souffrance. L’odeur du désespoir. 

Lui sent les blés. Le vent doux. Partout où il passe, il laisse derrière lui une trace fraîche. Pure. Légère. Un parfum simple de gaîté et de tendresse. Ce parfum qui s’échappe de ses yeux. De son sourire. Peut-être que si j’y pense très fort, je vais le retrouver, ce parfum, et chasser l’odeur grise.

Enfin. Elle s’évacue peu à peu. Il ne reste plus qu’un vague relent. Les filaments de brouillard vont le dissoudre.

Toujours ce noir. Toujours ce silence vide. J’avance à l’intérieur, mais je n’ai aucun repère où m’accrocher. Pourtant, chaque pas dansé dans cet univers improbable m’apporte une totale sérénité. Pourquoi ne pas rester là ? Pourquoi chercher à reprendre ma vie, puisque de toute façon je ne sais pas où je l’ai laissée ? 

J’avance. J’évolue, plutôt, dans ces banderoles de brouillard qui décorent le noir environnant. J’ouvre la bouche et là, là, soudain ce goût sur la langue. Surprenant. Inattendu. Vivifiant. J’ouvre plus grand les lèvres et tire la langue pour mieux comprendre ce goût étrange. Insolite. De la menthe. C’est de la menthe. C’est frais, et piquant à la fois. Délicieusement piquant. Caroline n’avait pas trouvé ça délicieux, la première fois qu’elle y a goûté.

Il faisait chaud ce jour-là, même si septembre s’achevait. Lui, notre petite fille et moi, nous avions pique-niqué au bord du lac. Caroline n’arrêtait pas de parler, excitée par son entrée prochaine à l’école, pour la première fois. Elle était si jolie avec ses yeux rieurs sous ses boucles brunes. Sa peau dorée gorgée du soleil de l’été sentait la cannelle. Avant de rentrer, on a acheté des glaces. Menthe pour lui et moi. Fraise pour Caroline. Elle a voulu échanger son cornet avec son père. Mais dès qu’elle a goûté à la menthe, elle a fait une telle grimace que nous avons éclaté de rire. Vexée, Caroline a jeté sa glace sur son père, qui s’est mis à la badigeonner de fraise. Très vite, ils ont eu tous les deux un visage vert et rose. Puis Caroline s’est retrouvée emprisonnée dans les bras de son père, et ils ont plongé tout habillés dans le lac, dans une grande éclaboussure de rires.

Dans la voiture, sur le chemin du retour, Caroline s’était endormie. Lui conduisait en sifflotant. Il me demandait si je préférais du vin rouge ou du vin blanc pour le dîner quand le camion a surgi du virage en face de nous. 

Je ne ressens rien. Je n’éprouve aucun désir. Aucune envie. Comme je n’ai ni angoisse ni malaise, je suppose que je suis bien. J’essaie de dérouler le cours de ma vie au travers de ces effilochages de brouillard. Des éclats de malheur. Des bouffées de bonheur. Ma vie. Celle que j’ai laissée dans la voiture. Face à ce camion. Comment la reprendre là ? Et je ne comprends pas pourquoi je suis seule ici. Caroline et lui devraient être avec moi. Je me retourne, minuscule pirouette dans cette immensité noire, mais je n’aperçois toujours rien. Ni personne. 

Couler dans tout ce noir. Ce serait parfait. M’enrouler dans une écharpe de brouillard et naviguer sur cette étendue, à l’infini. Un goût d’éternité. 

Ce silence mou est si apaisant. Ne jamais en sortir. Ne pas rechercher les petits bonheurs. Ne pas retrouver les grands malheurs. Ici, je ne risque rien. Ce noir me protège. Ce noir m’endort éveillée.

Les filets de brouillard s’estompent.

Le noir s’éclaircit.

Une lumière insoutenable.

Une silhouette dans la clarté.

Une main qui se tend vers moi.

Non. Non. Je veux le noir.

Je ferme les yeux.

Une main qui presse la mienne. Doucement. Si doucement.

J’ouvre les yeux.

Et je le regarde, lui. Qui me sourit.

“Rouge”

“Rouge ?”

“Le vin, pour le dîner. C’est ce que tu m’as demandé ?”

“Oui. Je te l’ai demandé. Il y a huit ans, cinq mois et quatorze jours”.

8.

Il pleut sur la ville. Les gouttes giclent sur le sol avec une force conquérante, sûres de leur victoire sur le bitume asséché depuis des mois. Le ciel gris plomb se fond dans les toitures des immeubles, comme pour ne laisser aucune chance aux bâtiments d’accéder à la lumière d’un soleil disparu. Les passants glissent rapidement sur les trottoirs, enfouis sous leurs parapluies dégoulinants, pressés de trouver un abri sous terre dans les couloirs du métro. Il est temps pour moi de sortir. Enfin.

La tête cachée sous un chapeau cabossé pêché au fond d’une armoire, je me dirige à contre courant de la foule, vers les rues désertes qui montent vers le nord. En traversant une petite place flanquée de quatre platanes, je m’arrête, saisie par la parfum. Les pavés sentent l’automne. Cette odeur de feuilles mouillées qui jonchent la pierre trempée me ramène d’un coup trente ans en arrière. Le village de mon enfance. La rue principale qui monte à l’assaut de l’église avant d’atteindre l’école. Les pieds qui glissent sur les dalles enduites de pluie. Les petits matins ensommeillés dans l’humidité de début d’hiver. L’angoisse qui tiraille le ventre avant d’entrer en classe. Me retrouver confrontée à tous ces visages. Tous ces regards tournés vers moi. Tous ces yeux interrogatifs ou moqueurs. Tous ces sourires méchants. Mes années de tourment et de solitude insensée.

Différente. J’étais différente. Très légèrement, mais suffisamment tout de même pour être mise au ban du groupe. Un muscle défaillant empêchait ma paupière gauche de fonctionner correctement. Cet œil perpétuellement fermé me coupait du monde. M’excluait. J’avais le mauvais œil. Celui de la sorcière, celle qui n’est pas comme tout le monde, celle qui fait peur. Plus on la craint, plus on s’en moque. Quels pouvoirs magiques cache cette paupière abaissée. Quelle malice sournoise peut surgir de cet œil intérieur. Alors les quolibets. Alors les ricanements. Alors les rondes grinçantes autour de l’enfant borgne.

Plus tard, j’ai accentué cette différence en partageant mon visage en deux. Une longue mèche en couverture devant cet œil étrange. Un paravent de cheveux pour ne laisser paraître qu’un demi sourire. Enigmatique, le sourire. Suggérant des infinis de beauté sous le voile lustré de la frange. Un univers inconnu et attirant. Intriguant. Les regards sur celle qui ne suit pas la norme ont alors changé. Curieux. Interrogatifs. Tentés. Mais désormais dépourvus du mépris et du dégoût ressentis pendant une si longue enfance. Je percevais même chez certains l’envie difficilement retenue de soulever la mèche pour découvrir le trésor caché. Pourtant, je restais la seule à savoir qu’il n’y avait point de trésor. Juste une paupière malade, comme un rideau sale rabattu devant l’œil bleu. 

Seule à le savoir, et déterminée à rester la seule. Depuis toujours, j’avais appris à me méfier des autres. De l’autre. Je m’étais réfugiée dans un silence tranquille. Une solitude ouatée. Et le demi monde aperçu au travers de mon œil ouvert ne m’attirait en rien. Peut-être ne m’avait-il révélé que sa part sombre. Sordide. Petite. Etroite. Je me doutais qu’il existait une lumière quelque part, mais je ne l’avais jamais décelée. Sauf chez les animaux. Chiens et chats couraient tous vers moi pour me caresser. Parce que c’étaient eux qui me caressaient, pas le contraire. Sans doute devinaient-ils à quel point j’avais besoin de réconfort. Besoin d’être rassurée. Me montrer que tout n’était pas aussi minuscule qu’il y paraissait.

Alors les livres. Des rangées de livres. Des piles de livres. Des montagnes de livres. J’ai tout lu. Tout. Romans. Essais. Traités de philosophie. De théologie. D’ethnologie. Livres d’histoire. Livres d’économie. De géographie. De paléontologie. De géopolitique. De sociologie. Même des livres de cuisine. De décoration. Des livres d’art. Des pièces de théâtre. Des thèses sur le cinéma. Sur la photographie. La vidéo. La danse. L’opéra. L’architecture. Tout. Je lisais tout. La petite et la grande histoire. Et l’œil étonné que je gardais sur ce monde virtuel donnait de la matière à rêver à mon œil secret. De la matière à penser. De la matière à méditer. Peu de choses m’échappaient. Sauf, peut-être, les choses elles-mêmes. Les relations vraies. Les sentiments vrais. Je n’avais connu que la surface des choses. L’écume des sentiments. La superficie des relations. Dans ce qu’elles pouvaient posséder de plus outrancier. De plus grimaçant. Glaçant. Froid et ténébreux. Le monde créé sous ma frange était bien plus vivant, à défaut d’être apaisant. Il était certes semé d’interrogations désordonnées. Complexes et captivantes. Mais il n’était en rien agressif. Et ça me convenait parfaitement bien.

La nuit s’installe insidieusement. Le gris métallique qui encercle la ville s’assombrit peu à peu, comme si la pluie laissait glisser un rideau sombre à mesure qu’elle tombe, toujours aussi impérieuse. Les rues sont maintenant totalement désertes. Les enseignes colorées des magasins et les devantures des restaurants jettent des taches multicolores sur le bitume gorgé d’eau. Ces flaques bariolées parsèment les trottoirs comme des tableaux abstraits incongrus. Graffitis liquides éphémères. Mes pas émettent un léger clapotis, seul bruit avec le chuintement des rares voitures qui sillonnent encore les rues. Je me sens bien, là, seule sous la pluie. Les mains dans les poches, j’avance dans la ville en deuil de l’été. La perte soudaine du soleil oblige ce silence. Moi, je fête à grandes enjambées l’arrivée prochaine de l’hiver. J’aime la pluie. Le gris. Le froid qui impose de s’emmitoufler. Marcher tête baissée sans regarder personne. Mon camouflage disparaît parmi les bonnets, écharpes, capuches et cols relevés des citadins. En hiver, je suis comme tout le monde. Ni plus ni moins masquée. Ni plus ni moins dissimulée. Bien sûr, ça, c’est pour l’extérieur. Les rues. Les places. Les trottoirs. Je continue à éviter tout ce qui est fermé. Bus. Métro. Restaurants. Boutiques. Si je suis forcée à me découvrir, je porte des lunettes noires. La mèche sur le visage et les lunettes noires provoquent des réactions inattendues. On m’observe. On s’interroge. Et parfois même on vient me demander un autographe. Je suis forcément une personnalité, de la chanson, de la télévision, du cinéma, pour attirer autant les regards en tentant d’y échapper. Alors, sans un sourire, je signe. J’invente des noms. Des surnoms. Français. Anglais. Italiens. Il m’est aussi arrivé d’aligner une série de symboles qui pouvaient faire penser à du chinois, ou du japonais, certaines fois de l’arabe. Après ces séances d’autodérision, je m’éloigne, redeviens anonyme dans la foule des trottoirs, et j’imagine la vie de la personne que je viens d’inventer. A partir du nom créé, je bâtis une histoire, lumineuse, dense, perverse ou dramatique, selon mon humeur du moment.

Mais jamais je n’ai imaginé ma vie. Je me contentais de la vivre, moitié la provoquant, moitié la subissant. Ma vie coupée en deux, comme mon regard, et comme mon visage. Je ne l’imaginais pas, je ne la rêvais pas, je ne la façonnais pas. Je l’observais, l’analysais, tâchais de la comprendre à demi. De l’accepter à demi. Je n’aurais pu l’imaginer à demi. J’étais trop à l’étroit avec cette vision fragmentaire. Je refusais d’inventer la partie dont j’étais amputée. 

Elle m’a pourtant été offerte quand je ne m’y attendais le moins.

Qu’étais-je allée faire dans cette galère ? Une belle galère, au sens propre du mot. Un bateau qui effectuait la traversée vers une île improbable, où je me rendais pour une cérémonie improbable. De celles que j’exécrais le plus. Un mariage. J’avais tout fait pour éviter cette corvée sociale et familiale, en vain. Et je me retrouvais donc sur le pont du bateau, où je pensais pouvoir passer en toute quiétude et solitude les trois heures de voyage. Il faisait frais ce soir d’été, et le vent puissant qui s’était levé dès le départ accentuait la sensation de froid. C’était tout ce que j’espérais. Pouvoir m’emmitoufler dans une veste et m’enfouir sous un foulard. Sans oublier, comme toujours, la mèche et les lunettes noires. Pour un demi face à face avec la mer sombre, discrètement éclairée par des taches de lune. J’avais besoin de ce décor sauvage et silencieux pour affronter les deux jours suivants.

Il s’est assis à côté de moi un quart d’heure après qu’on ait quitté le quai.

Et il m’a parlé. Il n’a pas arrêté une seule minute de me parler. Peu impressionné par mon mutisme, il a commencé à me raconter ma vie. Celle que j’avais vécue, et celle que l’allais vivre avec lui. 

Il m’a fait rire. C’était la première fois que je riais comme ça. Surprise d’abord par ce roucoulement insolite qui sortait de ma gorge. Les muscles de mes joues qui se déployaient. Pas pour des larmes. Pour un rire. Surprise, puis étonnamment détendue. J’apercevais enfin l’autre côté du monde. Le côté gauche qui m’avait de tout temps était interdit. Le côté du bonheur.

J’ai mis des mois à enfin oser couper mes cheveux et enlever mes lunettes noires. Mon œil endormi ne le gênait pas. Je voyais ce que personne d’autre ne savait regarder. C’est ce qu’il me disait. Cet œil étrange, cet œil tourné vers l’intérieur était le phare qui éclairait ses nuits.

Quand enfin je me suis fait opérer.

Quand enfin j’ai ouvert les deux yeux.

Il m’a quittée.

Alors, j’ai relaissé pousser ma frange, et j’ai remis des lunettes noires.

9.

Encore une fois, elle a refusé de m’accompagner à ce dîner. Je croyais pourtant que cette soirée lui plairait. Elle connaissait tous les gens présents, certains étaient même des amis proches. J’ai eu beau insister, elle n’a pas voulu venir.

Ça fait presque trois ans maintenant qu’elle agit de la sorte. Au début, j’ai mis ça sur le compte d’une fatigue passagère. Un ennui de la vie. Une lassitude des choses et des êtres. De tous, sauf de moi. Elle n’a jamais changé d’attitude avec moi. Souriante, douce, attentive. Aimante, si profondément aimante. Mais elle ne voulait voir que moi. Seul. Elle a cessé de recevoir les enfants. Et elle ne les prend même pas au téléphone. Et eux aussi ont arrêté de demander de ses nouvelles. Tout comme nos amis. Personne, jamais plus, ne se préoccupe de savoir comment elle va. Ce qu’elle devient. Quand je l’évoque, quand je parle d’elle, de son état, tout le monde me regarde d’un air gêné. Sans doute sont-ils sensibles à mon chagrin de la savoir ainsi. Ils ne peuvent rien, donc ne disent rien.

Aucune médecine ne pourrait venir à bout de sa mélancolie. Alors, j’ai essayé de trouver des remèdes.

D’abord, la faire sortir de la maison. Elle passait le plus clair de son temps dans la chambre, à dormir ou à regarder par la fenêtre l’acacia qui battait sous le vent. Elle pouvait rester des heures ainsi, l’œil fixe, pour ne contempler que son paysage intérieur. Parfois, un bref sourire élargissait ses lèvres. Un sourire d’une infinie douceur, comme une pensée fugitive caressant son visage. Un après-midi de novembre, je l’ai obligée à venir se promener avec moi. Elle n’a accepté que lorsqu’elle a été rassurée par le gris du ciel, qui menaçait de se déchirer à tout moment, et les rues vides. On a longé l’avenue déserte pour rejoindre le parc assoupi. Nous étions seuls tous les deux. Pas un enfant, pas une personne avec un chien, rien que nous deux. Là, son regard s’est illuminé sur le tapis de feuilles d’un jaune éclatant qui recouvrait le sol. Tu as vu. Tu as vu, me dit-elle. On marche sur des pétales de soleil.

Depuis toujours, c’est elle qui me révélait la beauté simple du monde.

Chaque fin de journée, quand la nuit s’est levée, nous marchons le long des vagues. La plage immense, abandonnée, nous laisse croire que nous sommes seuls sur Terre. Loin d’être angoissée, elle semble rassérénée par cette impression étrange. Nous marchons longtemps, sans besoin de paroles pour nous savoir vivants. Vivants, et ensemble. Si proches au cœur de cette sérénité. Elle met sa main dans la mienne, et je n’ai plus froid. Je sais que rien ne pourrait me blesser. Juste sa main dans la mienne pour me sentir exister.

Parfois, elle s’arrête pour ramasser un coquillage. Elle a toujours fait ça, ramasser des coquillages. Elle seule sait ce qu’il faut y voir. Rentrée à la maison, elle les met dans des petits paniers d’osier. Elle les classe par couleur, les nacrés avec les nacrés, les bleutés avec les bleutés. Elle mélange les roses pâles avec les jaunes pâles. Sa classification n’appartient qu’à elle, jamais je ne lui en ai demandé le sens.  J’aime regarder ces parures délicatement colorées. Elles lui ressemblent, sauvages, fragiles et précieuses, comme elle.

*

*         *

Hier, les enfants sont venus à la maison. On ne les attendait pas, ils n’avaient pas prévenu de leur visite. Dès qu’elle a entendu leurs voix, elle s’est enfermée dans la chambre. Aucun des deux n’a demandé de ses nouvelles, comme si leur mère les indifférait. Si je peux comprendre leur attitude, sans doute profondément blessés par sa froideur, je n’arrive pas à cerner la sienne. Je sais maintenant qu’elle ne supporte que moi auprès d’elle. Mais les enfants, tout de même. Ses enfants. 

Sa première grossesse l’avait transfigurée. Elle incarnait la forme parfaite de la plénitude d’un bonheur épanoui. Elle chantait du soir au matin, riait dans son sommeil, arrangeait la maison pour l’arrivée du bébé, esquissait trois petits pas de danse. Et m’embrassait follement. Quand notre fils est né, elle n’a cessé de le regarder, étonnée et ravie, et de le tenir dans ses bras pendant des mois. Et pour notre fille, elle a partagé la joie renouvelée avec ses deux hommes, comme elle disait. 

Pourquoi les nier maintenant. Ils ont besoin d’elle. Ils auront toujours besoin d’elle, comme moi j’ai besoin d’elle, de son sourire, de sa tendresse. Son amour.

Les enfants ne se sont inquiétés que de moi, de ma santé, de mon bien-être. Pas un mot sur leur mère. Pas un seul. Je n’ai pas osé l’évoquer, de peur de les peiner davantage. Chacun d’eux m’avait apporté un cadeau. Un livre sur l’histoire de la région, et un chandail. Rien pour elle. Pour les remercier, et surtout pour n’embarrasser personne, je les ai emmenés dîner au restaurant sur le port. Ainsi, elle pourra se sentir à l’aise, seule dans la maison, et les enfants ne seront plus oppressés comme ils semblent l’être à chacune de leur visite, devant la porte toujours fermée de la chambre.

*

*        *

Un soir, je feuilletais un album de photos alors que je la pensais endormie. Quand elle est venue s’asseoir près de moi, elle a posé son doigt sur un cliché. Raconte-moi. Essaie de te souvenir de tout, du moindre détail. C’est ce qu’elle m’a demandé. Et c’est ainsi qu’a commencé le jeu des photos. Vite devenu un véritable rituel. Chaque soir, après dîner, j’allume un feu dans la cheminée, je me mets sur le canapé, elle se pose tout contre moi, et on ouvre l’album au hasard. Elle ferme les yeux, arrête sa main sur une photo, et je raconte. Notre vie se déroule en désordre. Aléatoire et joyeuse. 

Cet hôtel à la montagne, avec elle, tout sourire, assise à la terrasse. On y avait passé notre première semaine d’amoureux retrouvés. Les enfants étaient pour quelques jours chez leurs grands-parents, et nous avions toutes ces heures juste pour nous. Ce jour-là, le jour où j’avais pris cette photo, nous étions partis à l’aube pour une longue course vers les sommets. La pureté du ciel, la pureté de l’air répondaient à la pureté de notre bonheur. 

Un cliché en noir et blanc, jauni par les années. La façade d’une école de village, et deux enfants de huit ans qui se tiennent par la main, leurs cartables posés à leurs pieds. Ils portent tous les deux des blouses, le garçon un béret de travers sur la tête, d’où s’échappent quelques mèches, la petite fille des tresses terminées par un nœud. Elle et moi, déjà inséparables. C’est dans la cour de l’école que je l’ai vue pour la première fois. Elle pleurait, seule appuyée contre un arbre. Le soleil faisait briller ses cheveux dorés. Ses cheveux défaits. Des garçons lui avaient volé les nœuds rouges de ses tresses. Quelques coups de poings et de pieds plus tard, je lui avais rapporté ses rubans. Plus personne ne l’a jamais embêtée par la suite. Jamais.

Sa main caresse délicatement un portrait en pied. Noir et blanc, encore. Un soldat au sourire crispé, devant des montagnes arides. J’ai eu vingt ans dans les Aurès. Deux ans d’Algérie. Deux ans de guerre barbare et d’horreur. Sans ses lettres, deux par jour, je ne sais pas si j’aurais pu traverser ça indemne. Presque indemne. Son amour traversait la Méditerranée pour m’insuffler la vie qui me faisait défaut. L’espoir en l’humanité qui s’effilochait d’heure en heure dans mon enfer quotidien. Elle a eu l’élégance de ne jamais m’interroger sur ces deux années. Et je ne lui en ai jamais rien dit. Ce que j’avais vécu là-bas ne nous appartenait pas. Ça ne faisait aucunement partie de nous. On me l’avait imposé, et c’est elle qui m’en avait délivré.

*

*         *

Toujours, je l’ai trouvée belle. Si belle. Longue, fluide, un regard clair et franc, et son éternel sourire de jeune fille qui illumine discrètement son visage. Notre fille a hérité du sourire. Notre fils, du regard. Quand ils sont face à moi, en les superposant, je la retrouve un peu. Mais aucun d’eux ne possède sa voix. Chaude, ronde, grave, et une prosodie toute particulière, une mélodie qui emporte dans un ailleurs poétique et secret.

J’aime la façon qu’elle a, quand on rentre de nos promenades, de laisser glisser son manteau pour s’en défaire. Elle n’enlève pas une manche, puis l’autre. Elle baisse ses bras légèrement derrière son dos, et fait couler lentement son manteau le long de son corps. Elle le rattrape juste avant qu’il ne touche le sol. Un mouvement souple et délié. Presque tendre. Détendu, comme elle l’est certainement après cette longue marche.

J’aime quand elle passe sa main dans ses cheveux, les rejetant en arrière pour dégager son front. Elle semble alors découvrir le monde d’un regard neuf, étonné. Et s’en émerveiller.

J’aime quand elle fredonne des airs qu’elle invente. Des mélopées rêveuses, qui viennent du fond des âges. Elle est loin de tout à ce moment-là, et si proche en même temps. Comme si elle me donnait à entendre le vent, la pluie. Comme si elle me donnait à voir la neige, les vagues. Comme si elle me donnait à sentir le soleil, la nuit. 

J’aime quand elle marche. Longue et pressée. Sûre et attentive. Tous ses gestes sont ainsi, déliés et précis, doux et fermes. Ses mains dans la farine pour préparer une tarte. Sa silhouette arrondie, comme enroulée autour du buisson qu’elle taille, dans le jardin. Son doigt qui frôle la page du livre pour la tourner. 

J’aime les bouquets qu’elle arrange. Trois herbes folles cueillies au bord du chemin, un roseau, quelques fleurs sauvages, et elle fait entrer le printemps dans la maison. Des couleurs et des odeurs fraîches. Sucrées. De la lumière, comme un sourire, une invite.

J’aime sa grâce.

*

*         *

Aujourd’hui, elle est restée submergée par sa mélancolie. Allongée toutes ces longues heures dans la chambre, à regarder sans le voir le grand acacia devant la fenêtre. Je n’ai pas réussi à la rejoindre là où elle s’était réfugiée, au fond, tout au fond d’elle-même. Malgré toutes mes tentatives, elle n’a pas voulu sortir. Même la plage, et les promesses de coquillages insolites ne l’ont pas décidée. Alors je me suis glissé auprès d’elle, je lui ai pris la main et j’ai attendu qu’elle s’endorme. Apaisée, enfin.

Quand elle m’a rejoint le soir, je regardais un film en laissant le feu s’éteindre doucement. Elle s’est assise à mes côtés. Quelques minutes plus tard, elle riait aux éclats. Elle adore ce comédien qui joue comme au temps du muet. Ses grimaces exagérées, ses gestes saccadés, son rythme ébouriffant la remplissent d’une joie enfantine. Guignol retrouvé. Et elle a le même rire qu’elle avait, enfant, quand je faisais le pitre pour elle, pour qu’elle ne soit plus triste. Ça, ou j’inventais des histoires. Plein d’histoires. Elle était tout le temps la princesse, et moi le chevalier qui venait la délivrer. Pourquoi je n’arrive plus à la sauver maintenant. Je ne peux la faire sortir de cette langueur qui la sépare du monde. Comme si elle s’était volontairement enfermée dans une cage invisible.

Elle entrouvre la porte pour moi, et pour moi seul, de temps en temps.

*

*         *

Pendant qu’elle dort, j’arpente la maison. J’inspecte chaque recoin pour vérifier ce qu’il y a lieu de réparer, d’arranger, de modifier. Cette maison, c’est nous. Nous l’avons rêvée, nous l’avons dessinée, nous l’avons bâtie. Longtemps nous avons attendu de trouver l’endroit privilégié pour nous abriter. L’endroit qui serait d’une évidence telle que nous n’aurions aucune hésitation. Nous venions souvent au bord de cette petite plage oubliée, cachée derrière les dunes. Et c’est là, à la sortie de la ville, au milieu des pins, que s’élève notre maison.

Elle a passé des centaines d’heures à organiser le jardin. Massifs d’hortensias, roses trémières, chardons bleus, liserons, valérianes rouges composent un patchwork odorant au milieu des grands arbres qui bordent la propriété.

Mes heures sont intérieures, sauf quand il s’agit de couper du bois. Je peins, je fabrique des placards, des petits meubles, je visse, je cloue, je ponce. Mais ce soir, tout me paraît en ordre.

J’écoute la pluie rebondir sur les bardeaux, comme en réponse au crépitement des bûches dans la cheminée. 

Demain, je lui préparerai les crêpes qu’elle aime tant. L’odeur de la cannelle la fera sourire de plaisir, et elle se lèvera. Nous irons nous promener sur le dos des dunes, cachés par les roseaux.

*

*         *

Noël arrive dans une immense tempête de neige. La plage et les dunes sont d’un blanc étincelant. Tout est éclaboussant de lumière. Nos bottes s’enfoncent à chaque pas dans un doux crissement. Nous contemplons, émus comme des enfants, ce paysage si familier et si étrange. Incongru. Elle se laisse glisser dans un grand rire le long de la dune jusqu’à la plage.

En rentrant, nous nous attaquons à la décoration du sapin que j’ai rapporté hier. Je vais chercher la boîte qui contient depuis tant d’années les boules, les guirlandes et les petites lanternes multicolores. Quand tout est terminé, je place avec elle l’ange doré tout en haut de l’arbre.

Je dépose au pied du sapin les cadeaux des enfants, comme lorsqu’ils étaient petits. J’ai fait faire de grands paquets, pour le souvenir, alors que les objets qu’ils renferment sont devenus de plus en plus minuscules au fur et à mesure que les enfants grandissaient. Cette année, ce sera un mini PC pour notre fils, et un téléphone portable dernier modèle pour notre fille.

J’attends d’être certain qu’elle se soit endormie pour glisser son cadeau. Une boîte à musique dénichée par hasard chez un brocanteur. Elle est en parfait état de marche, je l’ai décapée, teintée et vernie. Une boîte à musique qui joue l’air qu’elle fredonnait tout le temps, dans la cour de récréation. Un vieil air oublié, mais que moi j’entends encore.

Les enfants arrivent en fin de matinée, tout joyeux de cette neige insolite qui recouvre le jardin. Ils entrent en se bousculant et chahutant comme lorsqu’ils étaient petits, et leurs yeux s’illuminent devant le sapin. Leur ravissement est le vrai cadeau qu’ils me font. J’ai préparé un repas de Noël traditionnel, en puisant dans les recettes de leur mère. Dinde aux marrons, et j’ai acheté une bûche à la meilleure pâtisserie de la ville.

Pendant tout le repas, les enfants me racontent leurs études, leurs amis, leurs sorties. Leurs espoirs. De temps à autre, ils jettent un coup d’œil embarrassé à la place vide de leur mère. J’ai mis son couvert, espérant jusqu’à la dernière minute qu’elle nous rejoindrait. Noël. Pour Noël. Elle est restée dans la chambre, le regard perdu dans les branches chargées de neige de l’acacia.

Après le dessert, les enfants vont chercher leurs cadeaux. Ils s’amusent de ce rite familier. Se mettre à genoux au pied de l’arbre. Lire leur nom sur les paquets. Ils s’en amusent, un peu honteux, mais au fond je les sais heureux en les voyant déchirer avec hâte les emballages pour découvrir la surprise. J’ouvre plus délicatement les miens. Un coffret de musique classique, et une écharpe en laine rouge. Rien pour leur mère. Mon fils prend le dernier paquet, et le repose lentement après avoir lu le nom de sa mère sur l’étiquette. Sa sœur reste immobile, tête baissée au pied du sapin.

Après le café, que j’ai moulu fin comme elle l’aime, et auquel j’ai rajouté les trois graines de cardamome qu’elle a l’habitude d’y mettre, les enfants m’entraînent pour une promenade. Comme nous parlons, je ne prête pas attention au chemin. J’ai donc un choc quand on pénètre dans le cimetière. Je m’arrête. Mon fils et ma fille me prennent chacun par un bras, avec une infinie tendresse, et me guident le long d’une allée. La tombe est là, avec son nom dessus. Juste son nom.

Depuis trois ans, c’est la première fois que je me retrouve ici.

Jamais je n’y viens. Ici, c’est pour les autres.

Moi, je l’ai à jamais auprès de moi.

10.

D’abord, il y a le vieil homme tout rouillé. Chaque fois qu’il s’approche à pas minuscules, je l’entends grincer de partout. Il pénètre dans le café tous les jeudis à quatorze trente précises, et se dirige dans un crissement de boulons et de scie à métaux vers la table du fond, toujours la même. Sans un regard ni un mot pour personne. Une fois installé, un discret geste de sa canne en direction du bar, et son café et son verre de cognac sont posés devant lui. Il boit avec minutie. Une gorgée de café, une lampée de cognac. Ça lui prend exactement vingt trois minutes. J’ai chronométré plusieurs semaines d’affilée. Vingt trois minutes. Pas une de plus. Pas une de moins. Quand il a terminé, il pose un billet sur la table, se lève et s’éloigne dans le même grincement de ferraille. Toujours sans un mot, ni un regard. J’ai demandé au patron du bistrot qui il était, il m’a répondu qu’il venait depuis des années, le même jour à la même heure, mais qu’il ne connaissait pas même son nom. On ne le voit jamais dans le quartier, ailleurs que chaque jeudi à quatorze heures trente précises quand il entre dans le café.

De tous les habitués, le vieil homme est sans conteste le plus exotique. Au fil des semaines, je lui prête différentes vies. Selon mon humeur. Selon ses tenues. Ça commence toujours par le couvre-chef. Il semble en posséder une quantité infinie. Chapeaux, casquettes, bérets se succèdent selon les saisons. Les formes, les matières et les couleurs varient en fonction du costume. Mais le nœud papillon qui ferme impeccablement la chemise blanche est immuable. Noir, avec de discrètes rayures gris perle. Cet homme grince, certes, mais avec une rare élégance. Je lui imagine sans difficulté aucune un passé professionnel de banquier. Ou de notaire. Peut-être avocat. Non, juge, plutôt. Ses mains soignées ne suggèrent pas un travail manuel. 

Quel âge peut-il avoir. Quatre vingt, quatre vingt dix ans peut-être. Je ne cesse de me demander ce qui peut bien l’attirer ainsi dans ce bistrot de quartier. Quel souvenir enfoui cherche-t-il à raviver. Je le vois, tout jeune homme, un feutre sur la tête et déjà son nœud papillon, tenir des réunions clandestines pendant la guerre. Un réseau  d’étudiants résistants. Il en est le chef. Mais la seule fois où il n’a pas pu se rendre au rendez-vous, ses amis ont été arrêtés. Ici, dans ce café, un jeudi à quatorze heures trente précises. Depuis, chaque semaine, il vient les retrouver dans une communion solitaire et tragique.

J’écris son histoire dans mon carnet. Celle-la, et d’autres tout aussi plausibles et tout aussi dramatiques. Un amour impossible avec une jeune ouvrière rencontrée dans ce bistrot où il s’était réfugié un après-midi de pluie. Ou bien sa fille disparue depuis quarante ans, et aperçue pour la dernière fois un jeudi à quatorze trente ici même. Si je suis de bonne humeur, je le vois prendre dans ce café perdu la décision de remettre en liberté un pauvre bougre incarcéré pour avoir volé de quoi nourrir ses enfants.

Je dois avoir un plein carnet des vies supposées du vieux monsieur tout rouillé. Mes autres carnets également remplis d’autres vies. Des vies racontées, des vies vécues, des vies rêvées, et des vies inventées.

La première qui m’a été offerte est celle du patron. Robert.

C’était il y a cinq ans déjà. Je venais d’emménager dans ce quartier délaissé de la ville, attiré par son authenticité. On y trouvait encore des petits commerces désuets, tout droit sortis d’un film en noir et blanc de l’entre deux guerres. Une épicerie, un fleuriste dont la vitrine se colorait différemment au fil des saisons, une droguerie qui faisait office de bazar, un boucher-charcutier au grand tablier blanc éternellement ensanglanté, une boutique de bonbons renfermant un condensé de tous les souvenirs d’enfant, une mercerie décorée avec des mètres de dentelle, un garagiste qui gardait précieusement deux vieilles Citroën, un boulanger italien amateur d’opéra, et le bistrot. Tous les commerçants semblaient se connaître depuis toujours, tout comme ils connaissaient tous les habitants du quartier. La veille dame seule du 52 qu’ils livraient chaque jour à tour de rôle. L’instituteur tout le temps à la recherche d’un de ses quatre enfants. L’électricien qui passait des heures dans la quincaillerie à la recherche d’éléments introuvables ailleurs. Et le curé qui ne mangeait que des pets de nonne. Certainement, outre sa véritable gourmandise, le faisait-il exprès pour amuser son monde. 

Un quartier de la cité qui ressemble à un village. Un espace arrêté dans un temps suspendu. L’anonymat de la métropole n’y trouve pas sa place. Alors moi, le nouveau, j’ai immédiatement été repéré. Mais non pas comme un intrus. Plutôt comme un voyageur longtemps égaré qui a enfin rejoint son port d’attache.

Robert m’a fait entrer dans son bistrot pour m’offrir le verre de bienvenue. Depuis ce jour, j’y passe le plus clair de mon temps, à noircir mes carnets.

Dix heures du matin. Je termine mon café, et Rose arrive, ponctuelle, son caniche qui fut blanc un jour, mais jauni par l’âge et le manque de soin, trottant derrière elle. Ce matin, Rose a les cheveux roses, précisément. Pour l’harmonie avec son premier verre de rosé, sans aucun doute. Eté comme hiver, elle est enveloppée dans une fourrure tellement mitée que la trame apparaît par plaques irrégulières. Patchwork de misère. Son maquillage excessif la fait ressembler à un clown pleureur. Mais Rose rit tout le temps. Elle trouve chaque jour une anecdote inédite à raconter. Une histoire dont elle est le personnage principal et ridicule. J’aime son autodérision, sa façon à elle de lutter farouchement contre les ravages de l’âge. Des vies, à l’écouter, elle en a vécu des dizaines. Alors pour elle, et pour elle seulement, j’essaie de découvrir son véritable trajet. Peut-être a-t-elle dansé dans tous les cabarets du Moyen Orient et de l’Asie. Peut-être a-t-elle tenu des restaurants en Amérique du Sud. Peut-être a-t-elle été une joueuse invétérée, habituée de tous les casinos et salles de jeux clandestines d’Europe et d’Afrique. Tout ça, elle le laisse entendre. Le raconte. Se raconte, un jour dans une suite princière d’un palace, le soir dans un meublé minable après avoir tout perdu à la roulette. Pourquoi pas. Mais moi, je la vois courir, enfant, dans les rues avoisinantes, les joues rouges et les nattes défaites. Plus tard, elle épouse un jeune homme rencontré au bal, et ils partent en province ouvrir un petit commerce. Si elle n’est pas malheureuse, elle n’est certainement pas comblée par son existence monotone et difficile. Alors, elle s’évade dans la lecture de romans photos. C’est là qu’elle puise les histoires qu’elle nous dit chaque matin. C’est maintenant qu’elle vit sa vraie vie.

Rose est heureuse là, chaque matin, dans ce bistrot.

L’après-midi, la clientèle change. Mais pas les habitudes.

La table du fond est occupée pendant une heure par l’épicier, le droguiste, le boulanger et le garagiste pour une partie de cartes. Une partie de cartes ponctuée des mêmes éclats de voix et éclats de rires. Jurons et exclamations se succèdent à un rythme immuable. Robert renouvelle les bières à la même cadence.

Quand les commerçants sont retournés à leurs boutiques, Karim arrive et s’installe près de la fenêtre. Karim, c’est un peu l’enfant du quartier. Etudiant en troisième année de sociologie, il loue une minuscule chambre sous les toits de l’immeuble voisin. Issu d’une famille défavorisée, vivant de divers petits boulots pour payer ses études, il ne chauffe guère chez lui. Aussi, préfère-t-il venir travailler au chaud dans le bistrot. Dès qu’il arrive, Robert pose devant lui un café, une grosse part de tarte et une boîte de kleenex. Karim est éternellement enrhumé. Tous les clients, à tour de rôle, lui paient ses consommations. Touché, mais gêné, il offre une fois par mois une tournée générale. Son passé, son enfance ne sont pas difficiles à deviner. Alors, pour lui, j’écris des futurs pleins de soleil. Des réussites professionnelles qui l’entraînent soit autour du monde, soit au sommet de l’état. Et même si on ne l’a jamais vu accompagné, je lui dessine tantôt une vie amoureuse prolifique, tantôt une famille stable et épanouie. Jamais je n’ai osé lui demander son rêve. Si sa volonté de sortir du milieu d’où il vient est évidente, je ne sais pas où il veut aller. Je lui trace donc divers chemins. Parmi toutes ces routes, il en prendra certainement une.

Depuis que je les parcours, je connais chaque rue du quartier. J’apprécie particulièrement les ruelles pavées qui grimpent à l’assaut de la colline. Les trottoirs, de guingois tout comme la chaussée, rendent la marche malaisée. Mais la lenteur imposée permet de détailler les façades des immeubles et des quelques villas qui les bordent. Au printemps, lilas et bougainvillées dégringolent par-dessus les grilles, offrant un bouquet de parfums délicats au promeneur nonchalant que je suis. Quand de temps à autre je croise un habitué du bistrot, on se salue d’un simple signe de tête. Si tout le monde me connaît, je ne parle à personne. Seule Rose m’aborde comme si elle ne m’avait pas vu depuis des années, et qu’elle espérait mon retour. Grands gestes et grande voix emplissent la rue assoupie. Je me contente de sourire, attendant que cesse l’orage vocal. Pour tous, je suis l’écrivain. Même si je les intrigue, ils respectent mon indépendance. 

Ce jeudi, le vieux monsieur qui grince n’est pas venu. Je me suis surpris, au fil des heures, à le guetter, sursautant à chaque tintement de clochette de la porte qui signalait une arrivée. Mais ce n’était pas lui. En fin d’après-midi, je suis rentré chez moi en proie à une angoisse inattendue. Le vieux monsieur me manquait. Comment découvrir ce qui l’avait retenu éloigné de son rendez-vous secret. Je n’ai pas une seule piste. Alors, me restent mes carnets. Je vais lui écrire un morceau de vie, en souhaitant qu’il soit là la semaine prochaine. Selon sa tenue, et son chapeau, je saurai alors si le motif de son absence est celui que je lui ai imaginé. 

Mais quand je fouille dans mes carnets pour prendre celui du vieil homme, je ne le retrouve pas. Pourtant, j’ai un ordre extrêmement précis pour les ranger. Un tiroir par année, et un carnet par personne. Je mets sans difficulté la main sur les carnets de Robert, Rose, Karim, le boucher, l’épicier. Tous, ils sont tous là, mais pas le vieux monsieur tout rouillé. J’ai beau chercher partout dans la maison, y compris dans les endroits les plus incongrus comme la cuisine ou la salle de bains, le carnet n’est nulle part. Il semble avoir disparu en même temps que le vieil homme. 

Je ne comprends pas. Je sais que je l’ai rangé là, dans ce tiroir, jeudi dernier. Il est impensable que j’ai pu l’égarer. L’oublier quelque part. Au café. A l’épicerie. Devant la grille d’une villa pendant ma promenade. Mes carnets sont mes biens les plus précieux. Je veille sur eux avec un soin tout particulier. Maniaque. 

Peut-être me l’a-t-on volé. Pour qu’il disparaisse ainsi, c’est la seule solution. Mais rien chez moi ne laisse supposer une intrusion malveillante. Pas de porte forcée. Pas de vitre fracassée. Pas de tiroir renversé. Et je suis le seul à jamais pénétrer dans cet appartement. Je n’ai pas de femme de ménage, et les rares ouvriers qui sont venus faire quelques réparations étaient sous ma surveillance constante. 

Me l’aurait-on dérobé au café ? Impossible, là encore. Je ne quitte pas ma table une seconde. Je ne quitte pas mes carnets une seconde.

C’est une coïncidence bien étrange que ce carnet disparaisse le même jour que le vieil homme. Peut-être réapparaîtra-t-il aussi étrangement jeudi prochain.

La semaine s’écoule avec une lenteur exaspérante. Les heures s’étirent à n’en plus finir, et j’ai beau prolonger mes balades le long des rues du quartier et mes après-midi au café, je sens peser la lourdeur de chaque minute.

Mais le jeudi arrive, enfin.

A quatorze heures tente précises, je me traîne en grinçant jusqu’à ma table. Mes quatre vingt sept ans sont de plus en plus pénibles à porter. Je me sens tout rouillé. Robert m’apporte mon café et mon verre de cognac.

Il reste un instant debout devant moi, avant de me poser sa question.

Vous n’écrivez pas aujourd’hui, monsieur Paul ?

11.

Il m’a fallu du temps pour la trouver. Des heures et des jours à sillonner les routes, arpenter les bois, longer les fleuves, courir les plages. Mais je n’étais pas impatiente. Je sentais confusément que je la reconnaîtrais. En la découvrant, nichée au creux d’une vallée ou posée au sommet d’une colline, je saurais sans doute possible que c’était la maison que je cherchais.

C’était un projet délicat. Je ne pouvais me permettre la moindre erreur. Cette maison aurait un usage bien plus important que de seulement renfermer mes meubles, mes objets, mes livres, mes quelques œuvres d’art. Et me protéger. Elle serait surtout ma dernière demeure. Celle que j’aurai arrangée, façonnée, modifiée pour m’abriter jusqu’à ce jour qui sera le dernier pour moi. Le 10 avril. Ce sera un 10 avril. Au tout début du printemps, quand les longueurs de l’hiver frémissent encore la nuit, quand les langueurs de l’été surgissent parfois l’après-midi. Une date entre deux saisons. Entre deux mondes. Je savais le 10 avril. Mais je ne savais pas l’année. La maison déciderait pour moi.

Il avait plu toute la nuit, et l’air était encore saturé d’humidité quand j’étais partie ce matin-là. Le soleil rasant de ce début de jour illuminait la brume accrochée dans les arbres, transformant le paysage en décor fantomatique. Il n’y avait personne sur cette route du bout du monde, rectiligne, monotone, bordée de forêts épaisses et sombres. De temps à autre, un camion chargé de troncs d’arbres me croisait à toute allure dans un rugissement de klaxon. Je me sentais bien, là, sur cette route. Personne. Enfin personne. Fini la foule. Fini la ville. Fini la famille. J’avais définitivement rompu avec tout ça. Tout ce qui avait été ma vie avant. Avant, c’était seulement quelques semaines, mais mon départ avait été si volontairement brutal que j’avais gagné ainsi des mois d’hésitation et de tergiversation. Je n’avais pas eu vraiment le choix, pour être exacte. La violence de son abandon à lui m’avait précipitée sur les routes. Sur cette route. Je ne lui en voulais pas, j’étais seule fautive de m’être ainsi laissé abuser. Ses mots, ses gestes. Tout ça était faux. Mais je voulais tellement y croire que je les avais pris pour sincères des années durant. Quand il est parti, j’ai su avec une absolue certitude que jamais plus personne ne me duperait. Sa trahison serait la dernière de toutes celles qui avaient jalonné ma vie. Ma confiance s’était épuisée. Je déciderai seule désormais de mes jours, de mes nuits. Jusqu’au bout. Jusqu’au 10 avril.

Un village. Deux, trois villages. Je les avais traversés sans aucune émotion ni frisson qui m’auraient donné envie de m’arrêter. Et de chercher. Je me laissais guider ainsi, tournant à droite ou à gauche à cause d’un coup de vent dans les branches d’un arbre, une lumière particulière vers l’ouest, l’odeur salée de l’océan plus à l’est. Je musardais, sous le prétexte, réel et impératif cependant, de dénicher une maison. La maison. Celle que je n’avais jamais eue. Celle que j’avais rêvée, depuis toujours. Celle que je ferai mienne. Mon seul critère, l’isolement. Pas de voisins. Pas de touristes. Personne. Je ne voulais personne autour de moi. Près de moi. Avec moi. Ma compagnie me suffirait amplement pendant les semaines, les mois ou les quelques années qui me séparaient du 10 avril. 

J’évitais donc avec un soin extrême les régions séduisantes et désertes l’hiver, mais surpeuplées dès le printemps. Envahies par la horde braillarde et bigarrée de citadins conquérants, stupides et irrespectueux de ce qui les entoure. De même pour les îles, alors que la confrontation obligée et permanente avec la mer m’aurait séduite. Depuis plusieurs semaines, j’avais épuisé les quelques possibilités de ces contrées, et finalement opté pour un grand bond vers le nord.

Je m’étais enfoncée avec soulagement, puis ravissement dans ce pays de forêts millénaires, trouées ça et là de lacs silencieux. Si je ne ressentais aucune urgence, j’étais depuis quelque temps envahie par une excitation que je n’avais pas connue depuis des années.

Ce jour-là, après un arrêt dans un minuscule restaurant rempli de bûcherons, j’ai soudain abandonné l’ennui de la rectitude de la route que je suivais depuis des heures pour bifurquer sur une voie de traverse. L’asphalte mal entretenu et la sinuosité de la route m’obligeaient à une conduite prudente. Après une dizaine de kilomètres, j’ai débouché dans un cul de sac. Une haute colline surgie de nulle part barrait entièrement l’horizon. Un village dégringolait de la pente jusqu’à une place bordée de quatre arbres. Sur la droite, un chemin de terre pénétrait dans la forêt. Sans la moindre hésitation, je m’y suis engagée. Le sentier, très étroit, tout cabossé, était crevé par des ornières boueuses. J’ai baissé ma vitre et laissé le silence emplir la voiture. Des parfums puissants de sous bois et de terre mouillée ont pénétré dans l’habitacle. C’était frais et fort à la fois. J’ai continué pendant un peu plus d’un kilomètre, avant de buter sur un lac. Un lac majuscule. Un lac comme on l’imagine, enfant. Tout rond, vaste sans être trop étendu, cerné par des collines qui laissaient descendre en douceur les arbres jusqu’à son bord. Sur la rive opposée, un ruisseau se déversait en une cascade paresseuse qui troublait à peine le calme des eaux.  

Je ne sais pas combien de temps je suis restée, immobile dans la voiture, à l’observer avant de sortir. Je suis allée rafraîchir mes mains en crevant la surface plane, lisse, du lac, rayant pendant quelques secondes l’envers parfait du paysage qui s’y reflétait. 

Quand je me suis retournée, c’est là que je l’ai vue.

Une maison. Ou plutôt l’idée d’une maison. Le feuillage grimpait jusqu’aux bardeaux du toit, recouvrant presque entièrement la structure en rondins du chalet. Une galerie à moitié effondrée courait le long de la façade. Quelques marches atteignaient ce qui avait dû jadis être un jardin qui s’évanouissait dans le lac.

Le silence. Le lac. Les collines. La forêt. La maison en bois.

J’étais enfin chez moi.

Depuis toujours, j’avais été d’un caractère passif. Dernière d’une fratrie de quatre membres, je m’étais dès l’enfance habituée à suivre, plutôt qu’à mener. J’y trouvais un confort certain, et le temps gagné à n’avoir aucune décision à prendre, grande ou minuscule, je le passais à des activités égocentriques et solitaires. Lecture, dessin et rêverie remplissaient agréablement mes journées. J’avais collé sans état d’âme particulier ce même modèle à ma vie de couple. J’acceptais tout ce qu’il me proposait sans discuter, dès l’instant où je faisais ce que je voulais de mes heures.

Il m’a fallu attendre quarante cinq ans pour que ça change. Quarante cinq ans, et le choix du 10 avril. Quarante cinq ans, et cette maison.

Dix jours après l’avoir découverte, la maison m’appartenait. 

En possession des papiers notariés, à défaut des clefs, inexistantes, je me suis mise à la recherche d’artisans capables d’exécuter les travaux que je souhaitais entreprendre. Je ne saurais compter les heures de travail, les sourires, les blagues échangées, les coups de gueule, les repas préparés et partagés avec les ouvriers pendant les semaines suivantes. Mais ni la fatigue, ni les énervements, ni la lassitude de cette entreprise dont je ne voyais pas le bout n’ont réussi à entamer mon enthousiasme latent. Au fil des semaines, sans même m’en rendre compte, je me suis intégrée dans la vie locale. Des gens que je ne connaissais pas me saluaient en prenant des nouvelles de l’avancement du chantier. D’autres me remerciaient de remettre à neuf ce chalet qui avait, semble-t-il, un passé important pour la communauté. Certains, enfin, m’ont même invitée à dîner, ce que j’ai refusé avec civilité, mais fermeté. Si j’avais jeté mon dévolu sur cette maison, c’était précisément pour échapper à toute vie sociale. Cependant, ces marques d’intérêt des habitants du village me touchaient malgré tout.

Quand le gros des travaux a été achevé, j’ai pris mon temps pour les finitions. Pièce après pièce, j’ajoutais des coussins par ici, un bibelot par là. Jamais je n’aurais pu imaginer y puiser un tel plaisir. Jusqu’alors, mon quotidien, mon équilibre, je les avais trouvés dans une vie contemplative. Toute activité manuelle me paraissait à l’opposé de moi-même. Et là, au cœur de cette forêt, au bord de ce lac isolé, à l’abri de ce chalet qui sentait le bois et la nature, je me suis mise à arranger, décorer, et même fabriquer des meubles. Une bibliothèque pour y caser les livres des malles qui m’avaient suivies. Un banc pour la galerie. Une table basse devant la cheminée. Scier des planches. Poncer. Visser. Clouer. Cirer. Autant de menues tâches. Autant de réelles satisfactions. Et cette fierté étonnée du travail accompli toute seule.

Cette maison devenait ma maison. Au fil des jours, nous apprenions à nous connaître. Nous nous apprivoisions, elle et moi. Jusqu’à ce que je me sente faire totalement corps avec elle. J’ai su que j’étais définitivement chez moi la première fois où je me suis endormie sans guetter les craquements du chalet. Ils faisaient partie intégrante de mon univers désormais. Je me suis laissée bercer par les bruissements doux du vent dans les arbres, et les parfums musqués de la nuit.

Quand j’en ai eu terminé avec l’intérieur, je me suis attaquée au jardin. J’ai débroussaillé, élagué, coupé, tronçonné. Mais je n’ai rien planté. Je voulais laisser la forêt intacte autour du chalet. Pas de massifs de fleurs inutiles, de buissons importés, d’essences exotiques. La nature était ici première. Je me suis contentée de laisser respirer la maison.

Quand l’hiver est arrivé, je l’attendais depuis déjà deux semaines.

Une joie purement innocente devant les premiers flocons de neige. Ça a commencé une fin d’après-midi, à la tombée du jour. Des flocons épais, silencieux, se sont posés sur la terre refroidie. Une heure plus tard, les arbres en étaient tout recouverts. Un sentiment de paix absolue s’est emparé du paysage figé. C’était d’une beauté telle que je suis restée jusqu’au milieu de la nuit à contempler ce spectacle étonnant. Dès le lever du jour, je suis partie marcher autour du lac. Le crissement de mes pas, les premiers à fouler cette surface vierge, m’a accompagnée comme une mélodie tout le temps de la promenade. Le soleil faisait éclater en millions de minuscules miroirs les cristaux sur le sol. Pas un souffle de vent. Pas un cri d’animal. La profondeur immense du silence. La profondeur immense de mon ravissement. 

Le 10 avril est arrivé avec le premier jour de printemps. D’un coup, les couleurs ont jailli. Les feuilles et les fleurs, dégagées de leur cocon neigeux, sont soudain sorties. Triomphantes. Triomphantes et éclatantes. Tout autour du chalet et du lac, c’était une explosion de teintes puissantes. Ardentes. Flamboyantes. Des nuances particulières de vert, de rouge, de jaune que je n’avais jamais vues auparavant. Même le sous bois s’était transformé en un tapis multicolore. Il a fallu presque cinq semaines avant que la floraison ne s’apaise et s’installe pour l’été.

Aussi surprise et émerveillée que par la brusque arrivée de l’hiver, j’ai contemplé pendant des jours le paysage autour de moi. Enivrée des parfums forts de la terre et des plantes. Guettant le lever et le coucher du soleil sur les eaux tranquilles du lac. Laissant filer le 10 avril.

Si j’avais vu approcher ce jour sans crainte, je l’avais laissé passer sans regret. Après tout, c’était ma décision. Mon choix. Mon point final. Point final à une vie que je n’aimais plus. Que je n’avais jamais aimée. Je l’avais subie, au mieux. Déceptions et trahisons en avaient depuis toujours été les moments marquants. Aucune raison supérieure ne m’obligeait à poursuivre ainsi. Ma liberté dernière était ce 10 avril. Et cette maison pour l’atteindre.

J’avais donc toute une année devant moi. Des heures, des jours, des mois aux couleurs changeantes, aux odeurs nouvelles. Tout ce temps rien que pour moi. Dès les premiers jours de grosse chaleur, je me suis baignée dans le lac. Il m’a fallu apprendre l’eau glacée, coupante. Mais à l’instant où j’ai su la dompter, le bien-être qu’elle me procurait s’est avéré être sans pareil. L’impression, avec avoir nagé longtemps, de rajeunir. De renaître. Je ne reconnaissais plus mes muscles, ma peau. Bientôt, je me suis jetée à l’eau trois fois par jour. De temps à autre, j’apercevais quelques enfants du village, et leurs parents, sur la rive ouest. Ils me saluaient de grands gestes chaleureux, mais restaient à l’écart. Personne n’a cherché à empiéter sur mon terrain, dans tous les sens du terme. Ma solitude était respectée, et je leur en savais gré. 

Chaque soir, j’allumais un feu dans la cheminée. Fenêtres grandes ouvertes sur la nuit, j’écoutais crépiter le bois en lisant. Les parfums de la forêt, de la terre, du lac se mêlaient à l’odeur des bûches dans une vaste brassée de senteurs délicates et amples. Peu à peu, la maison avait perdu ses parfums bruts des premières semaines. Ne restaient que des traces subtiles, légèrement boisées. Des arômes d’arbres, de plantes et de fruits mêlés. L’exhalaison du chalet. Cette odeur si particulière, j’avais le sentiment de la savoir depuis toujours. Celle de la maison d’enfance que je n’avais jamais eue. La nostalgie d’un lieu et d’un moment que je n’avais jamais connus. Peu à peu, le chalet devenait comme ma deuxième peau.

Les premières pluies sont arrivées peu après le début de l’automne. Le ciel se déversait en gouttes brutales et serrées sur le lac, dans un fracas métallique amplifié par les collines.  Au chaud devant la cheminée, ou à l’abri de la galerie, je restais des heures à contempler le ciel couleur de plomb qui s’écrasait dans les eaux du lac. Des heures à écouter le chant de la pluie sur la forêt. L’impression d’être seule au monde, perdue au milieu des éléments. Quand le soleil réussissait à percer, la terre gorgée d’eau depuis des jours pouvait enfin respirer. Elle offrait alors un parfum cru, comme une évidence, et qui me foudroyait.

La neige encore. Puis l’éclatement du printemps. Un autre 10 avril. Les longues nages d’été dans le lac. Et la pluie à nouveau. Le chalet grinçait sous les bourrasques de vent, craquait sous les orages, crissait sous le soleil épais, mais ne rompait jamais.

Au fil des saisons, de mes courses dans les bois, de mes baignades dans le lac, de mes lectures devant la cheminée, j’ai peu à peu oublié pourquoi j’étais là. J’ai oublié tout ce qui avait été de ma vie avant. Avant le chalet. Oublié la tristesse. Le mal de vivre. La désespérance. N’est resté que ce bonheur simple. Palpable. Transparent avec ses couleurs changeantes, ses parfums essentiels.

*

*        *

Aujourd’hui, c’est le 10 avril. Le vingt quatrième 10 avril que je passe dans le chalet.

Je ne sais plus pourquoi cette date est importante. Quelque chose à fêter, certainement. Peut-être l’éclosion des premiers bourgeons. Cette année, les pommiers sauvages promettent de regorger de fruits.

12.

C’est la première fois que je viens dans cette ville. Comme toujours avant de poser les pieds en terre inconnue, je l’ai attentivement étudiée. Un peu d’histoire, cartes multiples et détaillées, visite virtuelle sur mon ordinateur. Tout, je veux tout savoir. La population. La culture. Les activités. Les spécificités. Le climat. Je n’aime pas me laisser distraire ou surprendre par un élément périphérique. Je choisis un hôtel dans le centre, en général, puis j’examine très minutieusement les trajets que je devrai effectuer. Je calcule les distances, je calcule le temps qu’il me faudra pour me déplacer. A pied, en voiture, en taxi, en bus et en métro. Ne rien laisser au hasard pour un maximum d’efficacité. C’est l’esprit libre que je peux alors me consacrer entièrement à ma tâche.

Je prends toujours la même chambre. Je réserve dans une chaîne internationale. Rien d’exotique, jamais. Je recherche un lieu impersonnel, fonctionnel, où je retrouve immédiatement mes repères. Salle de bains à gauche en entrant, placard en face, puis chambre moyennement spacieuse aux murs beiges, avec un tableau représentant une vue de la ville accroché au-dessus du lit. Une moquette chocolat, deux fauteuils de part et d’autre d’une table basse, une chaise devant un grand plateau en bois qui fait office de bureau. Un téléphone sur une table de chevet, un radio-réveil sur l’autre, un poste de télévision posé sur le mini bar. Je suis chez moi. Pour un jour, cinq jours ou une semaine, je suis chez moi.

Je n’aime pas les impondérables. Ne pas maîtriser une situation m’est très pénible. Un orage inattendu. Un accident qui bloque la circulation. Une panne d’électricité, et ma journée part à la dérive. Mais j’ai appris, au fil des années, à ne pas me laisser envahir par le stress. Refouler mon exaspération. Mon ennui. Mon énervement. Quelques exercices respiratoires, le vide dans ma tête, le vide total, absolu, et je retrouve mon calme. Mais jamais jusqu’à présent je n’avais fait face à ce qui m’attendait à mon arrivée dans cette ville.

Le chaos. Les hurlements des gens couverts par les sirènes des voitures de police, de pompiers, des ambulances. De la fumée. Des flammes. Des véhicules renversés, carbonisés. Du verre, des briques, des pierres sur la chaussée. Des papiers qui tombaient des vitres éclatées des buildings. Le chaos. J’ai quitté le taxi immobilisé dans l’avenue, et j’ai rejoint mon hôtel à pied. J’ai appris qu’une canalisation de gaz avait lâché, provoquant une explosion d’une violence inouïe. Les dégâts matériels étaient importants, et les pertes humaines également. Il faudrait plusieurs jours pour tout dégager, et que la vie reprenne quasi normalement. Là, les exercices respiratoires se sont avérés inefficaces. Une colère froide s’est emparée de moi, avec une force telle que je me suis mis à trembler. Pas ça. Pas ici. Pas maintenant. Pas à moi. J’ai mis deux heures à faire redescendre la pression. Une douche bouillante, suivie d’un jet glacé, m’y a fortement aidé. J’ai retenu la chambre pour quatre jours supplémentaires, et je suis sorti.

J’ai commencé à faire ce que je n’ai jamais fait auparavant. J’ai visité la ville. Puisque j’étais bloqué par des événements indépendants de ma volonté, je me suis mis à marcher. Dans les villes où je devais me rendre, d’ordinaire, je ne restais que le temps strictement nécessaire à mes affaires. Je ne perdais pas une seule seconde à musarder, traverser des parcs, parcourir des musées, essayer la cuisine locale. Je prends tous mes repas dans ma chambre, ou j’avale un sandwich en me rendant à mon rendez-vous. Toutes ces villes, je pourrais en dessiner le plan exact, sans jamais avoir parcouru plus que quelques kilomètres de trottoirs. Je sais les horaires d’ouverture des boutiques, des salles de spectacle, les animations saisonnières, les heures de passage des bus et des métros. Tout, je saurais tout dire sur ces cités, je les connais certainement mieux que la plupart de leurs habitants. Mais mon savoir reste théorique. Le seul élément qui m’échappe, et que je ne découvre qu’une fois sur place, c’est le climat. La moiteur de l’air. Le froid glacial. La chaleur pesante. Seule la peau peut l’appréhender. J’y prête une grande attention la première journée, c’est déterminant pour le choix d’une tenue adéquate. 

Ici, l’air est doux, parfumé. Au pied des arbres le long des avenues, des massifs de fleurs multicolores ont été plantés. Le bitume embaume. Surprenant. Toute cette végétation rapportée absorbe en partie le bruit du trafic, plongeant les rues dans un silence inattendu. J’essaie de me remémorer mes marches dans d’autres villes, et c’est le vacarme qui me vient immédiatement à l’esprit. Une ville ne se tait jamais. Ne se repose jamais. Une ville c’est un tohu-bohu permanent. Klaxons, cris, vrombissement des moteurs, sirènes, crissement des pneus, grincement des freins, hurlements, tôle froissée, musique, détonations des motos. Eclats de voix. Eclats de verre. Eclats de fer. Une ville, c’est d’abord sonore. C’est surtout sonore. La pierre qui répercute les sons. Chaque rue est une caisse de résonance. 

Une ville, c’est aussi une odeur particulière. Goudron, métal chauffé, gaz d’échappements, cuisine, détritus. Et là, bruits avalés, parfums sucrés. Passé mon premier étonnement, je m’enfonce plus avant vers le sud. Vers le fleuve. Je sais qu’il est là, et je l’atteins sans aucune hésitation. D’un pas léger. Le pas que j’ai en forêt. Quand je parcours, seul, les bois pendant des heures. Respirant à plein poumons. Mon énervement colossal devant le retard pris à cause du capharnaüm dû à l’explosion s’est totalement évanoui. Je commence presque à apprécier ces vacances obligées. Le fleuve est comme une mer. Large. Vaste. Houleux. Des courants le traversent en tourbillonnant. Une île posée au milieu fait naître des vagues folles. Je reste un long moment à regarder un cargo s’éloigner sous le pont. Le mugissement de sa sirène, quand il atteint l’autre côté, ressemble à un cri de joie. J’avance lentement le long de la rive, le soleil dans le dos. Mon ombre me précède, effilée, les pans de ma veste soulevés par la brise en une danse étrange. Tout au long de la berge, des buissons, des massifs de fleurs, des pommiers et des cerisiers. Ça sent bon. Comme un souvenir d’enfance retrouvé. Je me secoue. Je ne veux pas me laisser engloutir par cette ville. Je suis là dans un but très précis. Loin du sortilège de ces rues.

Je m’engage dans une avenue qui mène vers l’ouest. Je regarde en avançant l’architecture simple et franche des immeubles qui la bordent. Je me sens bien, à l’aise dans mes vêtements parfaitement appropriés à ce soleil de printemps. Pantalon de coton beige, T-shirt noir, veste en lin. Et toujours mes mocassins de cuir souple. J’attache une importance particulière à mes chaussures. C’est primordial pour moi. Un pied comprimé, une ampoule, et le désagrément pourrait me perturber dans ma tâche. Alors, une fois par an, je vais chez un bottier en Italie et je fais fabriquer une dizaine de paires de chaussures. Toujours les mêmes, de teintes différentes. Je prends également grand soin de ma santé. Dentiste, ophtalmologiste et cardiologue reçoivent régulièrement ma visite. J’ai quarante quatre ans, un corps de trente ans dû à des séances quotidiennes de sport et une nourriture équilibrée. Vivre seul comme je le fais depuis toujours m’aide à entretenir une hygiène de vie conforme à mon besoin.

Un grand bâtiment blanc. Architecture sobre. Elégante. Je reconnais immédiatement le musée. J’entre. Les salles sont vastes mais de proportions agréables. Les œuvres judicieusement placées, avec des éclairages qui les mettent pleinement en valeur. Tout semble fait pour le confort du visiteur, et son approche évidente de l’œuvre. Sa compréhension immédiate. Je déambule paresseusement de salle en salle, de siècle en siècle. C’est quand j’atteins le département d’art contemporain que je la vois. Elle est seule, figée devant un tableau uniformément bleu. Longue, des cheveux auburn caracolant sur un grand manteau blanc, un sac rouge en bandoulière, du même rouge que ses escarpins. Elle est encore plus splendide que sur les photos.

Après un instant d’hésitation, je sors de la salle avant qu’elle ne m’aperçoive.

Ce matin, dès huit heures, je suis garé à une vingtaine de mètres de chez elle, dans la voiture que j’ai louée hier en rentrant à l’hôtel. Le centre ville a été dégagé, et il ne reste déjà presque aucune trace de l’explosion. Les arbres calcinés ont été arrachés, et de nouveaux plantés. Les carcasses des véhicules enlevées. Les débris de verre et de pierre balayés. Les devantures des magasins et les immeubles touchés sont en réfection. La vie a repris un cours normal dans la ville, comme si le drame n’avait pas eu lieu. Mais sans cet incident, jamais je ne l’aurais vue dans ce musée. Depuis hier, son image me hante. Elle est sortie du papier glacé des photos pour prendre vie sous mes yeux. Me dévoiler une partie très intime d’elle-même. Ce regard fasciné qu’elle avait devant le tableau. A quoi pensait-elle. Qu’est-ce qui la captivait autant dans tout ce bleu. Je me suis retenu pour ne pas retourner au musée et observer le tableau. Je n’y aurais, de toute façon, pas vu ce qu’elle y a vu. Il me faudrait la connaître pour ça. Ses douleurs. Ses joies. Ses angoisses. Ses rêves. Là, peut-être, je saurais deviner ce qui se cache sous ce bleu, et qui l’a tant émue.

Neuf heures trente. La grille de sa maison s’ouvre lentement. Larges lunettes noires, cheveux emprisonnés sous un foulard, elle se glisse dans la circulation au volant de sa décapotable. Je la suis pendant environ cinq kilomètres, jusqu’à ce qu’elle pénètre dans un parking au pied d’un grand immeuble de verre. J’attends un quart d’heure avant de pénétrer dans le hall. La liste des sociétés qu’abrite le bâtiment est inscrite sur une plaque en cuivre accrochée au mur gauche de l’entrée. Le cabinet d’avocats qu’elle dirige occupe tout le douzième étage.

A treize heures, je laisse trois voitures entre la sienne et la mienne pour la suivre jusqu’au restaurant où elle s’arrête. D’où je suis garé, je l’aperçois rire avec la jeune femme assise face à elle. Je mâche lentement mon sandwich et termine ma bouteille d’eau pendant qu’elle mange une salade arrosée d’un verre de vin blanc.

A dix neuf heures trente, elle quitte son bureau et regagne directement sa maison.

Pendant les trois jours suivants, elle suit le même horaire scrupuleux. Les mêmes déplacements. Mais ses repas, elle les prend en solitaire. Elle consulte des dossiers tout en mangeant. Envoie des messages de son cellulaire.

A dix neuf heures trente, elle quitte son bureau et regagne directement sa maison.

Chaque soir, je suis resté jusqu’à minuit devant chez elle. Personne jamais n’est venu lui rendre visite. Elle semble si solitaire. Je n’arrive pas à me déprendre de son air perdu et concentré devant le tableau bleu. Fragile. Tellement fragile. C’est l’impression qu’elle renvoyait, dressée sur ses escarpins rouges, enveloppée dans son manteau blanc. Je voudrais pouvoir percer cet abandon. Cette douleur sourde qu’elle cache au volant de sa voiture derrière ses grandes lunettes noires.

Quand je rentre à l’hôtel, seul dans ma chambre, je me pose longtemps devant ses photos. Noir et blanc au grain trop large. Sur la première, elle marche dans la rue près de chez elle. Jean, débardeur et ballerines. Cheveux au vent. La deuxième la surprend sur les marches de l’opéra, le soir. Un châle jeté sur une robe longue, elle sourit à un groupe de gens près d’elle. Cheveux ramenés en chignon. Sur la troisième, elle est assise sur un banc devant le fleuve. Jean, sweat shirt et baskets. Cheveux attachés en catogan. Cette dernière photo la montre telle que je l’ai vue au musée. Même air égaré. Même tristesse infinie.

Demain, j’entrerai en contact avec elle.

*

*         *

Tout le jour, je flâne dans les rues de cette ville envoûtante. Qui commence à m’envoûter. Je me retrouve bientôt dans le musée, posé devant le tableau bleu. Je reste longtemps à la chercher derrière cette uniformité déroutante. Qu’a-t-elle aperçu là, au fond de cet océan figé. Un morceau d’enfance. Un rêve oublié. La mélancolie qui baignait son visage, je ne l’éprouve pas. Je ne la comprends pas. Mais elle ne cesse de m’intriguer.

Dix neuf heures trente. Le soleil est encore solidement accroché dans le ciel sans nuage. Les ombres s’étirent en un bâillement paresseux. Elle doit sortir du parking maintenant, au volant de sa décapotable, les cheveux flottant au vent du soir. Ce qu’elle fait tous les jours, jeter son foulard sur le siège passager pour mieux laisser l’air la caresser.

Dix neuf heures quarante huit. Elle ralentit dans le virage, s’arrête devant son portail et déclenche l’ouverture automatique.

Dix neuf heures quarante neuf. J’appuie sur la détente, et j’entre en contact avec elle d’une balle précise. Juste entre ses yeux étonnés.

13.

Il y a presque cinquante cinq ans que je ne suis pas revenu ici. La puanteur. J’avais effacé jusqu’à cette puanteur. Même si la tannerie a fermé depuis bien longtemps, l’odeur stagne encore sur la ville. Lovée pour des siècles dans les murs. Sous les toitures. Dans les branches des arbres. Sous les pavés. Dans la terre. Le ciel même, strié de lambeaux de nuages, comme un vieux drap déchiré, semble désespéré par cette ville. Sa puanteur, et sa laideur. Les bâtiments sans relief noircis par l’âge. Les trottoirs à demi défoncés. La chaussée crevassée. Tout crie l’abandon. La misère. Pourtant, pour y accéder, le paysage est saisissant. Traversée de forêts verdoyantes, collines ouvertes au printemps naissant. Et soudain, la route bascule dans une cuvette grisâtre. Sale. La ville est là, à l’écart des grands axes, à l’écart de la nature, à l’écart de la civilisation. Oubliée de la marche du monde.

Cette impression de pénétrer dans une ville en noir et blanc. Comme si les couleurs ne pouvaient s’imposer dans ces rues rectilignes. Repoussées par une géographie qui ne laisse aucune part à la lumière. Les massifs plantés ici et là dans une vaine tentative de décoration n’ont pas résisté à la pollution. Les fleurs sont desséchées, brunâtres, mortes. Même les rares voitures qui circulent sont incolores. Blanches, beiges, marrons. Grises ou noires. Pas une seule rouge. Bleue, ou verte. Je me demande pendant une fraction de seconde si le camion de pompiers est aussi terne que tout ce qui m’entoure.

Je résiste à l’envie de rappeler mon chauffeur. Je lui ai demandé de m’attendre à l’écart, devant la chapelle. J’avais besoin d’être seul un moment le long de ces trottoirs. Mais le moelleux des sièges et le parfum du cuir me manquent soudain. Ce relent d’odeur putride me soulève le cœur. Pourtant, cette puanteur ne m’a jamais dérangé pendant mon enfance. Le force de l’habitude sans doute. Ou la force de l’oubli. Vingt deux années passées ici, et il ne m’en reste rien. Presque rien.

J’ai longtemps hésité avant de venir. Quand la lettre m’est finalement parvenue sur l’île ensoleillée où j’habite désormais, frappée des différents tampons des pays où j’ai résidé ces dernières années, j’ai failli la jeter sans même l’ouvrir. Mais cette persévérance lisible au travers de ces tampons m’a retenu. Une lettre sur papier officiel. La ville où j’étais né s’était soudain souvenue de moi, et voulait me faire citoyen d’honneur en m’offrant ses clefs. Une cérémonie était prévue, avec les notables de la région, et la présence du ministre de l’industrie en personne. Un gigantesque fou rire m’a secoué pendant un long moment. Moi qui avais fui ce lieu depuis si longtemps. Moi qui avais changé de nationalité. Moi qui avais été méprisé par ces mêmes notables, voilà qu’on se prosternait à mes pieds. Il valait mieux en rire, en effet. J’ai jeté la lettre avant de prendre mon bateau pour ma partie de pêche au gros hebdomadaire.

La deuxième lettre est arrivée quinze jours plus tard. Avec la bonne adresse cette fois-ci. Elle a rejoint la première dans la corbeille à papiers sans même que je l’aie ouverte. Une troisième un mois plus tard, avant l’appel du ministre. J’ai écouté poliment le discours sur l’enfant du pays qui avait su devenir un entrepreneur internationalement reconnu, le self made man visionnaire et talentueux, l’homme de bien qui consacrait une partie de sa fortune pour aider les autres, l’exemple à suivre pour une jeunesse qui avait perdu ses repères. J’ai répliqué par la fatigue due à mon âge, le besoin de repos et de calme après une vie agitée, l’éloignement dans l’espace et dans le temps avec mon pays d’origine. Mon interlocuteur m’a alors habilement évoqué la possibilité de facilités diplomatiques pour débrouiller une situation compliquée qui compromettait l’établissement d’un hôpital et d’une école que je voulais construire en Afrique. Il savait à quel point ce projet humanitaire me tenait à cœur, et il pouvait m’aider.

Cette conversation a eu lieu trois mois plus tôt. Les fondations de l’hôpital sont terminées, et l’école est en cours de réalisation. Moi, je marche dans les rues de cette ville en noir et blanc. Cette ville éteinte. Abandonnée.

Je laisse la grand rue et m’enfonce dans un passage mal pavé qui grimpe légèrement vers une place étroite. Un cul de sac qui abrite l’école communale. Le bâtiment est tel que je l’ai connu, si ce n’est la décrépitude qui s’en est emparée. Deux vitres cassées à la porte d’entrée, remplacées par des plaques de contre plaqué. Un provisoire qui doit durer depuis longtemps déjà, à voir les graffitis qui l’ornent. Les murs en sont également couverts. Aux côtés de dessins obscènes et d’injures, des tentatives de jeux de mots. La vie me tanneT’ânerie. Des essais politiques. Mourir pour des odeursLa révolution en sentant. Aucun bruit ne traverse les murs. Peut-être l’école est-elle fermée. Abandonnée elle aussi. Le bruit de la cloche, les hurlements dans la cour de récréation, le crissement de la craie sur le tableau noir, la vapeur qui s’échappe des pèlerines trempées mises à sécher dans la classe, devant le poêle à charbon. Tout me revient d’un coup. Le froid qui mord les jambes nues les matins gelés d’hiver. Le claquement des souliers ferrés sur les pavés. Le cartable trop lourd qui démolit l’épaule. Le béret rempli de terre et attaché, qui sert de balle. Les parties de billes sur le trottoir entre garçons. Les filles qui jouent à la marelle de l’autre côté de la rue. Et elle qui m’attend pour rentrer. Sur le chemin du retour, je lui donne la plus belle bille que je viens de gagner. Elle la glisse dans sa poche, me remercie de son immense sourire, et met sa main dans la mienne. Je ne la lâche qu’arrivé devant chez elle. 

Chez elle. Jamais je n’y suis entré, pendant toutes ces années. Elle habitait la plus belle maison de la ville. Un hôtel particulier de belle facture, entouré d’un parc ombragé par d’immenses marronniers. Tous les soirs, je la laissais là, devant la grille noire ornée des armoiries familiales. Puis je quittais les beaux quartiers en courant, je dévalais les rues jusqu’au faubourg où nous habitions, mes parents et moi. La quartier s’était greffé à la périphérie de la ville à la fin du siècle précédent, quand la tannerie avait pris son essor. C’était un agglomérat de petites maisons sans caractère où s’entassait la population ouvrière. Des rues dépourvues de trottoirs, aucun arbre, et l’odeur putride stagnant en permanence au-dessus des toits. Je suis né et j’ai grandi dans la dernière maison du quartier, au bord de la rivière où était déversée l’eau des bacs de tannage. Mon père travaillait dans ces cuves. Ma mère, originaire d’un pays de montagne, ne s’est jamais habituée à cette pollution olfactive environnante. Elle n’a survécu que dix ans après ma naissance. Son regard triste et son sourire timide, je les ai toujours au fond de moi.

Une vie de silence et de travail s’est alors installée entre mon père et moi. Renfermé de nature, mon père n’a presque plus parlé après la mort de ma mère. Il ne prononçait que les quelques mots essentiels à notre survie. Mais s’il ne savait comment exprimer ses sentiments, je l’ai toujours senti attentif envers moi, à sa manière. Il m’a protégé autant qu’il l’a pu. Et moi, je l’ai aidé de mon mieux. Cuisine, ménage, lessive, peu à peu j’ai appris à effectuer toutes les tâches ménagères. Je ne m’en sortais pas si mal, et mon père se montrait peu regardant. Sauf pour les études. Chaque mois, il attendait mon relevé de notes, et l’examinait avec une extrême attention. Il exigeait l’excellence, pour que je puisse échapper à la puanteur.

Ma vie pouvait sembler sombre, mais elle ne l’était pas. Si ma mère me manquait, mon père m’aimait à sa façon maladroite, et je le savais. Et puis elle. Elle près de moi, avec moi, depuis la toute petite enfance. Jamais je n’ai su pourquoi elle m’avait choisi. Mais elle m’avait choisi. Près d’elle, avec elle, j’oubliais mes vêtements rapiécés, mes souliers crevés, mes cheveux trop longs. Dès qu’elle mettait sa main dans la mienne, le vilain crapaud se transformait en prince étincelant. La fraîcheur de ses lèvres pour le premier baiser. Le sentiment de toucher l’éternité. Le parfum de ses boucles dorées. La délicatesse de sa peau. Elle sentait toujours l’herbe coupée et les plantes sauvages. Comment faisait-elle pour ne pas être atteinte par la puanteur. Quel charme la protégeait de l’acidité et de l’âcreté qui gênaient tous les autres. Jamais je ne l’ai su, mais en faisant de moi l’élu, elle m’apportait un vent purificateur qui transformait chaque journée en parenthèse éthérée.

Mes heures, mes jours, mes années étaient inscrites dans son sourire. Elle les tenait dans son regard si bleu, si doux. Nos enfants auraient ce regard et ce sourire. Je le savais. Elle serrait ma main très fort quand je lui disais ça. Ou bien elle m’embrassait, encore et encore. Alors j’avais hâte que ces années d’adolescence s’achèvent pour pouvoir l’épouser. 

Nous enfuir. C’était la seule solution que nous avions trouvée pour échapper à ses parents. Quand elle avait annoncé son intention de vivre avec moi, son père était entré dans une rage telle qu’elle en tremblait encore une semaine après. Mésalliance. Va-nu-pieds. Moins que rien. Analphabète. Clochard. Elle avait tout entendu me concernant. Tout supporté sans rien répliquer. Et c’est alors qu’elle avait décidé de partir. Avec moi.

Mais quand elle est partie, c’était sans moi.

Un an en Angleterre. C’est ce que son père avait décidé. C’est là-bas qu’il l’avait expédiée. Expédiée, vraiment. D’un jour à l’autre, elle avait disparu. Sans un geste d’au revoir. Sans un dernier baiser. Une ultime promesse. Sans un mot. Sans une lettre. Cette lettre que j’ai attendue en vain pendant un an. 

Le jour où, n’en pouvant plus de douleur et d’angoisse, j’avais enfin osé sonner à la porte de la grande maison, non seulement ses parents avaient refusé de me recevoir, mais ils m’avaient fait proprement jeter dehors par leur jardiner. Pris de pitié devant ma peine, cet homme m’avait dit où elle se trouvait, et pour combien de temps.

Cette année-là, la dernière que je devais passer dans cette ville, a été une année de souffrance. Jamais je n’aurais imaginé que l’on puisse avoir mal à ce point-là. Pour tenter d’apaiser mon désespoir, j’ai redoublé d’acharnement au travail. Mes études, elles, n’ont pas souffert.

Je marchais dans la rue où je marche à présent quand je l’ai vue. Elle venait à ma rencontre. Stupéfait. Bouleversé. Tétanisé, je l’ai regardé approcher. Elle. C’était elle. Elle était de retour. Si belle, le soleil dans ses cheveux, tout de blanc vêtue. Elle, enfin. En passant à mes côtés, elle ne m’a pas jeté le moindre coup d’œil. 

J’étais devenu invisible.

Le mois suivant, elle se mariait avec le propriétaire de l’usine de papier de la ville voisine. J’étais parti depuis trois semaines déjà.

Une rage immense. C’est ça qui m’animait. Trompé, bafoué, humilié, j’aurais dû sombrer. Mais la rage m’a sauvé. Une rage non pas destructrice, mais une rage froide saturée de détermination. Oublier cette ville. Oublier ces gens. L’oublier, elle. Et par-dessus tout, oublier la puanteur. 

Je me suis donc presque naturellement tourné vers la parfumerie. Quelques années d’apprentissage, d’excellentes connaissances en gestion, et surtout des idées osées m’ont permis de racheter une première société. De cette petite entreprise régionale, j’ai fait la plus importante marque d’huiles essentielles du monde. Par la suite, j’ai diversifié mes activités, pour me retrouver à la tête d’un groupe extrêmement puissant. J’étais présent sur tous les continents, j’employais des milliers de gens que j’ai toujours traités d’une manière exemplaire. Cette réussite flamboyante, et cette gestion des biens et des personnes m’ont offert une notoriété et une reconnaissance tout autour de la planète. Peu à peu, après ces décennies de travail acharné, je me suis mis en retrait, laissant la direction de l’empire que j’avais créé à quelques personnes fidèles et de confiance qui continueraient à avancer dans le même sens que moi. Celui qui respectait l’homme et l’environnement.

J’ai fondé un empire. Mais je n’ai pas fondé de dynastie. Si les journaux, revues et magazines me montraient avec les plus belles femmes du monde à mon bras, je ne me suis jamais marié. Et je n’ai pas eu d’enfant. Peur. J’ai eu peur. Peur de ne pas être aimé en retour. Peur d’être rejeté. Peur de souffrir, encore.

J’avais un sourire et un regard qui pesaient au fond de moi.

*

*        *

Qu’est-ce que je fais ici. C’était une erreur de venir. Une erreur d’accepter cette ridicule remise de médaille. Une erreur de céder au chantage voilé du ministre. A l’heure qu’il est, je devrais être sur mon île avec mes amis. A fêter la mer. A fêter le soleil. A fêter la vie.

Plus on descend vers la vieille ville, plus l’odeur devient présente. Cette odeur qui dit encore le travail pénible. La misère. La maladie. L’odeur de la mort, et de l’argent gagné sur la mort des plus faibles. Cette ville restera à jamais écrasée sous sa puanteur.

*

*        *

La cérémonie n’en finit pas. Encore pire que tout ce que je pouvais imaginer. La salle surchauffée envahie par des gerbes de fleurs, sans doute pour masquer l’odeur de la tannerie qui suinte des murs. Une estrade recouverte d’un tissu verdâtre dans lequel on se prend les pieds et on manque de tomber à chaque pas. Des hommes costumés et violemment cravatés qui enchaînent discours sur discours, le tout à ma seule gloire. J’hésite entre évanouissement ou crise de rire.

La salle est comble. Plusieurs centaines de personnes sont venues assister à cette parodie de célébration officielle. Quelques caméras filment le tout. Le ministre a traîné la télévision derrière lui. Pour tromper mon ennui, je regarde tous ces visages tournés vers l’estrade. Des visages sans âge. Gris. Eteints. Plus aucun éclat de vie au fond des yeux. Des visages qui se ressemblent. Usés, sans espoir, comme la ville.

Un coup d’œil discret à ma montre, puis sur les hommes costumés et cravatés près de moi. Trois ont déjà parlé, n’en reste plus que deux avant le ministre. Encore une heure. Plus qu’une heure et je pourrai me sauver. Echapper pour toujours à cet endroit maudit. Définitivement, cette fois, et de mon plein gré.

Ce n’est plus la ville qui me chasse, c’est moi qui l’efface.

*

*         *

Mon chauffeur m’attend à la sortie du cimetière. 

J’ai déposé, sur la tombe de mes parents, un bouquet de violettes pour ma mère. Ces minuscules fleurs étaient ses préférées. Elle en aimait le parfum frais et sucré. Evanescent, comme le rêve d’une vie autre.

Près des violettes, j’ai placé la médaille de la ville. Pour mon père. C’est à lui qu’il fallait la remettre, lui qui a travaillé toute sa vie à l’essor de la cité et n’en a jamais été récompensé. Il en est mort trop jeune, comme les autres, seul et sans les honneurs qui lui étaient dus.

Au moment où je vais monter dans ma voiture, une grosse dame s’approche de moi. Elle est repoussante. Epaisse. Grasse. L’haleine chargée d’alcool. J’ai un mouvement de recul quand elle me tend un petit sac de toile. Elle me le met de force dans les mains, sans un mot, et s’en va.

J’attends d’être loin de la ville pour l’ouvrir.

Des billes. Il y a des billes dans le sac. Toutes les billes que j’avais gagnées. Pour elle.

14.

Ça fait maintenant plusieurs semaines que le téléphone a cessé de sonner. Je ne m’en suis pas rendue compte immédiatement. Trop heureuse, dans l’immédiat, du silence retrouvé. Puis c’est la boîte aux lettres qui s’est vidée. Peu à peu, presque insidieusement. Je m’en suis aperçue lorsque plus aucune publicité ne l’a encombrée. En ce qui concerne ma messagerie informatique, je ne saurais dire à quel moment les e-mails se sont raréfiés, ayant depuis longtemps déjà changé d’adresse électronique.

Le calme, enfin.

Le vide.

Ce n’est pas une décision que j’ai prise sur un coup de tête. Un coup de colère, ou de douleur. Pas de rupture déchirante dans ma vie. Pas de maladie. Pas de problèmes financiers insurmontables. Non, rien n’a justifié cet isolement volontaire. Tout ça s’est façonné presque à mon insu, mais je me suis laissé entraîner avec ce sentiment de bien-être qui ne me quitte plus. 

Je ne sais pas depuis quand je n’aime plus les autres. Tous les autres. Je ne sais pas si je les ai jamais aimés, en fait. Dès la cour de récréation, seuls leurs défauts me sont apparus. La mesquinerie et la bêtise me semblaient être les choses de l’humain les mieux partagées. Et le pardon est un concept judéo-chrétien qui m’a de tout temps échappé. Pour avancer, j’ai tout naturellement et consciemment utilisé l’égoïsme que les autres tentent de masquer sous une fraternité de façade. Egocentrée et cynique, dotée d’une intelligence créatrice, j’ai très vite atteint les buts professionnels que je m’étais fixés. Et je les ai dépassés au-delà de ce que je pouvais imaginer.

Ma vie sociale s’est résumée à la simple nécessité du moment. J’ai organisé très régulièrement des dîners auxquels participaient ceux dont j’avais besoin dans l’immédiat ou dans un futur proche. On ne parlait jamais d’affaires au cours de ces soirées, mais des livres à lire, des spectacles à voir, des pays à visiter. Bientôt, ma table est devenue le lieu où il fallait être invité si on voulait être considéré comme quelqu’un qui compte dans le milieu que je fréquentais. C’est très exactement ce que je cherchais. Etant vue, étant connue, puis reconnue, je pouvais imposer avec facilité les chemins à suivre. En fait, le chemin que j’avais dessiné pour qu’il me mène plus vite là où je voulais aller. Sans détours ni obstacles.

Mais si je voyais énormément de monde, je n’avais pas d’amis. Des relations, des connaissances, mais pas d’amis. Personne que j’aurais pu appeler au milieu de la nuit au sortir d’un mauvais rêve. Et personne n’aurait songé à m’appeler, moi, à quatre heures du matin, même en cas d’extrême besoin. Quant à ma vie sentimentale, je l’ai toujours menée comme ma vie professionnelle. J’utilisais les hommes au gré de ma fantaisie ou d’une nécessité sociale. Mes amants étaient généralement spirituels et raffinés, mais aucun jamais ne s’est installé chez moi. Même pas une seule nuit. Je ne l’ai pas autorisé. Et les deux ou trois fois où l’un d’entre eux a réussi à me troubler, j’ai immédiatement rompu.

Tout. J’avais tout, et je pouvais tout avoir. Le pouvoir, le savoir et les biens matériels qui vont avec. Pour ne pas m’ennuyer, je me suis lancé de nouveaux défis. Encore plus de puissance. Encore plus d’argent. Encore plus de monde autour de moi. Mais je possédais tous les codes, et mon manque total de compassion et de scrupule était un atout supplémentaire pour arriver à mes fins très rapidement. Alors, un matin, je me suis réveillée sans plus aucune idée pour remplir agréablement ma journée. L’ennui a triomphé.

Qu’est-ce qui me faisait bouger ? Quel était mon rêve ? J’étais incapable de répondre à ces deux questions toutes simples. Mais jamais avant ce jour je ne me les étais posées. Je suis restée pétrifiée un instant devant le miroir de la salle de bains, à fixer sans la reconnaître cette femme en face de moi. La jeune quarantaine, cheveux auburn mi-longs, des yeux noisette en amande, une bouche aux lèvres pulpeuses pour mieux souligner un nez fin. Un beau visage, épanoui et affirmé. Mais un regard froid. Vide. Un regard éteint, mort au monde. Un regard qui ne voit rien, et qui ne renvoie rien. Cette femme m’a intriguée. Même si je côtoyais mon reflet chaque jour, même si je pouvais dessiner mes traits à la perfection, cette femme, je ne l’avais jamais vue avant ce matin-là. Je n’aurais su deviner si elle était heureuse ou non, si elle avait souffert ou non, si elle nourrissait le moindre espoir ou non. Une coquille. Une enveloppe. Charmante, séduisante, mais totalement inexistante.

Je devais la rendre à la vie.

En quelques semaines, j’avais vendu, très avantageusement, les sociétés qui m’appartenaient en propre, et liquidé, tout aussi bien, les parts que je détenais dans d’autres compagnies. Ce que j’avais mis des années à bâtir s’était envolé en quelques signatures. Mais je me retrouvais à la tête d’une petite fortune qui, bien gérée, me laissait à l’abri de tout problème matériel pour l’éternité de mes jours. En outre, je savais mes besoins minimalistes. Si je dépensais sans compter en réceptions, tenues, cadeaux et voyages pour atteindre mes buts, je ne me sentais bien que seule chez moi, en jean et enveloppée dans un grand pull, un livre sous les yeux. Voitures, bateaux, villas et autres objets ou lieux de luxe ne m’ont jamais intéressée. Je n’ai jamais fait que les utiliser, sans les posséder. Ni envie, ni besoin.

Une fois totalement dépouillée des entraves de mon quotidien, j’ai quitté la ville, poussée par un impérieux désir de solitude totale, et de mer. Je voulais la mer, mais débarrassée des clichés. Pas de soleil, pas de bleu. Je voulais du gris et de la brume. J’ai pris un train vers le nord, et je suis descendue dans une bourgade improbable isolée au milieu de nulle part. Dès la sortie de la gare, mon sac sur l’épaule, j’ai traversé la petite ville et je me suis dirigée vers les falaises. Un vent violent balayait le paysage désertique. J’ai marché un long moment au bord de la côte, en surplombant la mer déchaînée. A l’extrémité d’une pointe, dans un face à face tendu avec les vagues, une auberge. Je m’y suis installée pour la nuit.

Une chambre sobre mais confortable, fenêtre ouverte sur l’horizon. Un couple d’aubergistes sans âge, taiseux et indifférents. Aucun autre client à cette période de l’année. Je n’aurais pas pu mieux trouver. Dès le premier soir, pendant le dîner rustique et savoureux servi sans un mot, dans cette salle à manger étrangement vide et silencieuse, j’ai eu l’impression d’évoluer dans un film en noir et blanc. Le vent violent qui faisait gémir la maison en bruit de fond ajoutait la touche sonore qui manquait.

Le lendemain matin, mon sac à dos rempli de fruits, fromage, pain et bouteille d’eau, je suis partie marcher sur la grève. Jamais je n’avais fait ça, marcher des heures, seule, dans un paysage sauvage et tourmenté. La lumière qui s’échappait des épais nuages gris frappait l’eau métallique dans un combat incessant. Le fracas des vagues contre les falaises rendait le silence retentissant. Cette explosion brutale des éléments m’a apporté une paix étrange. En abandonnant mon quotidien, je ne savais pas ce que je cherchais. Mais je venais de le trouver.

Cette vibration inouïe, c’est ça qui m’avait toujours manqué.

Si le tumulte mondain m’accablait, le tumulte du monde me réveillait.

J’ai déniché une minuscule crique à l’abri du vent, et j’y ai déjeuné. J’y suis revenue le lendemain, et le jour d’après. Treize fois. Le temps de mon séjour. Le temps d’apprivoiser cette force nouvelle. Le temps de décider de ce que j’allais faire de ma vie.

J’ai dressé deux listes. La première, ce que je voulais éviter. Les gens. La foule. Le monde. Les villes. La deuxième, les asiles possibles. Une île. Un désert. Un océan. Une forêt. Sans être infini, le choix était vaste. La planète recelait encore des étendues de solitude.

*

*         *

Première nuit dans le désert. Je n’ai pas pu dormir, sidérée par le silence innombrable des étoiles, comme l’écrit Lawrence. J’étais dans son désert, le Wadi Rum, celui qu’il a traversé pour rejoindre Aqaba. Un désert rouge, improbable et éblouissant. Enfin je pouvais toucher la nuit. Aucune pollution lumineuse. Aucun bruit, sauf celui, léger comme un frôlement, du vent. La nuit abyssale, avec en toile de lit ces milliards d’étoiles qui dégringolent jusqu’au bas du ciel, comme pour se fondre dans le sable. Je suis restée les yeux plantés dans ce noir étincelant jusqu’à l’aube, quand des lueurs bleutées sont venues troubler mon étonnement.

Dès le soleil dressé, j’ai commencé à marcher. Ça non plus, je ne l’avais jamais fait, ni même jamais imaginé le faire un jour. Marcher seule dans le désert. Mais les longues promenades sur les falaises avaient fait surgir ce besoin déambulatoire incongru. Partir sans but précis, mettre un pas devant l’autre, et n’être bientôt plus qu’un corps et des muscles en mouvement. Très rapidement, l’esprit totalement vide, je ne faisais plus qu’un avec ce qui m’entourait. Au bout de quelques heures, loin de subir l’anéantissement prévisible de la fatigue, je me sentais emplie d’une légèreté ineffable. Comme une délivrance. Mon isolement géographique y tenait un rôle prépondérant, sans aucun doute. Aussi, trois jours plus tard, exaspérée par le va et vient incessant des 4×4 qui transportaient, à travers le désert, leur cargaison de touristes écarlates en mal de sensation forte, je suis partie. Le silence et la vacuité promis n’étaient qu’un leurre. Les autres, ces autres que j’avais fuis, venaient impunément saccager jusqu’au moindre grain de sable. Mon mépris à leur égard se transformait en dégoût. 

J’essayais d’y voir clair dans mon aversion viscérale pour l’humanité. Toute l’humanité, moi y compris. Le manque de discernement, le défaut d’analyse et de réflexion, le don inné pour tout ravager, l’âpreté au gain immédiat et donc l’absence de vision d’avenir, c’était ça l’humanité. Si j’avais  emprunté nombre de ces chemins tortueux, au moins l’avais-je fait en toute connaissance. Un cynisme assumé, qui m’avait un temps amusée. Mais ce jeu de manipulation effective avait cessé de me divertir. J’avais réussi à tolérer la présence des autres tant que j’en avais eu besoin. Mais maintenant, ma seule présence me suffisait, à défaut de me satisfaire. J’avançais sans savoir où j’allais, ni pourquoi j’y allais. 

Je ne comprenais plus ce qui me poussait à bouger. Pour la première fois depuis toujours, ma vie m’échappait. Je ne contrôlais plus rien. Mais je n’éprouvais aucune inquiétude. Aucune angoisse. Aucune panique. Jamais je n’ai eu peur. Et là, sur cette route, au sortir du désert, je marchais sans peur.

*

*        *

Trois jours de marche. Trois nuits de marche, bien plutôt. Il commençait à faire très chaud. Dès la fin de matinée, je cherchais un abri au creux d’un rocher, ou au pied d’un arbre, et j’y restais jusqu’au coucher du soleil. Je lisais, je dormais, j’écoutais le grand silence peuplé du désert. Après les derniers feux sauvages et fauves, comme un gigantesque incendie sans flammes, je partais au clair d’étoiles. Vers le nord, dans les terres. Le paysage, âpre et brut, revêtait une beauté farouche. La mer sans la mer. Un fond sous marin oublié et asséché depuis des siècles. Du sable, et des roches polies par le vent posées ça et là. Un paysage bleuté et irréel sous les rayons de lune. Et surtout, pas un seul être humain.

J’avançais, envahie à chaque pas par une paix déconcertante.

Au bout de la troisième nuit, ma route a soudain été barrée par une colline abrupte. Un gigantesque amas de pierres, plat au sommet, comme une mesa. Plutôt que de la contourner, j’ai commencé à grimper, espérant atteindre le sommet avant l’aube. Pas un bruit pendant l’ascension, si ce n’est celui de ma respiration et les éboulis de cailloux sous mes pieds. Un air d’une pureté et d’une légèreté que je n’avais jamais senti auparavant. Je montais, calmement, lentement. L’impression de pouvoir bientôt toucher le ciel, attraper une étoile, caresser la lune, me poussait toujours plus haut.

Une fois sur le toit de la colline, je me suis assise sur une longue roche plate qui surplombait un canyon.

Et j’ai attendu.

Les étoiles au bas de l’horizon se sont évaporées. Englouties dans une clarté d’une douceur infinie. Un bleu opalin. Hésitant, qui s’est affirmé peu à peu. La roche s’est teintée de violet, puis de carmin, d’ocre, pour resplendir enfin de rouge et de jaune éblouissants.

C’est alors que le premier rayon franc du soleil a frappé le temple creusé dans la falaise de Petra. Là, sous moi, le long du canyon. 

Puis, l’un après l’autre, les autres temples ont surgi dans la lumière incandescente du premier matin. Comme un rêve fou. Un désir insensé des hommes d’atteindre le ciel. Un espoir d’une fragilité dérisoire et poignante. 

Je ne saurais dire combien de temps je suis restée là. Immobile. Osant à peine respirer.

Je ne me suis levée que lorsque j’ai enfin compris.

Lorsque j’ai compris que je n’avais rien compris.

15.

J’ai froid. Le temps est exceptionnellement doux pour la saison, mais j’ai froid. J’ai tout le temps froid maintenant. Dans la rue, les gens que je croise me jettent des regards étonnés. Mon manteau et mon écharpe serrée autour du cou les surprennent, eux qui avancent souriants, et légers dans leurs tenues printanières. Mais j’ai froid. J’ai tellement froid. Je regarde le soleil couler à travers les fenêtres et je suis secouée de frissons. Rien ne parvient à me réchauffer. Ni laine, ni soupe, ni thé brûlant. Chaque soir, j’allume un grand feu et je m’assieds devant la cheminée, enroulée dans mon vieux châle. Je reste là immobile, des heures entières à regarder les flammes. Sans rien faire. Sans penser à rien. Je n’ai plus envie de rien. Rien. Ni lecture, ni musique, ni conversation.

Je me sens vide. Vieille, et inutile.

Malgré moi, pour ne pas sombrer complètement, je perpétue les gestes mécaniques. Faire les courses, laver le linge, préparer à manger, nettoyer la maison. Toute la maison, sauf sa chambre. Je n’entre plus dans sa chambre. Je passe très vite devant la porte close depuis trois mois et dix jours. Sans y jeter le moindre regard. Sans respirer, de crainte que son odeur ne s’insinue jusqu’à moi. Et ne réveille mon chagrin trop grand.

Au tout début, j’étais prise de tremblements à l’approche de sa chambre. Mais pas de froid, ce froid qui ne me quitte plus. Des sanglots secs. C’étaient des sanglots secs.

Je ne sais quand j’aurai le courage, ou l’audace, de pénétrer dans son antre.

Souvent j’imagine ce qu’il y a laissé. Son vieux jean délavé. Ses chaussures de tennis trouées. Ses livres d’enfant. Des vieux cahiers. Quelques photos. Un ours en peluche. Et ses dessins. Des centaines de dessins. Dès qu’il a pu tenir un crayon entre ses doigts, il a dessiné. Avant même de savoir parler, il dessinait. Des formes étranges tout d’abord. Rondes. Dodues. Entre nuage et personnage, ou animal fantasmagorique. Mais toujours la même impression de douceur qui se dégageait de ces traits maladroits et souverains. Il pouvait rester des heures entières absorbé sur sa feuille. Sans bouger. Seule sa main s’activait. Il avait alors une expression indéfinissable. Un regard tourné vers l’intérieur. Que voyait-il au-delà de ces arabesques flamboyantes. Jamais je ne l’ai su. Jamais je ne l’ai deviné.

Peu à peu, son dessin s’est affiné, même si les formes sont restées énigmatiques. Il y a ajouté de la couleur. J’ai appris au moins ça, savoir déchiffrer son humeur au travers de sa palette. Une dominante de bleu, de rose et de violet, je le devinais calme, maître de lui et sans problèmes. Du rouge, du marron et du jaune, c’était pour laisser transparaître sa joie de vivre. Du noir, du gris et du vert signifiaient son tourment ou son angoisse.

Jamais il n’a eu besoin de mots pour dire sa souffrance ou son bonheur. Ces dessins sont le seul journal intime qu’il ait écrit.

De temps à autre, je sors le dossier pâli par les années que je garde au fond de ma commode. A l’intérieur, bien préservées, ses premières esquisses. Malhabiles et volontaires. Si émouvantes dans ce désir brut de suggérer un autre monde. Ou une autre façon de voir ce monde-ci. Déjà une révolte contre ce qui est proposé. Une ébauche d’alternative. La possibilité d’un ailleurs. Cet ailleurs qu’il a rejoint, tout seul.

Il est là devant moi, pendant que je feuillette ses pages coloriées. Tête penchée sur la table, sa masse de boucles brunes pour mieux se dérober aux regards des autres. Tout entier absorbé par sa vision. Un minuscule bout de langue qui dépasse du coin gauche de sa bouche. Radieux dans son isolement. Un sourire furtif avant de poser son crayon, de se lever, et de partir jouer dans le jardin.

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*        *

Ce matin, Jeanne est venue me voir. Comme chaque mercredi. Toujours, elle commence par me raconter les petits dont elle s’occupe. Elle a choisi d’être institutrice en maternelle. Ça lui va bien, je ne l’imagine pas faisant autre chose. Pendant qu’elle me dit le babillage des enfants, je pense à ses mots d’enfant à lui. Il avait trois ans quand il a connu Jeanne. Dès le premier jour d’école, ils ne se sont plus quittés. Et ils sont restés amis jusqu’à ce qu’il disparaisse.

Je souris quand elle égrène ses souvenirs pour moi. Leurs souvenirs. Je souris pour masquer la douleur sourde qui menace de me submerger. Je souris pour qu’elle continue, malgré tout. C’est un peu de lui qui est là au travers d’elle. Alors, je souris. Parfois, je rectifie le détail d’une anecdote. Une date erronée. Une saison trop tardive. La couleur d’un vélo. Je le fais pour mieux la relancer. Qu’elle continue. Qu’il soit là encore un moment. Juste un instant.

Avant de partir, Jeanne s’inquiète de mon teint pâle, mes traits tirés. Elle s’assure que je mange assez, que je sors, que je vois des amis. Je hoche la tête, mon sourire figé en protection. Mais elle n’est pas dupe, elle sait que je lui mens. Alors, comme toujours, elle m’invite à déjeuner dimanche chez elle. Comme toujours, je trouve un prétexte pour refuser. Je ne peux pas aller chez elle. Jeanne habite chez ses parents. Elle se sent aussi confortable que libre, dans ce cocon. Comment pourrais-je supporter ne serait-ce que quelques heures le spectacle du bonheur simple de cette famille épanouie.

Elle n’insiste pas et promet de m’appeler dans la semaine, avant de revenir mercredi prochain.

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Quatre mois et trois jours qu’il n’est plus là. Quatre mois et trois jours de silence étourdissant dans la maison. Je ne supportais pas le rock alternatif qu’il écoutait à plein volume. Maintenant les guitares saturées qui me vrillaient les oreilles me manquent cruellement. Comme les cris et les rires de ses amis des nuits entières, et qui m’empêchaient de fermer l’œil. A présent, seul le calme revenu m’interdit le sommeil.

Quatre mois et trois jours. Il est temps de franchir cette porte close. Il est temps d’entrer dans sa chambre.

Un regard circulaire depuis le seuil. Pour ne pas déranger l’ordre parfait qui règne dans la pièce. Le lit impeccablement recouvert. Les livres proprement alignés sur les étagères. Les CD empilés en trois colonnes égales contre la mini chaîne. La guitare enfermée dans sa boîte posée contre le mur. Jamais cet endroit n’a offert un tel aspect. Propre. Froid. Un air de non vie. J’avance d’un pas en frissonnant. J’ouvre le placard. Presque tous ses vêtements sont là. Ne manquent que quelques pantalons, T-shirts, pulls et un anorak. Des chaussures et des baskets usées gisent sur sa raquette de tennis. J’enfouis mon visage au milieu des habits, pour mieux déceler son odeur. Bébé, il émanait de lui un curieux et subtil parfum de chèvrefeuille. Ensuite, il sentait la pomme verte. Cette pomme verte encore accrochée dans les fibres des tissus. Je la respire à plein poumons. Et recule vivement, en proie à un vertige. 

Je referme le placard et vais m’asseoir à son bureau. A part la petite lampe, le plateau est vide. Les mains posées à plat sur le bois de la table, j’attends que le sang recommence à couler normalement dans mon corps. Ce vertige dans son placard. Depuis qu’il n’est plus là, je ne me nourris pas assez, j’en suis consciente. Mais je n’ai pas faim. Je n’ai plus jamais faim. Je continue à cuisiner, et je jette tout quand je m’aperçois que j’ai préparé un plat pour lui. Pour lui et pour moi. Je ne sais pas faire la cuisine pour une seule personne. Je ne sais plus manger. Je ne veux plus manger. Ce vertige. Mais son odeur était là, contre moi, en moi. Cette odeur de pomme verte qui n’appartenait qu’à lui. Qui ne venait d’on ne sait où. Une odeur fraîche. Franche. Une suggestion de printemps éternel. Cette odeur a disparu de la maison en même temps que lui. La retrouver tout d’un coup m’a bouleversée. Comme s’il était devant moi. Comme si je pouvais le serrer contre moi. Encore une fois.

J’ouvre le tiroir de gauche. Le plus imposant. Le plus profond.

Des carnets. Des dizaines de carnets, tous de la même couleur. Couverture beige entourée d’un liseré rouge. Au feutre noir, en bas à droite, une date. Celle de l’année où le carnet a été utilisé. Je les sors un par un, remontant le temps jusqu’à ses six ans. Avant, il dessinait sur des feuilles volantes. Je caresse la couverture craquelée de son premier carnet. Je nous revois tous les deux dans la papeterie. Son excitation et sa concentration extrême devant le choix qui s’offrait à lui. Son visage qui s’éclaire quand il prend délicatement le carnet beige à liseré rouge. Trois années durant, je l’ai accompagné pour l’achat du carnet. Ensuite, il ne m’a plus sollicitée. J’ai toujours cru qu’il avait perdu tout intérêt pour ces carnets, alors qu’il allait, seul, les acheter. Pourquoi me l’avoir caché. C’est ce que je me demande en ouvrant un volume au hasard.

Des dessins. Bien sûr des dessins. Toujours aussi indéchiffrables pour moi. Seule son humeur du moment m’est donnée, au travers des couleurs. Des formes rondes, des spirales qui s’étirent pour devenir nuages, des courbes graciles. Barrées de temps à autre par une zébrure violente. Coup de poignard dans la douceur de cette vie devinée. L’assassinat d’un espoir.

C’est dans le tiroir de droite que je l’ai trouvé. Seulement ce carnet, posé au beau milieu. Plus petit que les autres. Couverture uniformément rouge. En bas à droite, au feutre noir, en lieu et place d’une date, un mot. Maman. Je ne sais combien de temps je suis restée à le fixer. Sans bouger. Sans respirer. Sans ébaucher le moindre geste pour m’en emparer. Tétanisée par ce mot. Ce petit mot. Cinq lettres. Deux fois les mêmes, plus une. Maman. Lorsque j’ai réussi à réprimer le tremblement qui agitait ma main, j’ai pris le carnet. Plus lourd que les autres, comme gonflé. Les craquelures transformaient la couverture en un visage ravagé par les années, le vent et le soleil. Mon pouce sur la tranche pour faire défiler les pages. Rigides. Pétrifiées. Certaines collées les unes aux autres. Des photos. Un album de photos. Des photos de moi en noir et blanc. Quinze ans de ma vie figés sur ces clichés. Enfermés sur ces petits carrés glacés. Cheveux longs. Cheveux courts. En robe. En jean. A vélo. En voiture. Dans le jardin. Devant la cheminée. Dans la cuisine, un couteau à la main. Dans le salon, en train de lire. Souriante. Pensive. Etonnée. Triste. Apprêtée. Echevelée.

Le noir et blanc était extrêmement travaillé. Savant, une lumière étudiée. De temps à autre, une surexposition joyeuse. Un contre-jour mystérieux.

Ces photos étaient très belles.

Un message d’amour, comme jamais je ne pensais en recevoir.

*

*       *

Les jours suivants, j’ai évité la porte à nouveau close. Pour ne pas succomber à la tentation d’entrer dans sa chambre, j’ai fui la maison. Dès l’aube, je partais pour de longues promenades paresseuses. Je n’avais jamais fait ça auparavant, marcher des heures dans les rues de la ville. Au hasard. Sans but précis. Juste la nécessité d’échapper à cette porte close. Mais bientôt, au fil des jours, le plaisir simple d’avancer, d’allonger le pas. La surprise d’une vitrine. La traversée d’un parc aux arbres touffus pour ombrager des pelouses d’un vert flamboyant. La fraîcheur de l’air sur les berges de la rivière. Jamais je n’avais éprouvé cette sensation épidermique de la découverte fortuite. Cocasse ou étonnante. Le ravissement de chaque instant devant la musique échappée d’une fenêtre, un éclat de rire, un parfum de fleurs à peine écloses. Les délices minuscules d’une déambulation nonchalante. Au bout d’une semaine de ce cheminement imposé et bienfaiteur, je me suis déchaussée pour marcher sur les pelouses du parc. L’herbe à peine tondue exhalait une odeur pure. Une odeur de renaissance. Cette impression d’enfance retrouvée tout à coup, quand je courais dans l’herbe pieds nus. Le même picotement entre les orteils. Le même sentiment de liberté première.

Cette porte fermée m’avait poussée dans un monde que j’avais toujours négligé.

Et j’ai eu faim. Moi qui ne mangeais plus depuis des mois. Moi dont la seule évocation de la nourriture me donnait la nausée, j’ai eu faim. C’est presque au sortir de la ville que ça m’a pris. Fin d’après-midi, soleil doux et ciel bleu transpercé de nuages pommelés. Tout à coup, des crampes au ventre, et la vision de plats riches, multicolores, parfumés, salés sucrés. Je me suis posée sur la première terrasse croisée, et j’ai encore le goût des légumes frais, croquants, et des pâtes que j’ai dévorés.

Depuis ce jour, j’ai recommencé à me nourrir correctement.

Mais je n’ai toujours pas refranchi la porte close.

*

*         *

Presque huit mois maintenant qu’il est parti.

Coincée contre le hublot, bien au chaud dans l’avion, je regarde la terre se dérouler sous moi. La neige recouvre totalement le sol, et j’aperçois les plaques de glace charriées par le fleuve. Les toits des maisons forment de drôles de monticules, bosselant l’étendue blanche.

A l’approche de l’atterrissage, je réprime un frisson de panique. Le même frisson qui m’a secouée quand j’ai reçu la lettre, il y a deux semaines. Cette lettre m’invitant à venir le retrouver, là où il a décidé de passer sa vie.

Mon petit garçon a disparu.

J’ai peur de découvrir l’homme qu’il est devenu.

Je sais pourtant que je vais aimer cet inconnu.

16.

Ça a commencé presque à mon insu. Plus exactement, je ne savais pas que ma vie débutait ce jour-là, le jour anniversaire de mes six ans. Mon grand-père m’avait réveillé aux premiers éclats de l’aube, et je l’avais suivi tout le long du parc jusqu’à la grange qui ferme la propriété. Quand il a ouvert les deux grandes portes de bois, j’ai oublié mes pieds mouillés par la rosée accrochée dans l’herbe folle que nous venions de traverser. Le bâtiment était méconnaissable. Débarrassé des bottes de foin séché, des débris de meubles et d’outils rouillés qui l’encombraient auparavant. Nettoyé, repeint de blanc, le sol de terre battue couvert de lattes de bois poncé, il ne renfermait plus qu’une longue table en chêne, sur laquelle était posée une boîte entourée d’un ruban rouge. Pour toi. Tout est pour toi. La grange, et ce qu’il y a à l’intérieur. Mon grand-père m’a laissé seul après m’avoir vigoureusement frictionné la tête. Sa façon à lui de me témoigner sa tendresse.

Je suis resté longtemps immobile sur le seuil. Mon grand-père était hors de vue depuis un bon moment quand je me suis approché de la table. Et de la boîte. J’ai défait le ruban et l’ai soigneusement enroulé avant de soulever le couvercle. A l’intérieur, des pièces métalliques de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Des vis, des écrous, des ressorts et une minuscule boîte à outils. Un meccano. 

Tout d’abord, j’ai sorti tous les éléments de la boîte, et je les ai rangés sur la table. Outils, vis, écrous et ressorts d’un côté. Tiges métalliques de l’autre. J’ai hésité un instant pour les classer. Taille ou couleur. J’ai fini par choisir la taille. J’ai observé l’assemblage qui remplissait presque totalement le plateau de chêne. Puis j’ai choisi deux tiges, une verte et une rouge. Elles s’emboîtaient parfaitement. Je les ai scellées avec des vis.

A la fin de la matinée, quand mon grand-père est venu me chercher pour déjeuner, j’avais monté la moitié des pièces. Certaines tenaient par des écrous, ce qui permettait une liberté de mouvement réglé par l’accrochage des petits ressorts.

Dès le repas terminé, je suis retourné dans la grange, et n’en suis plus sorti.

Huit jours plus tard, j’avais monté, démonté et remonté différemment tous les éléments plus de dix fois. L’infini des possibilités me fascinait, me surprenait, m’amusait au-delà de tout. Je cherchais à reproduire tant bien que mal toutes sortes de formes, animales, végétales. Et des meubles, des objets, des voitures, des avions, des bateaux. 

Mais je savais que je devais trouver la forme. Celle qui n’appartiendrait qu’à moi. Celle qui représenterait l’ensemble de ma pensée, de mon rêve. De ma vie.

*

*       *

Année après année, j’ai complété ma collection d’éléments. Je gardais précieusement ceux de la boîte initiale, la boîte première. Je sentais confusément que cet ensemble originel constituerait le cœur de ma forme. Celle que je cherchais toujours. Celle qui devait déterminer qui j’étais. D’où je venais.

Malgré sa superficie imposante, la grange n’a bientôt plus suffi à contenir les structures protéiformes que je créais. J’ai commencé à déborder dans le parc. Mon grand-père possédait une propriété extrêmement étendue, et je ne m’inquiétais pas d’un manque de place à venir. Il venait de temps à autre me regarder travailler, toujours en silence. Il hochait la tête, comme pour m’encourager, et s’en retournait de son pas de plus en plus lent jusqu’à sa bibliothèque.

Mes études ont bien sûr étaient contaminées par mes recherches. J’ai concentré tous mes efforts sur les mathématiques et la physique, avant d’obtenir un diplôme d’ingénieur en mécanique.

Ma vie sociale se résumait aux tête à tête muets avec mon grand-père pendant les repas. Depuis la mort de mes parents dans un accident de voiture, quand je n’étais encore qu’un bébé, c’est lui qui s’occupait de moi. S’il se montrait strict sur les horaires et une civilité élémentaire, pour le reste, il m’avait toujours laissé libre d’évoluer à ma guise. Sa seule exigence était les livres qu’il m’imposait de lire. Un par semaine, pas plus, pas moins. Grâce à lui, j’ai découvert tous les classiques, et lorsqu’ils semblaient me rebuter quelque peu, il m’en parlait. Là, tout s’éclairait, le style comme l’intention prenaient sens. Sans me détourner de Jules Verne, que j’aurais volontiers gardé comme unique auteur, mon grand-père a su éveiller ma curiosité vers d’autres mondes. J’ai toujours conservé cette habitude de lecture. Un livre par semaine.

J’avais vingt sept ans quand mon grand-père a disparu. Un soir, comme tous les soirs, il est allé se coucher à vingt deux heures trente très précises. Il ne s’est jamais réveillé. Il me laissait la propriété et une énorme somme d’argent qui, bien placée, me rapportait de quoi vivre sans obligation de travailler pour le reste de ma vie. 

C’est chez le notaire que je l’ai rencontrée. Elle effectuait un stage avant la fin de ses études de droit. Quand je me suis retrouvé face à elle, j’ai eu l’impression de voir une femme pour la première fois de mon existence. Et c’était vraiment la première fois que j’en regardais une. Le coup de foudre décrit dans maints livres que mon grand-père m’avait obligé à lire était bien réel. Et palpable pour moi, là, dans cette étude de notaire.

On s’est mariés un an plus tard.

*

*       *

Je n’ai pas assisté à la naissance de mon premier fils. En fait, je me suis aperçu de son départ pour accoucher au moment où elle est revenue, l’enfant dans les bras. 

Le monstre, comme elle l’appelait, continuait à occuper mes jours, et le plus souvent, mes nuits aussi.

La grange recélait un nombre impressionnant d’éléments ajustés d’une façon qui n’avait de signification que pour moi. Et le bas du parc, sans cloisons ni plafond pour imposer des limites, était un entrelacs de tiges, poutrelles et roues qui bouchait totalement l’horizon. J’avais construit, à côté de la grange, une petite forge où je façonnait les pièces métalliques à ma convenance.

Inlassablement, je cherchais la forme parfaite. 

Celle qui m’ouvrirait les portes de l’univers.

Je n’ai vu mon deuxième fils que pendant une heure ou deux, le temps pour elle de rassembler ses affaires et celles des enfants avant de quitter définitivement la maison.

A nouveau seul, sans aucune des obligations que je me sentais de temps à autre forcé de respecter, je me suis consacré exclusivement à ma tâche. Jour après jour, nuit après nuit, j’ai bâti, démoli, construit, défait, arrangé, modifié, assemblé, façonné, démantelé, ajusté ma structure. L’ensemble évoluait sur un rythme chaotique alors même que je cherchais à atteindre l’ordre premier. Je la savais pourtant, cette forme parfaite. Je l’avais au fond de moi, mais je n’arrivais pas à l’exprimer. La réaliser. Chaque jour, j’espérais la voir jaillir, mais elle m’échappait sans cesse. 

Un soir, après trois jours et trois nuits de travail sans presque prendre le moindre repos, après avoir forgé, scié, peint, huilé de nouveaux métaux. Après les avoir installés dans toutes les positions et combinaisons possibles, ivre de frustration, j’ai tout défait. Tout. Jusqu’au moindre minuscule boulon. Au moindre écrou ou ressort. Même ce qu’il y avait dans la grange depuis tant d’années, je l’ai démonté. Y compris la forme initiale. Celle de mes six ans.

Et je me suis enfermé dans la bibliothèque de mon grand-père.

Je n’en suis sorti que lorsque j’ai eu terminé de lire, ou relire, tous les livres que contenaient les rayons. J’ai commencé par l’étagère du haut sur le mur ouest de la pièce. J’ai tiré le premier ouvrage à l’extrême gauche, et je l’ai lu. Puis j’ai pris le deuxième. Comme ça jusqu’à la fin du mur sud. La bibliothèque renfermait des milliers d’œuvres. Littérature, essais philosophiques, sociologiques, historiques, biographies, livres de voyages, de géographie, traités d’anatomie, d’agronomie, d’horticulture, de mécanique, de botanique, de physique, d’ethnologie. Mon grand-père, tout au long de sa vie, avait su faire preuve d’une curiosité universelle. 

Peut-être que la réponse que je cherchais se trouvait là, au creux de ces pages, de ces mots. S’il y avait la moindre chance de la trouver, je saurais y parvenir. Du moins le croyais-je. 

Mais deux ans plus tard, la seule nouveauté qui s’était imposée à moi était le port obligé de lunettes.

J’avais lu des millions de mots. Digéré des centaines de concepts. Analysé des dizaines de pensées. Mais la forme parfaite m’échappait toujours. L’âme du monde gardait son mystère.

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*       *

La grange était remplie, du sol au plafond, de l’entrée au mur du fond, de tous les morceaux de structures de mes tentatives des années passées. 

Mon premier travail a consisté à tout ressortir, tout poser à plat dans le parc, et ranger les éléments un par un. Enfin, je pouvais recommencer.

Les mois passés dans la bibliothèque avaient calmé ma fougue imaginative. Décidé à atteindre mon but, j’étais résolu maintenant à construire une structure, la structure ultime, en procédant d’une manière réfléchie.

Est-Ouest-Sud-Nord, tel a été l’assemblage initial. Une façon grossière d’englober le monde. L’espace comme point de départ. Une croix, évoluant peu à peu vers l’étoile avec les nuances de Sud-Est, Sud-Ouest, Nord-Est, Nord-Ouest. Partant de cette forme simple, évidente, j’ai ajouté des éléments. Des tiges de métal travaillées dans la forge pour les modeler en courbes, spirales, arcs, cercles. Ou pour les aplatir, les raidir, les tendre jusqu’à obtenir des lamelles si fines qu’elles en paraissaient transparentes. J’ai peint, vissé, huilé des rouages délicats que j’inventais sur le moment. Au gré du besoin immédiat.

Mon imagination avait repris le contrôle. L’étoile primaire était enfouie sous un enchevêtrement de métal sans signification aucune.

Six mois plus tard, j’avais tout défait à nouveau.

Pendant les trois décennies suivantes, souvent j’ai cru parvenir à faire surgir cette forme originelle d’où tout découlait. Qui m’apporterait la réponse à l’essence de la vie. 

Mais toujours elle se dérobait. Comme si elle s’évaporait au travers des barres droites, courbes, obliques ou torturées que j’élevais. Je la frôlais, mais jamais je ne l’ai touchée.

Ma frustration a eu raison de mes forces. 

Une dernière fois, j’ai démonté et rangé tous les éléments dans la grange.

Puis je l’ai fermée, définitivement.

*

*        *

Je passe le plus clair de mes journées, et le plus sombre de mes nuits dans la bibliothèque. Je pioche les ouvrages au hasard, mais je reviens toujours à Jules Verne. Il ne cesse de me fasciner et de me donner à rêver, même si sa lecture me met constamment face à mon échec.

Je ne bouge guère de mon fauteuil près de la grande fenêtre. Celle d’où je ne peux voir la grange. Mes os grincent et mes articulations refusent le plus souvent de m’obéir, me le faisant savoir en m’envoyant des vagues de douleur dans tous les membres.

Toute ma vie, je me suis tenu à l’écart du fracas du monde. Si la compagnie des hommes ne m’a jamais manqué, l’image de mes fils me traverse de temps à autre. Ils sont maintenant au milieu de leur vie, et je suis très certainement grand-père. Mais jamais je n’ai regretté leur présence. Je n’avais pas de temps pour eux. Rien à leur donner, sauf ma structure, si je l’avais accomplie.

Jamais je n’ai pu percer le mystère du monde.

Jamais je n’ai trouvé la forme parfaite, celle qui contenait tout, celle qui permettrait de tout comprendre.

Ce matin, sur la table de la cuisine, ma gouvernante a déposé un panier d’osier rempli de fruits et de légumes.

A côté, une douzaine d’œufs frais.

J’ai pris un œuf, je l’ai fait tourner lentement entre mes doigts, j’ai caressé la coquille lisse et douce en fermant les yeux.

Je l’ai redéposé sur la table. 

Je suis resté longtemps à contempler la forme parfaite.

17.

L’été te va bien. C’est ce qu’il me dit, chaque mois d’août. Et toujours, j’ai cette même impression de porter une robe dorée sur ma peau brunie. Comme si la saison estivale était un vêtement que j’enfilais entre juin et septembre. Pourtant, j’ai de plus en plus envie d’un infini de blanc. Besoin d’hiver, de neige qui crisse sous mes pas. Besoin de froid, de feux de cheminées, de sapins et d’épicéas aux branches alourdies de blancheur. Ici, on vit au milieu des palmiers, des oliviers et des cyprès. 

J’ai grandi dans cette maison qui flotte presque sur l’eau. Mon enfance s’est passée à jouer sur le dos des vagues, à dormir à l’ombre du figuier, à respirer l’air marin les nuits de printemps. Et chaque été, depuis nos dix huit ans de vie commune, nous y oublions notre fatigue.

Mais cette année, les jours ont beau passer, ma fatigue est toujours là. La plage me fatigue, la mer me fatigue, le bateau me fatigue, le soleil me fatigue. La chaleur m’épuise.

C’est alors, au creux d’un après-midi d’août, que me vient ce besoin d’hiver. De neige. De silence blanc.

L’été ne me va plus.

J’avais neuf ans quand j’ai vu la neige pour la première fois. Jusque là, je ne la savais que par l’illustration des contes de fées et les images volées à la télévision. Mais la sensation de la neige, je ne la connaissais pas. 

C’est en rentrant de l’école, une journée grise de fin novembre, que les flocons se sont mis à tomber sur le chemin. Légers pour les premiers, comme incertains. Sur le moment, je n’ai pas compris ce que c’était. Puis la tempête s’est levée, et soudain j’ai été engloutie par cette mousse venue du ciel. C’était si étrange. Doux. D’une beauté calme, comme surgie d’un rêve. Avant même que je n’atteigne la maison, le sol avait disparu sous un tapis immaculé sur lequel j’osais à peine marcher. Le bruit de mes pas sur cette première neige, jamais je ne pourrai l’oublier.

Je suis restée longtemps à la fenêtre, à regarder la plage entièrement blanche, et la mer lisse comme un lac.

Encore une journée torride. Ecrasante. Même les massifs de fleurs, dans le jardin, semblent anéantis, et retiennent leur parfum jusqu’à la nuit tombée. Je passe de l’ombre du figuier à la mer, où je nage le plus lentement possible,  le plus longtemps possible, pour tenter de saisir le moindre filet de fraîcheur. Rien n’y fait. Sitôt sortie de l’ombre ou de l’eau, j’étouffe. 

Souriant, heureux, il s’approche, un plateau avec des boissons claires à la main. On est bien, n’est-ce pas. C’est ce qu’il me dit en avalant d’un trait sa limonade.

Qu’est-ce que je fais ici. C’est ce que je pense en le regardant boire.

Immédiatement suivi d’un qu’est-ce que je fais avec lui. Pour la première fois depuis dix huit ans.

*

*        *

Je me sens bien dans cet appartement. Tout en haut d’une maison de quatre étages, avec une terrasse en bois suspendue dans les arbres. A mon arrivée, en début de printemps, je passais mes heures là, incrédule devant le calme absolu et la nature flamboyante en plein centre ville. L’été suivant, j’y ai même dormi les nuits de chaleur moite. C’est l’hiver que j’attendais, mais ces quelques mois m’ont laissé tout le loisir d’apprendre la cité. Et de l’apprivoiser.

Levée très tôt avec le premier soleil entrant à flots par la fenêtre de ma chambre, je partais dans les rues ensommeillées. Je marchais pendant des heures, paresseuse et attentive à ce qui m’entourait. La perspective au bout d’une avenue, une allée étroite assombrie par la voûte des arbres, l’architecture étrange d’un bâtiment, un plan d’eau torturé au milieu d’un parc. Même si j’apprécie les longues marches en forêt, dans les alpages ou sur une grève, je suis avant tout une citadine. Arpenter les trottoirs, regarder les vitrines, écouter le bruit du trafic, des sirènes de pompiers, des ambulances et des voitures de police. Sentir les parfums de cuisine échappés d’une maison ou d’un restaurant, entendre les rires, les cris et les accents de la population. Discerner les strates des époques passées sur les façades des édifices, les sculptures, le creux au milieu des marches. Comprendre la nécessité de l’urbanisme depuis les rives d’un fleuve, le long d’un port, d’un estuaire. Respirer les odeurs des plantes, admirer la couleur des légumes sur les marchés. Découvrir et comprendre un lieu au travers des yeux, de l’odorat et de l’ouïe, plutôt que dans un guide, je l’ai toujours fait. Et ici, ce qui me frappait, c’était la jeunesse de cette cité. Les premières maisons le long du fleuve, puis les rues qui montaient à l’assaut de la colline. Peu de signes d’un passé qui n’existait pas encore. Un chantier perpétuel. Des terrains vierges au milieu des immeubles. Un sentiment de facilité. De possible.

Je laissais la ville me marquer de son empreinte. Chaque matin, avant de regagner ma terrasse ombragée où je travaillais jusqu’au soir. Traduire des textes, je pouvais faire ça de n’importe quel endroit du monde, quand je le voulais, du moment que j’envoyais mon travail à temps.

Je me sentais libre, enfin. Comme jamais je ne l’avais été.

Très vite, ma vie sociale s’est animée. Mon voisin du dessous, vieux monsieur excentrique, m’a offert un dîner raffiné sur sa terrasse, à l’ombre de la mienne. S’il s’est poliment amusé de mon accent, il s’est intéressé à ma vie sans se montrer indiscret. Il m’a décrit sa ville et son pays au travers d’anecdotes historiques qu’il savait rendre cocasses. L’élégance du savoir. Depuis cette soirée inaugurale, nous nous voyons régulièrement.

D’autres nous ont rejoints. Des gens rencontrés dans les parcs, aux terrasses des cafés, sur les marchés, dans les librairies. La communication semble être une vertu partagée dans la cité. La convivialité un art de vivre.

Et l’hiver est arrivé. L’automne a soudain disparu dans un bref déluge de pluie, et l’hiver est arrivé. Un matin, à mon réveil, il était là qui m’attendait sur ma terrasse recouverte de plusieurs centimètres de neige. Comme toujours, le soleil m’avait fait me lever. Si franc, si dur que j’ai cru un instant l’été revenu. Le ciel d’un bleu immense, pur, comme une évidence. Mais la neige, et le froid.

Je me suis jetée dans les rues blanches. Premiers pas en terre vierge, et j’ai eu neuf ans à nouveau. Le même émerveillement. Le même ravissement. Et l’étonnement soudain de ne plus reconnaître la ville. Les bruits étouffés. Le chuintement des pneus sur la chaussée ensevelie. Le crissement doux des passants sur les trottoirs. Les voix assourdies par les écharpes. Les étendues d’eau gelées dans les parcs, les canards remplacés par des patineurs. Je découvrais une autre ville. Une ville blanche, aussi douce et belle que la ville verte de l’été. Une ville autre. 

Je me suis enfoncée dans les rues. Je me suis enfoncée dans l’hiver. Plus le froid s’accentuait, plus la neige s’épaississait, plus les gens sortaient. Se recevaient. S’invitaient pour une soirée. Pour un week-end dans un chalet. Une balade en raquettes. Une journée de ski. La vie, loin d’être arrêtée par les congères, reprenait une vigueur nouvelle.

J’ai su alors que je ne partirais jamais d’ici.

*

*         *

C’est après mon troisième Noël blanc que je suis allée passer deux semaines en Amérique du Sud. Jusque là, j’avais résisté aux invitations de mes amis qui, lassés par la longueur et la rigueur de l’hiver, partaient plonger brutalement dans un été torride. L’expérience a fini par me tenter, et je me suis retrouvée précipitée en quelques heures au cœur de la canicule. Dès la descente d’avion, les bottes fourrées et les pelisses ont été les seuls éléments pour rappeler le froid laissé à l’aéroport du départ. 

Quinze jours d’été tropical. Quinze jours de bains de mer sans fin, de lecture intensive sur le sable chaud. Blond, si blond. Quinze jours à regarder les étoiles jusque tard dans la nuit. Quinze jours à respirer le parfum salé des massifs de fleurs flamboyants.

L’été retrouvé.

Depuis quinze ans maintenant, je m’octroie cette gourmandise d’un été volé au cœur de l’hiver.

Mais il n’y a personne près de moi pour me dire que l’été me va bien.

18.

Je n’aime pas mon nom. Georges Martin. Je m’appelle Georges. Un prénom vieillot. Martin. Le patronyme le plus répandu dans le pays. Georges Martin. Et je ressemble à un Georges Martin. Banal. Je suis tout simplement banal. Entre deux âges. Entre deux tailles. Ni vraiment gros. Ni vraiment mince. Pas très grand. Pas petit non plus. Des cheveux qui s’éclaircissent. Des joues mal rasées. Un physique moyen. Mes vêtements semblent toujours directement sortis de l’essoreuse. Mes chaussures attirent la poussière de chaque trottoir. Georges Martin. Dans une des plus grandes villes du monde, j’habite non pas sur une avenue ou sur un boulevard ni même sur une rue, mais au fond d’une impasse. Tout un symbole.

Stanislas Beauregard. Est-ce que ma vie aurait été différente si je m’étais appelé Stanislas Beauregard. C’est le nom de mon associé. Plus précisément, de l’avocat avec lequel je travaille en exclusivité. Stanislas Beauregard. Et lui ressemble à un Stanislas Beauregard. Grand, svelte, athlétique. Une chevelure épaisse avec une mèche rebelle sur le front. Paraissant dix ans de moins que son âge. Une élégance naturelle rehaussée par le goût incontestable de sa garde-robe. Une élégance naturelle qui incite ses interlocuteurs à lui ajouter une particule. Stanislas deBeauregard. Particule qu’il supprime immédiatement avec un sourire modeste de son beau regard.

Nous nous sommes rencontrés, Stan et moi, dans un cimetière de province un jour de pluie pour l’enterrement d’une grand-tante. Ce qui fait de nous des cousins au deuxième ou au troisième degré, je ne sais plus. Ce que je sais, par contre, c’est que la génétique familiale a été bien plus clémente avec lui qu’avec moi.

Une semaine après, il m’appelait pour me proposer une collaboration. Il avait besoin, pour une affaire assez complexe, d’un détective privé. Quelques jours plus tard, je déposais sur son bureau tous les éléments et les preuves nécessaires pour étayer son dossier.

Il m’a aussitôt offert une association, qui dure depuis plus de huit ans maintenant. A la satisfaction des deux parties.

Quand j’ai ouvert mon agence, mes rares affaires orientaient mes recherches principalement dans le registre de l’adultère. Madame soupçonnait Monsieur et cherchait des preuves de son infidélité. Monsieur pensait que Madame la trompait avec le chauffeur, avec le jardinier ou avec le collègue de bureau, et exigeait des photos compromettantes. La nature humaine dans ce qu’elle offre de plus mesquin et de plus dérisoire. Jamais je n’ai éprouvé la moindre compassion pour ces clients. Comment l’aurais-je pu, alors qu’eux-mêmes ne souffraient pas d’une peine d’amour, mais d’amour-propre. Tout ce qu’ils désiraient, c’était une vengeance aveugle. Destructrice. Implacable. Une seule fois je me suis réellement amusé devant la réaction d’une cliente. Je l’avais appelée ma mission terminée. Elle est entrée dans mon bureau, sûre d’elle sur ses hauts talons, alourdie d’un long manteau de vison, de bracelets et de colliers. Son visage superbement lifté s’est décomposé quand elle a réalisé que Monsieur ne la trompait pas avec la bonne, mais avec le majordome. 

J’étais lassé de fouiller les poubelles des voisins quand Stanislas m’a proposé une toute autre affaire.

Au début, j’ai accepté avec enthousiasme, même si le dossier était très mince. Ça me sortait enfin des histoires d’adultère. 

Stanislas défendait les intérêts d’une dame âgée victime d’une escroquerie certes minime, mais importante et traumatisante pour elle. Je devais, pour étoffer les preuves, m’attacher à l’homme qui l’avait dupée, et essayer de mettre la main sur des originaux qui faisaient encore défaut.

Trente cinq ans, grand, brun, mince, Jérôme Boivin possédait le charme nécessaire pour abuser n’importe qui, a fortiori une vieille dame solitaire.

Dans un premier temps, le suivre n’a pas été de tout repos. En effet, il était chauffeur de maître. Il pilotait avec dextérité une grosse limousine noire aux vitres teintées, d’où descendait soit le président de la banque qui l’employait, soit sa femme éternellement chargée de paquets, soit leurs enfants qu’il allait chercher à l’école. De temps à autre, il allait prendre au pied de son immeuble d’un quartier bourgeois une splendide jeune femme brune, et l’amenait rejoindre son patron dans un grand hôtel proche de la banque.

Après une semaine pendant laquelle j’ai noté soigneusement l’emploi du temps de Jérôme Boivin, j’ai fouillé son appartement. Les papiers que voulait Stanislas n’ont pas été difficiles à dénicher. Mais j’ai également trouvé d’autres papiers. Beaucoup plus compromettants.

Sans rien en dire à Stan, tout d’abord, j’ai remonté la filière. Quand je suis arrivé presque au sommet, trop haut pour moi seul, je lui ai tout raconté.

La petite escroquerie de départ a fait tomber, grâce à mes investigations et aux analyses de Stanislas, tout un réseau politico-financier qui a ébranlé jusqu’à certains membres du gouvernement. Trafic d’influence, blanchiment d’argent, mafia, proxénétisme, chantage, espionnage industriel, il y avait tout ça dans cette affaire, y compris deux meurtres.

Du jour au lendemain, nous sommes devenus célèbre, Stanislas et moi. Dans le monde entier. On s’est arraché notre histoire, et les affaires sont devenues florissantes. Pourtant, si Stan  a changé d’appartement, de bureaux et de voiture, moi, je n’ai modifié en rien mon train de vie. Je continue à habiter au fond de mon impasse, ma voiture est encore plus rouillée, et mes vêtements toujours aussi chiffonnés. Mon seul luxe a consisté en l’achat d’un téléphone cellulaire dernier modèle, d’un caméscope miniature très performant, et d’un mini ordinateur portable. Objets indispensables à mes investigations, et que je peux aisément glisser dans mes poches.

Toute la gloire de cette première affaire est revenue à Stanislas Beauregard. Moi, Georges Martin, je reste un homme de l’ombre, ce qui facilite grandement mes enquêtes.

Je suis invisible.

*

*        *

Deux aspirines, une longue douche chaude, et mon lit. Enfin. 

Il est dix heures du matin, et ma migraine n’a cessé d’empirer depuis trois heures et demi. 

Je déteste ça, les planques des nuits entières devant chez un suspect. Ma voiture me donne très vite le sentiment d’être enfermé vivant dans un cercueil. J’ai beau ouvrir les fenêtres pour faire entrer un peu d’air frais, essayer de manger et de boire régulièrement, mettre mes notes au propre sur mon ordinateur, rien n’y fait. J’étouffe au bout de deux heures, même quand il pleut, comme la nuit dernière.

Surtout que je n’aime pas du tout ce que je suis en train de mettre au jour.

Quand Stan m’a exposé ma mission, j’ai été aussi excité que lui.

Après la première affaire, notre renommée n’avait fait que croître. Mais si notre duo était connu tout autour de la Terre, seul Stanislas Beauregard était reconnu. Il menait grand train, s’affichait à toutes les premières, dans tous les restaurants et lieux à la mode, chaque fois avec à son bras une nouvelle conquête. Mais depuis quelques mois, on ne le voyait plus qu’avec la même jeune femme. Grande rousse flamboyante, élégante et distinguée, elle avait brusquement surgi dans sa vie au cours d’un dîner. Stan était immédiatement tombé amoureux d’elle. D’origine hongroise, Elena avait passé la majeure partie de sa vie aux Etats Unis. Elle venait de s’installer dans la ville pour y ouvrir une galerie d’art quand Stan l’avait rencontrée.

D’habitude, chaque fois qu’il me convoquait dans son immense bureau, il passait une demi heure à me parler d’elle avant d’en venir à l’enquête qu’il désirait me confier.

Mais pas ce jour-là.

Il alla droit au but, le regard enflammé et le verbe rapide.

Un avocat américain d’un des plus importants cabinets de la côte Est venait de faire appel à lui. Sa cliente, une milliardaire de la haute bourgeoisie bostonienne, était accusée du meurtre de son mari. Or, elle affirmait se trouver avec son amant au moment du drame. Lui seul pouvait la sauver, mais il avait disparu du pays le lendemain de l’assassinat. Le confrère de Stan croyait savoir que cet homme résidait maintenant chez nous, et il sollicitait notre aide pour lui faire signer une déposition qui innocenterait définitivement sa cliente.

Trois semaines. Trois semaines de recherches, de questions, d’enquêtes administratives, de renseignements glanés de-ci de-là, de filatures, de surveillance, de recoupements, de suppositions. Trois semaines intensives pour enfin localiser avec certitude l’individu.

Et le démasquer.

Il avait changé d’apparence, changé d’identité, changé d’adresse. Tous les documents fournis par l’avocat américain étaient obsolètes.

Cheveux teints châtain très clair, visage bronzé, l’homme paraissait dix ans de moins que son âge officiel. Toujours vêtu avec un raffinement discret, il habitait dans un appartement qui occupait le dernier étage d’un immeuble cossu, et dont la terrasse surplombait toute la ville. Il passait chaque jour de longues heures à visiter les musées, les galeries d’art et les antiquaires des quartiers chics. Mais jamais je ne l’ai vu pénétrer dans un immeuble de bureaux. Renseignements pris auprès de sa gardienne, Patrick O’Maley, c’est le nom qu’il lui avait fourni, avait loué l’appartement meublé pour six mois, grâce à une lettre de recommandation de l’ambassade de Grande Bretagne. Il était en ville pour effectuer des recherches en vue de l’édition d’une encyclopédie sur l’art du XIXème siècle.

J’avais décidé de l’aborder le soir même quand je l’ai vu arriver au pied de son immeuble. Il tenait enlacée contre lui une splendide jeune femme, et s’arrêtait tous les trois mètres pour l’embrasser. 

Elena est entrée dans l’immeuble avec lui, et n’en est sortie que ce matin à neuf heures.

*

*        *

Une des rares personnes à qui je parle régulièrement est l’ancien flic qui tient le bar à l’angle de mon impasse. C’est un vieux bonhomme grincheux, mais il m’aime bien. De temps à autre, je lui parle de mes enquêtes, et il est même arrivé qu’il me donne des conseils très utiles. 

Quant aux femmes, les rares qui sont entrées ma vie ne s’y sont jamais installées.

Georges Martin, l’invisible.

Le seul qui m’écoute, me comprend et me respecte, c’est Stanislas Beauregard.

Le seul que j’écoute, je comprends et je respecte, c’est Stanislas Beauregard.

Alors, comment lui dire Elena sans le briser.

Mes investigations m’ont encore pris deux semaines. J’ai recoupé à l’infini, au détail près toutes les informations que j’avais récoltées. Je n’ai rien, absolument rien laissé au hasard, ni à la simple supposition.

Au bout du compte, un voleur d’œuvres d’art recherché par Interpol depuis dix ans arrêté, ainsi que sa complice, Elena.

Une riche bourgeoise bostonienne acquittée, l’assassin de son mari, le comparse du voleur, incarcéré.

Et un Stanislas Beauregard effondré.

Mais soulagé. Le soir de l’arrestation d’Elena, il avait prévu de la demander en mariage.

Encore une fois, cette histoire a fait le tour du monde. Dorénavant, même mon nom est cité. Georges Martin est sorti de l’anonymat. Ma seule coquetterie est d’imaginer comment on prononce mon nom en chinois. Ou en coréen, en arabe, en italien. En suédois. Georges Martin. Célèbre tout autour de la planète. 

Mais toujours invisible au quotidien.

Après cette affaire, Stanislas a rapidement surmonté sa déception, et renoué avec sa vie d’aventures amoureuses. De dîners élégants en soirées mondaines, il a retrouvé son entrain et sa joie de vivre, qui font de lui un compagnon recherché.

Moi, dans la ville, et dans ma vie, je suis resté Georges Martin. Ni gros ni maigre. Ni grand ni petit. Ni chevelu ni chauve. Ni vieux ni jeune. Habitant toujours au fond d’une impasse, symbole d’un Georges Martin.

Si nos enquêtes se multiplient et deviennent de plus en plus palpitantes au fil des années, si notre gloire est totale, je n’aime toujours pas mon nom.

Et ma solitude me pèse.

J’aimerais tellement être grand, beau, tout en restant aussi perspicace et intelligent qu’à présent.

Sans doute est-il trop tard pour que mon père puisse changer tout ça.

Mon père, écrivain doué pour les intrigues, mais pas pour les personnages.

Ses lecteurs, même s’ils se comptent en millions, ne semblent pas s’étonner de ne pas me voir évoluer. Toujours le même non-physique, toujours le même non-âge, toujours la même non-vie.

Il m’a offert la gloire, certes, mais sa misogynie l’empêche de me créer la compagne dont j’ai tant besoin.

Peut-être vais-je sciemment rater la prochaine enquête.

Il pourra toujours intituler son livre La Vengeance de Georges Martin.

19.

Ça a commencé avec la chambre du fond, au dernier étage de la maison.

La maison. Même si depuis toujours je l’avais nommée ainsi, la bâtisse ne ressemblait en rien à une maison. Une forteresse, bien plutôt. Austère, les pierres brunies par les ans et érodées par le vent, le bâtiment posé au sommet d’une colline dominait toute la vallée. Trois étages éclairés en façade par des fenêtres symétriques, et sur les flancs et l’arrière, des ouvertures hautes et étroites, presque des meurtrières. Un escalier à double volute permettait d’accéder à la terrasse principale, et une lourde porte en bois massif ouvrait sur un vaste hall. Tout autour, un parc sauvagement planté descendait vers la route.

Je n’ai jamais su ce qui avait séduit mon grand-père dans cette demeure. Il en est tombé amoureux au premier regard, a vendu son vaste appartement des beaux quartiers de la capitale pour acquérir la maison. Ma grand-mère, bien que réticente à l’achat de la propriété, n’a pu s’y opposer. Non seulement l’aspect sévère du lieu avait de quoi refroidir les ardeurs de quiconque, mais en outre la bâtisse, inhabitée depuis de longues années, tombait en ruines. Pourtant, ils s’y sont installés. Mon père et ses deux sœurs y sont nés et y ont grandi. Et mon grand-père a acheté les terres alentour pour créer un vaste domaine vinicole, dont il a fort bien vécu toute sa vie.

Il a fallu trois générations de femmes pour donner vie et chaleur à ces murs épais bâtis pour repousser la lumière. Ma grand-mère, ma mère et ma femme n’ont eu de cesse de s’y employer.

Agréablement fraîche en été, la demeure se transformait en glacière dès les premiers frimas. Les salons, la bibliothèque, la vaste cuisine et les chambres avaient beau abriter d’immenses cheminées, rien ne résistait au froid implacable qui surgissait de partout. Pour réussir à réchauffer un tant soit peu ces volumes impressionnants, il aurait fallu abattre tous les arbres du domaine, plus la forêt attenante. Dans un premier temps, mon grand-père avait condamné plusieurs pièces, et la famille vivait dans un salon et quatre chambres. Ma grand-mère avait habillé les murs de tapisseries épaisses et les sols de tapis profonds. Mais c’est sous le règne de mon père que les radiateurs ont peu à peu fait leur apparition. Pour ajouter à l’impression de confort que se dégageait désormais de l’atmosphère, ma mère a jeté des couleurs vives un peu partout. Tableaux, coussins, tentures, bouquets de fleurs, tout lui était prétexte à une note gaie et chaude. Rouge. Jaune. Vert tendre. Bleu azuréen. La palette chromatique s’est retrouvée, au fil des années, dispersée au travers de la maison. Ma femme, quant à elle, s’est concentrée sur les objets, sculptures, bois précieux, faïences et porcelaines. Elle a ajouté un fond musical à l’ensemble. Un piano et un violoncelle, et des sonates légères toute la journée. Enfin, la maison s’est mise également à résonner de tous les cris et les rires des enfants. Mais aucune de ces trois femmes n’a jamais réussi à rendre vie aux interminables couloirs de la demeure.

Longs, étroits, noirs et silencieux. Comme si la décoration et les éclairages n’ôtaient en rien le besoin immédiat de chuchoter dès qu’on les traversait. De chuchoter, et de presser le pas pour en sortir au plus vite. Ces corridors sans fin, qu’aucun rayon de soleil n’a jamais réussi à percer, réfractaires à tout embellissement, semblaient les gardiens immuables des mystères de la bâtisse. Les jours de grand vent, on y entendait des multitudes de voix tourbillonner le long des murs, se fracasser sur le sol puis répandre leurs éclats contre les parois. Ces jours-là, les enfants franchissaient le passage obligé en courant, et les adultes marchaient d’un pas raide en se taisant. Même au plein cœur de l’été, il y faisait froid. Pas frais. Froid. D’un froid qui vous saisissait, comme une main cherchant à serrer vos poumons jusqu’à vous étouffer.

Encore maintenant, après plusieurs décennies passée dans la maison, je suis pris d’un léger frisson quand je pénètre dans un de ces couloirs.

L’austérité farouche de l’extérieur et les ténèbres impénétrables des couloirs n’arrivent cependant pas à ternir l’impression de joie qui se dégage de la demeure. Cernée d’arbres centenaires et de massifs de fleurs odorants, la maison offre, dès qu’on y entre, un sentiment de gaieté et de légèreté tout à fait inattendu. Couleurs fraîches des coussins, tapis et tentures. Objets, livres et bouquets posés ça et là. Crépitement des bûches et notes de musique échappées d’une pièce. Fumets gourmands salés sucrés évadés de la cuisine. Eclats de rire. Eclats de voix. Tout suscite l’effervescence. Le tourbillon. La vie. L’insouciance.

Cette bâtisse en forme de forteresse imprenable nous a apporté l’insouciance. Depuis plus de cent cinquante ans, nous y avons grandi et vécu protégés du fracas du monde. Heureux. Paisibles.

Alors, je n’ai pas compris quand ça a commencé avec la chambre du fond.

Et j’ai eu peur.

A la mort de mon père, j’ai repris tout naturellement la gestion du domaine. Mes études d’économie et de commerce, alliées à des recherches œnologiques poussées, m’ont conduit à élever la qualité du vin produit sur les coteaux et à développer des marchés nouveaux, notamment en Amérique du Nord et en Asie. Ma sœur, mariée à un médecin, s’était bourgeoisement installée dans la ville voisine, au creux la vallée. Mais chaque fin de semaine, sa voiture se lançait à l’assaut de la colline pour rejoindre la maison. Ma sœur passait trois nuits et deux jours à arpenter les pièces et le jardin de la demeure, un sourire discret illuminant son visage. Dès qu’elle a eu son premier enfant, ses séjours se sont insidieusement prolongés, jusqu’à ce que son installation soit définitive. Mes enfants et mes neveux se sont éparpillés dans les chambres des deux derniers étages, limitant leur joyeux tapage aux combles de la bâtisse transformés en vaste salle de jeux pour eux.

La maison semblait avoir tissé autour de nous une toile invisible qui nous emprisonnait dans un temps immobile. Sans jamais l’évoquer, nous ressentions tous cette sensation confortable d’un temps suspendu. Un temps entre parenthèses comme un pont improbable reliant deux points inconnus. Passé et avenir enfermés entre ces murs, sur ce morceau de terre sauvage. 

Rien jamais ne saurait détruire cette sécurité immuable.

Et pourtant.

Ça a commencé avec la chambre du fond, au dernier étage de la maison. Celle que mon fils aîné s’était approprié d’autorité le jour anniversaire de ses sept ans. Il en avait fait son refuge, le sachant à l’abri d’intrusions fantasques de sa sœur ou de ses cousins du fait même de sa situation géographique dans la demeure. Il faut en effet pour y pénétrer longer le plus sombre et le plus interminable des couloirs. Il a toujours traversé cette zone oppressante en lançant à tue-tête un chant martial de sa composition, qui s’est affermi au fil des années. Si aucun des autres membres de la tribu des enfants ne lui a disputé son territoire, pas un ne s’y est aventuré à moins d’y être obligé. Les réunions secrètes qu’il voulait y tenir en tant que plus âgé de cette génération ont finalement toujours eu lieu dans les combles, dont l’accès était direct depuis le grand escalier. 

Sa paix garantie, il s’est enfermé avec délice, me semblait-il, dans cette chambre extrême. Quand il en est sorti, il y a plus de vingt ans, c’était pour ne jamais y revenir. Un simple mot posé sur son bureau. Je ne veux pas être avalé.

Sa sœur a quitté la sienne, de chambre, trois ans plus tard. Suivie de près par ma femme, incapable de surmonter le départ de ses enfants.

Deux chambres fermées, et une à demi désertée. Les couloirs se glaçaient et s’assombrissaient, leur silence discrètement troublé par les pas retenus de ma sœur et de mes neveux. Sans doute marchaient-ils si légèrement dans la maison pour ne pas peser sur mon chagrin. C’est du moins ce que j’ai cru tout d’abord, avant de comprendre à leurs voix assourdies qu’ils tentaient ainsi d’évacuer leur propre sentiment d’abandon.

En quittant la maison, ma famille avait sauté du pont, bousculant ce temps immobile si fragile pour le propulser dans un présent insupportable. L’appel de l’avenir et l’odeur du monde extérieur se sont alors insinués le long des corridors, et mes neveux n’ont pu y résister. Ils ont à leur tour fui la demeure, refusant même d’y revenir quelques années plus tard pour un dernier adieu à leur mère.

*

*         *

J’ai fermé les chambres et barré l’accès aux couloirs. Je ne suis pas monté dans les étages depuis plus de quinze ans maintenant. J’ai installé un lit dans la bibliothèque, et ma vie se déroule entre cette pièce, le salon et la cuisine.

Le domaine est à l’abandon. Je n’ai plus la force de m’en occuper, et personne n’est là pour prendre la relève. 

Je ne veux pas être avalé. Souvent je pense à cette phrase de mon fils, la dernière qu’il m’ait adressée. J’y pense surtout à des moments comme ce soir, quand le brouillard enveloppe la colline et cerne la demeure, l’isolant définitivement du monde. La blancheur opaque s’accroche aux fenêtres, bouchant l’horizon, éteignant toute couleur.

Mais il y a bien longtemps déjà que les couleurs ont disparu dans la maison. Peu à peu, furtivement, les traces du passage de ma grand-mère, de ma mère et de ma femme se sont évanouies.

Les ai-je rêvées, ou suis-je en train moi aussi de disparaître.

Avalé par la maison.

20.

Le frôlement du vent sur sa joue. C’est ça qui l’a réveillée. Un frôlement imperceptible. Fragile et doux comme le souffle d’un enfant. Elle ouvre les yeux lentement, incertaine. Les premiers rayons de l’aube balaient de pure lumière les herbes folles du parc. Elle reste immobile un long moment à regarder l’ombre de la bâtisse qui s’étend jusqu’au bassin en face d’elle. Les cheminées en forme de chapeaux de sorcières rétrécissent au fur et à mesure que le soleil s’élève. Elle ne bouge pas jusqu’à ce qu’elles disparaissent totalement, comme avalées dans le trou noir de la maison.

Elle se débarrasse de la serviette de bain qui la recouvre et s’extirpe de la chaise longue où elle a dormi. Elle s’avance à pas hésitants vers sa voiture, arrêtée au pied du grand chêne à mi-parcours de l’allée. Quand elle est arrivée la nuit dernière, elle a éteint les phares après le dernier virage et s’est arrêtée là, sous le grand chêne. Si elle avait continué ne serait-ce qu’un mètre de plus, elle aurait vu la maison. Elle le savait. Elle s’était dirigée dans le noir complet vers la remise où elle avait trouvé une chaise longue et la serviette de bain. Une fois installée, elle avait plongé les yeux dans les étoiles. Mais très vite elle s’était endormie, terrassée par les heures interminables de conduite.

Elle sort une bouteille d’eau de la voiture, et s’éloigne lentement vers le fond du parc. Une végétation débridée a recouvert le mur d’enceinte. Noisetiers, acacias, amandiers, lierre s’enchevêtrent pour partir à l’assaut des vieilles pierres de la clôture. Tout une partie s’est effondrée, vaincue par cette nature redevenue sauvage.

Elle boit de longues gorgées d’eau, le regard perdu dans cette effervescence de feuilles et de ronces. 

Elle retarde tant qu’elle le peut le moment de se retourner.

Le moment de faire face à la maison.

Elle a reporté ce voyage jour après jour. Jusqu’au bout. L’extrême limite. Seule l’injonction du notaire l’a obligée. La vente doit avoir lieu dans une semaine. Son frère et sa sœur, partis vivre sur l’autre rive de l’océan, ne peuvent l’aider. L’aider à trier les souvenirs d’enfance. Classer les rires. Les chahuts. Ramasser les chansons. Ranger tous ces éclats de bonheur. 

Où trouvera-t-elle la force.

Elle n’est plus revenue ici depuis vingt sept ans. Vingt sept ans, cinq mois et douze jours. Elle sait la date exacte de son départ. Non pas une fuite, mais un exil volontaire. Pour mieux conserver l’image. Ne rien altérer de ces années. Préserver la douceur, l’exaltation, la confiance. Garder la vie.

Jamais elle n’a cédé à une invitation au retour. Pour un anniversaire. Une fête. Des vacances. Ses parents n’ont pas compris, qui eux faisaient régulièrement le trajet pour la rejoindre quelques jours.

Elle voulait son souvenir intact. C’est là qu’elle a puisé son énergie pendant toutes ces années.

Elle longe le mur et s’arrête sous le cèdre. Plus majestueux encore que dans son rêve. Elle lève la tête vers les premières branches. La cabane est toujours là. Noircie par le temps, la pluie. Des planches vermoulues pendent entre haut et bas, refusant de rejoindre l’échelle disloquée au bas du tronc. 

Elle s’arrache à sa contemplation et rejoint sa voiture d’un pas rapide.

Sans un regard vers la maison.

Au bout de l’allée, elle s’engage à droite sur la petite route, tournant résolument le dos au village voisin. Elle ne veut pas prendre le risque de rencontrer quelqu’un qui la reconnaîtrait. Elle se sent incapable de répondre à une question. De repousser une aide qui ne manquera pas de se manifester. Elle ne supporterait pas la moindre compassion. Ce qu’elle souhaite sauvegarder avant tout, c’est sa solitude.

Elle s’arrête devant un supermarché à l’entrée de la ville. Elle se fraie un chemin au milieu des caddies qui débordent, des enfants qui courent, des employés qui zigzaguent sur leurs rollers entre les rayons. Elle ne voit personne. N’entend pas le bruit de fond que la musique insipide n’arrive pas à couvrir. Elle ne sent pas l’odeur de chlore et de javel. Seul compte l’anonymat que lui procure ce hangar dédié tout entier à la consommation. Elle remplit son panier de quelques articles de première nécessité, et s’éloigne vers le centre ville.

A la terrasse d’un café sur la grand place, elle termine un copieux petit déjeuner en regardant le soleil jouer sur la façade du palais de justice, de l’autre côté. Elle prend un journal abandonné et vérifie la date. Ces dernières semaines, elle a perdu toute notion du temps. Elle veut savoir combien de jours exactement il lui reste pour vider la maison. Elle ne jette pas même un coup d’œil sur les titres avant de le reposer sur la table voisine. Il y a longtemps déjà que la marche du monde a cessé de l’intéresser. Toute cette agitation s’effectue désormais sans elle. Loin d’elle. Elle ne peut rien contre les guerres les famines les catastrophes naturelles les accidents les crises économiques le chômage les intempéries les épidémies les attentats les crimes. Elle ne peut soulager la douleur du monde. Le monde ne peut soulager sa douleur à elle.

Il y a si longtemps qu’elle a perdu la foi.

Elle remonte l’allée au ralenti, dépasse le grand chêne et s’arrête sur le parvis devant la maison. Elle coupe le moteur et reste là, face à la bâtisse.

Le cœur en éclats.

La façade de pierres blondes se teinte d’ocre et de doré sous le soleil. Les volets des fenêtres, du rez-de-chaussée au deuxième étage, sont ouverts. La maison respire la vie, comme si ses habitants ne s’étaient absentés que pour une heure ou deux.

Elle a une pensée absurde en sortant de la voiture, le regard comme hypnotisé par la demeure. Une seule petite lettre, un minuscule d, sépare la vie du vide. La vie de la mort.

Elle monte les trois marches qui mènent au perron et descelle une pierre d’angle sur la dernière. La clé est toujours là. Elle ouvre la grosse porte de bois, la respiration coupée. Elle reste sur le seuil, totalement tétanisée. Elle se demande où trouver le courage d’affronter son enfance.

C’est l’odeur qui la fait bouger. Un courant d’air lui offre une bouffée qu’elle reconnaît immédiatement, même si elle n’a jamais su la définir avec précision. Un mélange subtil de parfums sucrés et pimentés. Fleurs séchées, légumes mijotés, épices orientales. Amandes et chocolat des gâteaux qui ont cuit pendant des années dans le vaste four à bois de la cuisine, pour des goûters gourmands. Odeur de feu de cheminée, de tilleul et de verveine. Arôme de miel du tabac blond. Saveur mêlée des jours de pluie et des soirées paisibles au coin de la cheminée.

Elle s’avance, timide, vers le salon. 

La pipe de son père est posée là où elle l’a toujours été, sur le guéridon, près d’un livre ouvert. Ses lunettes servent de marque pages. Le châle de sa mère recouvre un bras du vieux fauteuil de cuir. Des bûches sont soigneusement arrangées dans l’âtre, du petit bois et du papier enfouis dessous. Il suffirait de craquer une allumette pour faire partir le feu.

Elle sort en courant et va vomir dans les buissons.

Elle s’est endormie dans sa chambre d’adolescente. Dans le lit étroit de ses jeunes années. Mais elle n’y a pas retrouvé ses rêves d’alors. Sa nuit est secouée de sanglots. L’amertume  a triomphé de l’espoir. L’espoir fou qu’elle a eu jadis de reconstruire cette maison ailleurs. Sa maison, avec sa famille. Son mari. Ses enfants. Elle a eu deux maisons. Deux maris. Mais pas d’enfants. Son ventre est resté creux et les couloirs des maisons silencieux. Pas de cris pas de rires pas de chamailleries pas d’exclamations pas de chuchotements pas de chansons comme en bruissent encore les murs ici. Pas d’odeur de réglisse de cannelle de confiture de caramel. Rien qu’une élégance glacée dans ses deux maisons. Une tristesse froide qui poussait tout le monde dehors. Ses deux maris, et elle aussi.

Jamais elle n’aura la force de ranger l’enfance dans des cartons ni d’enfermer les souvenirs dans un garde-meubles.

Au bout de l’allée, elle s’arrête avant de s’engager sur la route. Elle descend de voiture et regarde les flammes qui dansent plus haut que la cime du vieux chêne.

Elle regarde ses souvenirs d’enfance s’élancer à l’assaut des nuages.

21.

Donne-moi un mot.

L’étincelle de malice au fond de ses yeux quand il m’a dit ça. Donne-moi un mot. Et le visage de mon frère, dissimulé derrière sa barbe blanche, est redevenu celui du petit garçon avec qui je jouais aux mots. C’était ce que j’avais trouvé de plus subtil pour me débarrasser de lui. Il avait huit ans, et moi douze. Dès que je revenais du collège, il entrait en trombe dans ma chambre et se mettait à babiller sans s’arrêter un instant. Chaque jour se renouvelait une lutte épuisante pour retrouver enfin mon espace de solitude. Jusqu’au jour où je lui ai dit bicyclette. Quoi, bicyclette. Son regard bleu hésitant entre confusion et incompréhension. Je te donne un mot. Aujourd’hui, c’est bicyclette. Tu as toute la soirée pour inventer une histoire autour de ce mot. C’est ainsi que le jeu a commencé. A bicyclette. D’abord timides et maladroites, peu à peu ses histoires ont pris de l’ampleur. Une aisance imaginative, tantôt burlesque, tantôt poétique, ou surréaliste. Au bout de six mois, il s’est mis à les écrire dans un grand cahier cartonné. Depuis, il n’a jamais cessé. Il est devenu un des meilleurs scénaristes de sa génération. Depuis trois générations.

On s’est retrouvé tous les deux ce soir presque par inadvertance. Il y avait plus de trois semaines maintenant que j’avais investi, sans en avertir quiconque, la maison désertée de nos parents. Depuis la mort de ma mère, la dernière d’entre eux, deux ans plus tôt, tout semblait figé. Une épaisse couche de poussière avait tout pétrifié. Tout, sauf le jardin, où les buissons montaient à l’assaut des vieux arbres, les herbes folles étouffaient la pelouse, les rosiers escaladaient la façade jusqu’au deuxième étage. Ni mon frère ni moi n’avions plus osé pousser la porte de notre enfance après la disparition de nos parents. Nous avions d’un même geste refusé toute idée de vente, et nous n’y étions plus retourné jusqu’à ce que j’arrive devant la grille du parc, sans même m’en rendre compte.

Il pleuvait sans discontinuer depuis onze jours. Onze journées inondées. Onze journées déprimantes en ce début de printemps. Depuis des mois le soleil avait disparu, rendant la ville encore plus grise et pesante que d’habitude. Le ciel était si bas qu’on avait perpétuellement envie de marcher tête baissée, de crainte de se cogner dedans. Ce matin d’avril, j’ai ouvert les yeux sur un rideau de pluie fine et serrée. Comme chaque jour, je me suis retrouvée à sept heures et demi au volant de ma voiture, en route vers le cabinet d’avocats que nous étions trois à partager. J’ai visualisé la pile de dossiers en attente sur mon bureau, avec autant de vies coincées à l’intérieur. Des vies cabossées. Des vies abîmées. Des vies fatiguées, suspendues entre amour et haine, douleur et espoir, rage et abandon. Des vies qui espéraient que je pourrais les rafistoler, les recoudre, les remettre debout, les faire avancer. Mais ce matin pluvieux d’avril, la vie des autres m’est soudain devenue insupportable. Je l’ai vraiment compris quand j’ai réalisé que je roulais sur l’autoroute, en direction du sud. Après quelques secondes de flottement, j’ai éteint mon téléphone portable, allumé la radio et cherché une station musicale. J’ai roulé comme ça pendant huit heures.

Ma première semaine dans la maison a été occupée à récurer, laver, épousseter, aérer, aspirer, balayer, nettoyer, ranger, et ce pendant chaque matinée. L’après-midi était consacrée à l’extérieur. Tondre, sarcler, biner, élaguer, bêcher, ratisser. Je ne pouvais pas m’arrêter. Je ne voulais pas m’arrêter. Je savais que si je cessais une seconde de m’agiter, je m’écroulerais. Bouger m’empêchait de penser à ces années bonheur cachées dans chaque recoin de la maison. Bouger m’annihilait, ce dont j’avais besoin dans l’immédiat.

Quand toutes les pièces, toutes les chambres et chaque parcelle de terrain ont enfin retrouvé une fraîcheur nouvelle, j’ai posé mes balais, mes pelles, mes chiffons et mes râteaux. Alors j’ai remonté le temps calmement, de photos en bibelots, de romarin en rose trémière. Chaque odeur, chaque regard jeté sur un cliché jauni, chaque souvenir surgi d’une peluche oubliée au fond d’un placard me faisaient basculer de douceur en nostalgie. Rien de violent ni de douloureux, ce que j’avais craint pendant les deux années écoulées, et qui m’avait empêché de revenir visiter ces lieux. Rien de triste, mais au contraire un bien-être chaleureux. Comme une paix oubliée enfin retrouvée.

Mon frère est arrivé un soir tard, au moment où j’allais me coucher. Il revenait d’un village de la région où se tournait un film qu’il avait écrit. On l’avait appelé d’urgence pour qu’il remanie le scénario, après l’accident d’un comédien. Il m’a raconté tout ça ce soir-là, encore plein de l’excitation de son travail. Ainsi que son envie de passer devant la maison sur le chemin du retour. Sa surprise en voyant les fenêtres éclairées, le jardin impeccable. Il ne m’a pas demandé ce qui m’avait amenée ici. Ni pourquoi j’étais seule. On est restés silencieux tous les deux assis devant le feu, avant de monter dans nos chambres.

Les jours suivants, une sorte de routine fantaisiste s’est installée. Sans nous en apercevoir ni le provoquer, nous avions retrouvé instinctivement nos automatismes d’enfants. Je demandais, et il obéissait. Aller faire les courses, couper du bois, éplucher les légumes. Il sollicitait, je l’aidais. Laver son linge, repasser ses chemises, préparer à manger. J’étais redevenue la grande sœur et lui le petit garçon. Mais la merveilleuse entente et la tendresse qui avaient prévalu jusqu’à la fin de notre adolescence étaient toujours là. Intactes. Palpables. 

Ces longues heures passées ensemble, en tête à tête, nous les vivions comme un cadeau inattendu. Inespéré. Plus de trente ans que ça ne nous était plus arrivé. Ce beau hasard qui nous avait fait faire une halte au même moment dans la maison, nous en profitions pleinement. 

Nous parlions essentiellement de nos activités professionnelles. Mon frère faisait montre d’une curiosité inépuisable pour les affaires que je suivais. Si la vie des autres m’avait fait fuir, elle ne cessait de l’intéresser. Il rebondissait sur le détail le plus infime, anticipant ce qui allait suivre, décortiquant les faits, les tordant et retordant dans tous les sens, jusqu’à obtenir une intrigue très éloignée de la réalité mais plus satisfaisante pour lui. Il ne cessait d’inventer des histoires, comme à son habitude. Puis il me racontait des anecdotes survenues pendant les tournages de ses films, me faisant régulièrement éclater de rire tant sa façon de présenter les dilemmes, colères et caprices rendait chaque situation profondément cocasse. 

A aucun moment de ces heures partagées nous n’avons évoqué nos vies privées. Ce qui appartenait au domaine familial et sentimental est resté hors de la maison. Pudeur ou indifférence, je ne saurais dire. Méconnaissance, bien plutôt. Aussitôt l’enfance achevée, nous nous étions tout naturellement trouvé d’autres confidents. Exceptées les réunions de famille obligées, et quelques conversations téléphoniques épisodiques, nos échanges s’étaient raréfiés depuis de très nombreuses années.

Et pourtant, là, dans la maison de notre enfance, nous n’avions plus envie de nous quitter.

Le feu mourait doucement dans la cheminée et nous avions cessé de parler depuis un moment quand mon frère m’a dit ça. Donne-moi un mot. Tout d’abord interloquée, je suis restée muette. Mais devant son regard malicieux et provocateur, je lui ai proposé d’inverser la règle. Toi, donne-moi un mot. Il m’a longuement regardée puis il s’est levé. Avant de quitter la pièce, il m’a dit regret. Je te donne regret. Et il est parti se coucher.

Un mot. Un minuscule mot et je n’ai pas dormi de la nuit. Regret-s. Je lui ai immédiatement ajouté un –s. Pourquoi mon frère m’a-t-il donné ce mot-là, précisément, c’est ce que je me demande tout d’abord. Ma détresse présente se lit-elle si aisément, ou le fait que je sois venue, seule, réinvestir l’enfance l’a-t-il alerté. Quelle qu’en soit la raison, c’est bien regrets qu’il m’a donné.

Se bousculent alors des mots en cascade dans ma tête. Des noms de villes ou de pays. Zanzibar, Sana’a, Petra, Brésil, Suède, Palerme, Prague, Thaïlande, Nouvelle Zélande. Des titres de livres, de films, des noms d’auteurs, de sculpteurs, de peintres, de musiciens. Des sensations, chaleur, douceur de l’eau, bruit des pas dans la neige, odeur de terre mouillée. Des sentiments, tendresse, joie, peur, chagrin. Encore des pays et des villes. Pour faire cesser le tourbillon, j’ouvre un carnet et jusqu’au matin, je note cette déferlante de mots.

Mon frère est parti le lendemain, sans plus faire allusion au mot qu’il m’avait donné. On s’est promis de se retrouver dans la maison, tous les deux seuls, de temps en temps. Ce moment entre parenthèses, totalement impromptu, semblait nous avoir allégés. Peut-être avions-nous revécu un peu de cette insouciance de l’enfance dans ces pièces qui nous avaient vu grandir.

Trois semaines déjà que j’étais là. Je n’avais pas une seule fois allumé mon téléphone ni consulté mes e-mails. Je n’étais pas encore prête à rentrer, ni à retrouver mon quotidien. Rien, ni personne, ne me manquait, et je me sentais de mieux en mieux en tête à tête avec moi-même.

Les trois jours suivants, empêchée de sortir par une méchante pluie, j’ai plongé sans discernement dans la bibliothèque de mon père, et je me suis offert une véritable orgie de mots. Des heures durant, je suis restée enfouie au creux des pages, absente au monde, mais emportée dans celui, bien réel, de la littérature. Des années que je n’avais plus éprouvé ce plaisir si profond, essentiel. Comment avais-je pu traverser ces milliers de journées sans ouvrir un livre, ni écouter de musique si ce n’est les quelques notes insignifiantes échappées d’une radio. 

Comment avais-je pu devenir à ce point quelqu’un d’autre.

A l’aube du quatrième jour, une flèche de soleil qui traverse les persiennes m’a réveillée. Il faisait un temps splendide. J’ai aéré toute la maison, et fait un grand ménage. En vidant la corbeille de ma chambre, j’ai retrouvé la feuille sur laquelle j’avais écrit la litanie de mots et de noms que le regret de mon frère avait fait surgir. Je l’ai défroissée et posée sur mon bureau. Le soir même, j’ai commencé à dresser un inventaire aussi exhaustif que possible de tout ce que je n’avais pas fait. De tout ce que j’avais désiré faire. De tout ce qu’il me restait à faire. La liste de mes regrets. Tous les livres que je n’avais jamais écrits, tous les tableaux que je n’avais jamais peints, tous les lieux que je n’avais jamais visités, toutes les maisons que je n’avais jamais construites, toutes les montagnes que je n’avais jamais gravies, toutes les mers où je ne m’étais jamais baignée, tous les gens que je n’avais jamais rencontrés, tous les enfants que je n’avais jamais faits, toutes les musiques que je n’avais jamais composées, tous les films que je n’avais jamais vus, toutes les amours que je n’avais jamais vécues, tous les jardins que je n’avais jamais créés, toutes les personnes que je n’avais jamais aidées.

Ma liste ne cesse de s’allonger. Comme mon désespoir. Me retrouver dans ma chambre de petite fille met encore plus en évidence tous les possibles d’alors auxquels j’ai renoncé. Les rêves que j’ai enfouis.

Au matin, tout est clair. Je sais avec une absolue certitude ce que je dois faire du reste de ma vie. Prendre la route et suivre les traces de cette petite fille intrépide que je croyais oubliée. Et vivre ses rêves. Tous ses rêves.

22.

Depuis plus de dix jours que je suis réveillée, j’ai eu le temps de faire le point sur ma situation. Ce matin, j’ai demandé qu’on m’apporte du papier et un stylo, et je me suis mise à la tâche. J’ai tracé une ligne verticale sur la feuille. Sur la colonne de gauche, ce que je sais. Sur celle de droite, ce que j’ignore. J’ai commencé par ce que je sais, en miroir il y aura tout ce que j’ignore.

Un pêcheur m’a retrouvée sur une plage, inconsciente, tôt un matin, il y a près d’un mois. Je portais un jean et un t-shirt. Pas de chaussures, pas de bagues, ni de bracelets ou colliers. Aucun objet personnel autour de moi, sac à main, sac à dos, téléphone, lunettes, passeport, caméra, livre, journal. Rien. Moi, en jean et t-shirt, évanouie sur la plage. Mon coma s’est poursuivi à l’hôpital où on m’a transportée. C’est là que j’ai ouvert les yeux il y a plus de dix jours, sur le plafond blanc de cette chambre inconnue. Un médecin est entré, apparemment heureux de me voir sortie de ma torpeur essentielle, et m’a posé des questions tout en m’examinant, dans une langue que je n’ai pas comprise. Je le lui ai expliqué en français. Il m’a regardée un instant puis m’a demandé en anglais si je savais où j’étais. Notre conversation s’est poursuivie en anglais, que je parlais couramment. Il a appelé une infirmière, qui m’a questionnée en français. Là encore, je lui ai répondu dans cette même langue, que je parlais également parfaitement. Mais que ce soit en anglais ou en français, mes réponses ont été les mêmes. Je ne savais pas qui j’étais, d’où je venais, et ce que je faisais dans ce pays dont j’ignorais le langage. Quand le médecin a prononcé un mot dont j’ai immédiatement saisi le sens, amnesia, j’ai été prise de panique. J’ai voulu qu’on m’apporte un miroir, et qu’on me laisse seule.

J’ai longtemps regardé l’image de la femme en face de moi. Jeune, visage ovale encadré par de longs cheveux blonds, des yeux bleus-gris, un nez fin au-dessus d’une bouche aux lèvres pleines. C’était moi, sans aucun doute, mais c’était ce jour-là la première fois que je me voyais. J’ai reposé le miroir, et fait la liste de tout ce que j’ignorais. Mon nom, où j’avais grandi, où je vivais, à quoi j’occupais mes journées. Est-ce que j’avais des parents, des frères, des sœurs. Un compagnon. Des enfants. Le français et l’anglais me semblaient naturels, mais quelle était ma langue maternelle. Est-ce que j’avais vécu en France, en Angleterre, aux Etats-Unis. Rien. Je ne savais rien.

Les jours suivants, l’équipe médicale a pratiqué toutes sortes d’examens sur mon corps. Là encore, aucun signe distinctif pour aider à mon identification. Pas de tatouage, pas de cicatrice, pas de tache de naissance. Par contre, excepté le vide de ma mémoire, j’étais en excellente santé. J’ai tout de même eu une réponse. Je n’avais jamais eu d’enfant. Et d’après mon ossature, mon âge a été estimé entre 25 et 26 ans. Je mesure 1 mètre 70 et je pèse 51 kilos. J’ai repensé à tous ces détails constituant ma personne extérieure en regardant encore une fois mon reflet dans le miroir.

Ensuite, les officiels ont défilé à mon chevet. La police d’abord, qui a pris mes empreintes, et plusieurs photos de moi pour les diffuser à Interpol. Puis des fonctionnaires de l’ambassade de France et de celles de Grande Bretagne et des Etats Unis. Dans leurs pays respectifs, aucune disparition correspondant à mon physique n’avait été signalée. Le représentant français a déclaré que mon accent et mon vocabulaire suggéraient que j’avais été élevée à Paris et que j’avais certainement suivi des études à l’université. L’américain, lui, m’a trouvé un accent de la côte Est, probablement de Boston. L’anglais a approuvé. Mais tous les trois sont restés perplexes quand je leur ai demandé lequel pourrait me délivrer un passeport. A part le trou gigantesque dans ma mémoire, j’allais bien et on ne me garderait pas éternellement dans cet hôpital.

Le soir, assez abattue, j’ai repris mes feuilles et mon crayon, et sans même m’en rendre compte, j’ai commencé à dessiner. Une heure après, j’avais en face de moi mon visage, comme dans le miroir. Je dessinais extrêmement bien. Aussi étonnée que ravie de me découvrir ce talent, j’ai eu envie de signer mon portrait. J’ai longtemps réfléchi, puis écrit Nezia au bas de la feuille. Puisque c’était amnesia le mot employé par le médecin pour me caractériser, autant en faire mon prénom. Quant au nom, je laisserai à celui qui me donnera un passeport d’en décider.

C’est le représentant français qui me l’a proposé en premier, l’américain étant encore en discussion avec son administration. Quand je lui ai fait part de mon problème d’identité, il a souri à l’évocation de Nezia, et a approuvé. On trouvera un nom de famille en temps voulu en cherchant chacun de son côté. C’était sa proposition. En voyant mon autoportrait, il est resté silencieux un long moment, puis a murmuré que j’avais sans doute suivi des cours aux Beaux Arts. Peut-être qu’en allant à Paris, la mémoire me reviendrait, c’est ce qu’il espérait. La mémoire, ou plutôt son manque, était ce qui me définissait. Alors un nom s’est imposé. Memory. Je m’appellerai Nezia Memory. Cette fois-ci, le diplomate français a éclaté de rire quand je lui ai fait part de ma décision. Il a pris mon sens de l’humour pour un signe extrêmement positif, et a accepté ma proposition. Restait ma date de naissance. Pour lui, j’étais née vingt cinq ans plus tôt, à Paris. Mais quand. Je voulais de la clarté, de la douceur, du soleil. On s’est accordé sur le 15 mai. Ma fiche signalétique commençait à prendre forme. Une semaine plus tard, j’apposais ma signature toute neuve sur le document qui officialisait ma nouvelle identité.

Mon premier mois à Paris s’est passé à arpenter toutes les avenues, tous les boulevards, toutes les rues, tous les passages, toutes les berges et quais de la Seine, tous les parcs, tous les jardins. Je quittais ma chambre d’hôtel tôt le matin, et je marchais. Je m’arrêtais sur un pont, n’importe lequel, et je regardais la ville à l’est et à l’ouest. C’est au lever et au coucher du soleil que la lumière est la plus fragile. C’est là qu’elle met le plus en valeur la beauté des bâtiments. Mais tout en étant extrêmement sensible cette élégance, je ne reconnaissais rien. Aucun immeuble, aucune place, aucun monument. Pourtant, je ne ressentais aucune angoisse. Je poursuivais mes déambulations vagabondes, uniquement émerveillée par ce que je découvrais, mais sans jamais me sentir frustrée de mon manque de souvenirs. Une fois l’extérieur épuisé, j’ai poussé les portes. Les boutiques, les cafés, les restaurants. Ce qui m’a arrêtée quelque temps, ce sont les librairies et les bibliothèques. Mais ce qui m’a stoppée net, c’est le Louvre. J’y suis restée des heures, des jours, des semaines. Galerie après galerie. Tableau après tableau. Sculpture après sculpture. Tout. Je voulais tout voir. Tout savoir. Parce que je ne savais toujours rien. Pas de révélation soudaine si ce n’est cette émotion devant des œuvres si parfaites. Une émotion que je n’aurais su nommer, mais qui me confortais dans le sentiment d’être là chez moi au milieu de ces créations vertigineuses. Quand j’ai arpenté le musée d’art moderne, la même sensation devant des toiles déstructurées, éclatantes de couleurs, de lignes folles, et qui disaient un monde où je me sentais bien.

Un organisme officiel m’avait octroyé une pension pour six mois, qui couvrait difficilement mes frais. Après ces premiers jours de découverte de la ville, j’ai décidé d’y rester pour un moment, et de trouver un travail. L’assistante sociale que je voyais une fois par semaine m’a aidée à m’installer dans un petit studio sur les hauteurs de Belleville dont elle connaissait le propriétaire et s’est portée garante pour moi. Puisque le côté matériel de mon existence commençait à s’éclaircir, il me fallait résoudre le côté psychique. Deux options évidentes s’offraient à moi. Rechercher sans relâche mon passé, mes racines, mon histoire. Ou choisir ma vie en toute liberté, sans entrave familiale ou sentimentale. Pas de regrets devant moi, pas de remords, pas de peine d’avoir perdu un parent, un ami, un amour. Rien pour me tirer en arrière. Alors, j’ai pris mon amnésie comme une chance. Une chance inouïe qui m’était offerte de décider en toute indépendance de ce que serait mon existence. Si je ne savais plus d’où je venais, au moins je pouvais choisir où j’allais.

Dans un premier temps, je suis partie explorer mon quartier. La place au haut des jardins de Belleville offrait à tout heure un panorama saisissant sur Paris en contrebas. La lumière du matin rendait la cité gracile, presque évanescente. Le soir, elle flamboyait, triomphante sous les derniers rayons du soleil. Je ne me lassais pas de ce spectacle changeant qui donnait à voir la délicate grandeur de la ville. Je partais ensuite au travers des petites rues qui dégringolaient le long de la colline. Tortueuses, coupées d’escaliers, secrètes. Des passages pavés étroits cachaient des villas entourées de minuscules jardins. Mais le plus frappant, c’était que tout le monde semblait se connaître, ce qui renforçait le sentiment d’être dans un village, plutôt que dans un secteur d’une mégapole. Très rapidement, mes voisins, puis les commerçants m’ont saluée, comme pour me faire comprendre que j’étais acceptée, que je faisais bien partie de leur environnement.

J’ai vite pris mes habitudes au petit restaurant perché sur la colline. La terrasse permettait une vue imprenable sur la ville. Je m’y installais en fin de matinée pour un café que je faisais durer jusqu’au déjeuner. C’est là que j’ai commencé à dessiner. Des croquis sur un cahier. Les bâtiments en contrebas, la place, les jardins. Puis les gens. Ceux qui passaient. Ceux qui étaient assis aux autres tables. La serveuse. Le patron du restaurant. Je mettais ces visages au premier plan devant certains monuments de la cité, comme pour les marier. Les habitués sont venus regarder ce que je faisais. D’abord en silence, respectueux de mon travail. Puis ils ont commencé à m’interroger sur mes dessins, ma vision des êtres et des choses, du monde. Deux ou trois se sont un jour installés à ma table pour partager le déjeuner. Ils m’ont demandé, plus par sympathie que par curiosité, si j’étais illustratrice. Peintre. Où j’avais appris ma technique. D’où je venais. J’ai répondu par un sourire, et une question en retour. Sur eux. Leur occupation. Leur vie. Ils m’ont parlé, beaucoup, longtemps. Au fil des semaines, j’ai comme ça appris à connaître presque tous les gens du quartier. Ma qualité d’écoute, mes remarques bienfaisantes qu’ils prenaient pour des conseils, ont vite fait de moi un centre d’intérêt incontournable. Et mes dessins, qui ne cessaient de les intriguer. De les amuser, les surprendre.

Le patron, qui lui aussi regardait mes esquisses, m’a demandé si je voulais bien  réaliser une fresque sur tout le mur derrière le bar. Devant mon hésitation, il a ajouté qu’il me paierait ce que je voulais pour mon travail. Mais ce n’était pas ce qui me retenait. Jusqu’à maintenant, je n’avais effectué que des croquis au crayon noir sur un cahier. J’ignorais si je savais manier les pinceaux comme mes fusains. Si je savais jouer avec les couleurs. J’ai demandé quelques jours de réflexion, et je suis allée acheter une toile, des tubes de peinture et différents pinceaux. Je me suis enfermée dans mon studio, et j’ai commencé à jeter des couleurs sur la toile. Je n’avais aucune idée de ce que j’exécutais. Comme si ma  main était détachée de moi, et évoluait toute seule. Elle semblait se souvenir de gestes que j’avais oubliés. Quelques heures plus tard, je me suis arrêtée, exténuée et exaltée. J’ai longuement examiné mon tableau. Etonnée. C’était puissant, éclatant. Sauvage. Les jaunes, les rouges et les verts se jetaient à l’assaut d’un ciel noir crevé de stries d’un bleu profond. J’étais incapable de dire ce que j’avais voulu faire. Comme si la peinture s’était réalisée à mon insu. Mais ce que je pouvais dire, c’est que le résultat était intense, fort. Evident. Et je me sentais apaisée comme je ne l’avais jamais été depuis ma re-naissance. J’ai confirmé au patron du restaurant que j’acceptais sa proposition, s’il me laissait faire ce que je voulais. Je travaillerai de nuit. J’avais besoin d’être seule. Seule face à ce mur.

Six nuits. Six nuits pleines, excessives. Enivrantes. Et ma main qui s’affirmait comme indépendamment de mon cerveau. A l’aube, je baissais un grand drap sur mon travail inachevé, sans jamais regarder ce que je venais de faire. J’attendais, impatiente, le résultat final. A la fin de la sixième nuit, j’ai laissé le soleil levant éclairer lentement la fresque. Et je suis restée là, éberluée devant cette débauche parfaitement ordonnée de couleurs joyeuses qui s’étalait sous mes yeux. Quand longtemps après le patron est arrivé, je n’avais pas bougé. Immobile près de moi, il n’a rien dit, puis m’a prise dans ses bras. Merci. C’est le seul mot qu’il a prononcé.

Ma fresque est vite devenue l’attraction du quartier d’abord, puis a peu à peu attiré des curieux venus de toute la ville. Pour certains, c’était la première fois qu’ils montaient sur la colline, surpris de découvrir ce village préservé au milieu de la métropole. Le bouche à bouche sur ce mur peint fonctionnait parfaitement, et le restaurant ne désemplissait pas. Les habitués se regroupaient autour de ma table, comme pour me protéger. Tous ces nouveaux venus, après s’être enthousiasmés devant la brutalité radieuse qui enflammait la cloison au fond du bar, voulaient en connaître le créateur. Si mes voisins, devenus des amis, avaient depuis longtemps cessé de me poser des questions sur mon passé, il n’en allait pas de même pour tous ces visiteurs. M’ayant repérée, ils venaient me féliciter, certes, mais surtout m’interroger. D’où je venais. Où j’avais appris la peinture. Est-ce que j’avais déjà exposé à Paris, Londres, Berlin, New York. Est-ce que j’étais mariée. Où j’avais fait d’autres murs peints. Est-ce que j’avais des enfants. Comment s’appelait mon site internet. A ce flot ininterrompu et toujours semblable d’inquisition, j’opposais un éternel sourire. Et un silence qui décourageait les plus curieux.

Pour m’éloigner de ce brouhaha qui m’insupportait, j’ai décidé de répondre favorablement à une demande d’interview. Mais une seule. J’en avais reçu des dizaines. Quotidiens, hebdomadaires, revues d’art, radios, télés, tous voulaient mon portrait. Aidée par mes amis du quartier et le patron du restaurant, j’ai fixé mon choix sur un hebdomadaire peu connu du grand public, mais avec une ligne éditoriale intéressante. Là encore, j’étais bloquée par mon ignorance des médias, leur passé, leurs signatures, leur vision du monde. J’ai parcouru quelques numéros du magazine, qui semblait effectivement afficher une certaine sélection dans les sujets traités et une exigence dans leur rédaction. J’ai donc pris contact avec le journaliste qui désirait me rencontrer, et lui ai fixé rendez-vous au restaurant. Mais quand l’article est sorti, j’ai hésité entre la déception et la colère. En première page, au-dessus d’une grande photo de mon visage, le titre. L’énigme Nézia Memory. Pour trouver une reproduction de ma fresque, il fallait aller en page trois. Et le texte, loin d’analyser ma peinture, ne faisait référence qu’à la difficulté de trouver la moindre information sur ma personne. Comme j’avais opposé un silence poli à toute tentative du journaliste de savoir d’où je venais, où j’avais appris ma technique, comment je vivais et où je désirais exposer, il avait mené sa propre enquête auprès de galéristes, de critiques d’art, de l’école des beaux-arts. Comme je restais une parfaite inconnue pour tous ces professionnels, le journaliste, sans doute intrigué par le mystère qui m’entourait, et que j’entretenais, s’était alors tourné vers les autorités administratives. Mais là encore, il n’avait trouvé aucune trace de mon identité, encore moins de mon passé. Son article décrivait toutes ses tentatives pour éclaircir ce qu’il appelait l’énigme Nézia Memory, et ce n’est qu’à la fin qu’il faisait part, comme à regret, de son enthousiasme et de son admiration pour mon travail.

Quelques semaines après la sortie de l’hebdomadaire, la vie fragile que je tentais de construire a volé en éclats. Je ne pouvais plus ne serait-ce que m’approcher de la terrasse, envahie par les curieux et les télévisions, françaises et étrangères, tous avide de me rencontrer et de percer mon fameux mystère. Alors, j’ai commencé à descendre le long des rues qui délimitaient le parc. Tout le long, de minuscules restaurants proposant des cuisines du monde entier. Je me suis demandé, plus par curiosité intellectuelle que par véritable nécessité, si ma mémoire sensorielle avait elle aussi disparu. Jusqu’alors, la nourriture française que j’avais absorbée n’avait fait naître aucun frémissement en moi, pas le moindre souvenir. Je savais que j’appréciais les légumes, les fruits, les œufs, le poisson, la charcuterie et le fromage. J’étais moins encline à manger de la viande et ou des pâtisseries. Mais je n’avais pu associer aucune de ces denrées à une maison, une grand-mère, un repas de famille. J’ai donc décidé d’essayer d’autres saveurs. J’ai ainsi tout à tour mangé chinois, indien, algérien, thaïlandais, vietnamien, tunisien, italien, japonais, grec, népalais, chilien, marocain, africain. J’ai même mordu dans un hamburger caoutchouteux dans un fast food. J’appréciais les parfums des épices, le goût des mets de ces cuisines colorées. Mais, toutes étaient simplement nouvelles pour moi. Mon voyage culinaire exotique ne m’avait rien appris de neuf sur moi. Il m’avait juste permis de m’éloigner de l’atmosphère étouffante du restaurant où ma fresque éclaboussait le mur derrière le comptoir. Le soir, et une grande partie de la nuit, je peignais, enfermée chez moi. Toujours ce sentiment que ma main évoluait malgré moi sur la toile. Au matin, quand je découvrais mon travail, encore la même incompréhension devant ce que j’avais voulu exprimer, mais le même émerveillement. Ma peinture était puissante, intense et explosait dans des fulgurances de couleurs qui suggéraient une force essentielle. Force que je ne sentais pas au fond de moi, mais peindre nuit après nuit m’apaisait.

Un soir mon voisin, qui faisait partie de mon groupe d’amis protecteurs, est venu prendre de mes nouvelles. En découvrant mes toiles posées ça et là dans mon studio, il est resté sans voix pendant un long moment. Nézia, c’est, c’est… Il a balbutié une suite de mots inaudibles, puis m’a proposé de rencontrer un galériste en qui il avait toute confiance. Il faut qu’on voie ton travail. Il le faut. C’est ce qu’il m’a dit avant de partir. J’ai réfléchi de longues journées avant d’accepter la rencontre.

Cheveux gris soigneusement taillés, yeux noisette agrandis par des lunettes à monture rouge, pantalon framboise, chemise blanche et blazer bleu marine, Oscar Vintreuil présentait une parfaite caricature de sa profession. Mais quand il s’est mis à parler de ma peinture, j’ai rapidement oublié le déguisement. Il connaissait admirablement l’histoire de l’art, certes, mais également toutes les techniques d’exécution picturale. Après avoir examiné attentivement mes toiles, il s’est retourné vers moi. Vous êtes l’artiste que j’ai attendu toute ma vie. Il a prononcé cette phrase avec une certaine timidité, ce qui m’a empêché d’éclater de rire devant la grandiloquence de son propos. Mais sa sincérité était si flagrante qu’elle m’a fait reculer. Tout à coup, j’ai eu peur. Où avais-je acquis ce savoir si particulier. Qui m’avait introduite à l’art. Est-ce que j’avais toujours peint. Quelles étaient mes influences. Une foule de questions que je pensais définitivement éteintes m’envahissaient tout d’un coup. Evidemment, c’est très exactement ce que m’a demandé Oscar Vintreuil. J’ai éludé tant que j’ai pu, jusqu’à ce qu’il me propose de m’exposer rapidement. Il trouvait habile et vendeur le côté mystérieux que j’entretenais autour de mon parcours, et de mon passé. Quand je me suis retrouvée seule, une angoisse sournoise m’a fait quitter précipitamment mon studio.

J’ai marché de longues heures dans la ville. Je serais incapable de retracer mon parcours, mais je sens encore l’apaisement que mes pas m’ont apporté peu à peu. Est-ce que j’avais toujours aimé marcher comme ça. J’ai vite évacué cette interrogation qui risquait à tout moment de raviver cette angoisse mal éteinte.

En accord avec Oscar, je n’ai pas assisté au vernissage de mon exposition. Les jours qui ont précédé, j’ai travaillé à ses côtés pour l’accrochage, et j’ai apprécié son savoir faire. Il a un œil particulier pour mettre chaque toile en valeur, et régler l’éclairage parfait. C’est au cours de ses heures passées près de lui que j’ai appris à le connaître, et à l’estimer. Jamais plus il ne m’a questionnée sur mon parcours, ni sur ma vie. Il a respecté mon silence. Ce n’est que lorsqu’il m’a montré le catalogue de l’exposition et la notice qu’il avait lui-même rédigée que je me suis effondrée. Il y avait mis une telle admiration, et une telle tendresse que son analyse de mon travail s’apparentait plus à une déclaration d’amour paternel qu’à un exercice critique. Alors, je lui ai tout dit. C’est à dire peu, le peu que je savais depuis que je m’étais endormie sur cette plage inconnue. Il m’a écoutée sans m’interrompre une seule fois, puis m’a mise face au choix que je connaissais déjà. Soit tu reviens en arrière, soit tu fonces sans jamais te retourner. Toi seule peux décider, et tu n’as pas vraiment d’autre alternative. Mais sache que je serai toujours là quand tu en auras besoin. C’est ce qu’il m’a dit avant de me serrer contre lui.

L’exposition a été un formidable succès. Sur la vingtaine de toiles accrochées, seules deux ne sont pas parties, mais uniquement parce que Oscar a refusé de les vendre. Il voulait les garder pour sa collection personnelle, et quand il m’a proposé de les acheter, à un prix insensé pour moi, j’ai rejeté son offre. J’ai souri en voyant l’incompréhension sur son visage, qui s’est immédiatement éclairé quand je lui ai dit que je lui offrais les deux tableaux. Avec la petite fortune que me rapportait son travail, c’était bien le moins que je pouvais faire. Encore une chose que je découvrais sur ma personnalité. L’argent ne m’intéressait pas, amasser des sommes considérables ne m’aiderait pas à vivre mieux et plus librement.

Libre, c’est ce que je me sentais, et ce que je voulais rester. Bien sûr, mon absence au vernissage, le manque de détails biographiques me concernant attisaient toutes les curiosités. Certaines revues ont ressorti la seule photo de moi parue en couverture du magazine qui m’avait consacré un article. Alors, j’ai décidé de protéger au mieux mon anonymat. J’ai coupé mes cheveux très court, je les ai quelque peu foncés, et j’ai changé de tenue vestimentaire. Même mes amis du restaurant sur la colline ont mis quelques instants à me reconnaître. Ma vie a ainsi repris calmement, entre déjeuners amicaux, grandes balades dans la ville, et travail la nuit. Chaque soir, il fallait que je m’enferme dans mon studio, devant une toile vierge. Et je peignais jusqu’à l’aube. Toujours ma main qui évoluait quasiment seule, comme si elle me guidait, m’entraînait. Mais je ne savais pas vers où. Le passé. L’avenir. Je n’aurais su le dire. Oscar montait chez moi régulièrement, tout le temps aussi discret et attentionné. Pourtant, mon malaise ne me quittait pas. Quand je m’en suis ouverte à Oscar, il m’a suggéré de quitter Paris. Mais pour aller où, lui seul avait la réponse.

Une maison isolée en Provence. Eloignée d’un kilomètre d’une minuscule bourgade, elle est entourée de chênes, de cyprès et un cèdre centenaire ombrage tout le jardin. De là, on aperçoit la mer tout au loin. La maison, confortable, fraîche et aérée est flanquée d’un petit bâtiment, parfait pour un atelier. La propriété appartient à la sœur d’Oscar, partie en Australie pour deux ans. Je la louais avec la promesse d’entretenir le jardin et de continuer à employer la personne qui se charge de l’intérieur. Mathilde vient deux fois par semaine, remplit le réfrigérateur, fait le ménage et la lessive. Elle a très vite compris mon besoin d’indépendance, et au bout de quelques jours, mes goûts et mes envies culinaires n’ont plus eu de secret pour elle. Cet endroit correspond en tous points à ce que je désirais. Sauf que. Dès le premier soir, installée sur la terrasse avec les étoiles en couverture, j’ai été assaillie par les parfums de la végétation alentour. Des parfums qui exhalent leur puissance à la nuit tombée. Des parfums formidablement profonds, vivants. Des parfums que j’ai immédiatement reconnus. Je les avais déjà respirés, sentis, humés, aimés. J’aurais pu en décrire toutes les nuances. Tous les degrés d’intensité. Chèvrefeuilles, gueules de loup, ces noms me sont revenus de je ne sais où. Sensations étranges de bonheur diffus et d’angoisse devant mes sens qui agissent comme indépendamment de moi. D’abord ma main qui évolue malgré moi sur la toile. Maintenant ces odeurs qui m’évoquent. Qui m’évoquent quoi exactement, je suis incapable de le formuler, mais ce sentiment de sécurité et de quiétude qu’elles propagent ne me quitte pas. J’ai l’impression que depuis que j’ai pris la décision d’abandonner définitivement mon passé, il ne cesse de se rappeler à moi. Pourtant aucune image, aucun son pour accompagner ces parfums. Alors, je me suis remise à peindre. Toujours ces couleurs étincelantes, vibrantes de vie et d’espoir. Ma main me guide vers un ailleurs plein de promesses. De la joie. De l’éclat. Mes toiles rient. Je découvre chaque matin mon travail de la nuit avec la même perplexité. Qu’est-ce que j’essaie de me dire au travers de ce bouillonnement intense. Je n’ai pas la réponse. Mais si elle m’échappe, elle n’entrave en rien ma frénésie de création.

Je suis là depuis près d’un mois, et je n’ai pas encore quitté l’enceinte de la maison. Ce matin, je me suis décidée à aller jusqu’au village. Mathilde m’a indiqué des petits sentiers qui évitent la grande route. Dès le lever du soleil, la garrigue embaume. C’est un vrai délice de traverser la colline sauvage, sans aucune bâtisse pour la défigurer. Sensation d’être seule au monde, dans ce désert accueillant et odorant. La balade dure une petite heure au milieu des massifs de cades, des oliviers et des genêts. Les pierres roulent sous mes pas, et ce bruit m’accompagne jusqu’aux abords de la bourgade. Je dégringole du sentier et arrive sur la grande rue qui mène à la place centrale. C’est jour de marché, des étals de fruits et légumes partout, des marchands d’huile d’olive, de miel, de thym, romarin, laurier et estragon. C’est beau, coloré et parfumé. Je suis tout à coup saisie d’une impression de déjà-vu si violente que je m’arrête en plein milieu d’une allée, tremblante. Un jeune homme s’approche de moi et me demande si ça va. Je le regarde, incapable de prononcer un mot ou d’esquisser le moindre geste ou sourire. Il me prend doucement par le bras et m’entraîne à une terrasse de café. Après un cognac et un café, j’ai recommencé à respirer normalement. Thomas, c’est ce qu’il m’a dit en souriant. Je me suis présentée, et excusée. J’ai mis ma crise de tétanie sur le compte d’une fatigue musculaire après ma longue marche pour atteindre le village.

Tous les jours, je retrouve Thomas pour déjeuner. Nous avons pris nos habitudes sur la terrasse d’un minuscule restaurant au bord de la rivière, à la sortie du village. D’immenses platanes servent de parasols, et nous traînons à table avec le bruit du vent et de l’eau en toile fond. Thomas est né et a grandi ici, il connaît tout le monde. Photographe, il parcourt le monde pour plusieurs magazines, en quête de lieux insolites et inconnus. Dès qu’il le peut, il revient se poser quelque temps dans la maison de son enfance. Mes dérobades pour éviter de parler de moi ne le rebutent pas. Il approuve même quand je lui assure que tout ce qu’il y a à savoir  sur moi se trouve dans ma peinture. Le cliché le fait sourire mais il n’insiste pas. Il me dit juste que je ne dois rien avoir à cacher, parce qu’il n’y a pas d’ombres ni de noirs dans mes toiles.

Un mois plus tard, Oscar vient passer deux jours pour choisir des tableaux. Il prépare une grande exposition à New York, et mon travail l’enthousiasme. Tu t’affirmes de plus en plus, c’est ce qu’il me dit. Tu ne pourras pas te cacher éternellement. Il prononce ces mots d’une voix douce, sans me regarder. Je ne me cache pas, je n’existe tout simplement pas. Je n’existe que par ma main qui poursuit seule son œuvre sur les toiles. Je ne comprends pas cet éblouissement qui en jaillit. Je ne saurais dire d’où il vient. Où il va. Ce qu’il signifie. Je veux juste du temps. Seule. Sans plus de questions sur moi, mon passé, ma trajectoire. Seule. Mais seule, je ne le suis plus depuis Thomas. Nos heures ensemble sont gaies, paisibles. Pleines, si pleines. Dans le village, et aux alentours, se sont installés beaucoup d’artistes, amis de Thomas. Les soirées s’enchaînent chez un sculpteur et sa femme écrivain, ou encore chez un compositeur qui nous entraîne dans des terres ignorées au travers de sa musique. Je me sens bien ici, avec Thomas et sa douceur de vivre, et les échanges que nous avons avec ces créateurs agitent encore plus ma main. Mes toiles, qui ont toujours fait éclater une vision parfaitement ensoleillée du monde, se font aériennes. Toujours aussi puissamment colorées, vives, comme pour imposer un mouvement que je ne comprends toujours pas. Je suis encore incapable de définir ce que je ressens, ce que je veux exprimer. Cette force positive surgie de ma main continue de m’intriguer. Et de me rassurer. Depuis que je me suis réveillée dans cet hôpital du bout du monde, c’est la première fois que je me sens apaisée. A ma place ici, avec Thomas et nos amis, et ma main qui me tire vers un avenir lumineux. Seul Oscar insiste pour que je vienne à New York au vernissage de mon exposition. Ses arguments se font précis. Les journalistes s’agitent, lancent des recherches, et ne tarderont pas à me débusquer dans mon refuge. Quand j’en parle à Thomas, il éclate de rire. Viens avec moi. Je voulais justement te le proposer. Je dois partir dans quelques jours au Costa Rica pour un magazine qui m’a commandé un reportage. Personne ne te trouvera là-bas. Viens avec moi. Alors je suis partie vers cet ailleurs plein de promesses.

Depuis plus de dix jours que je suis réveillée, j’ai eu le temps de faire le point sur ma situation. Ce matin, j’ai demandé qu’on m’apporte du papier et un stylo, et je me suis mise à la tâche. J’ai tracé une ligne verticale sur la feuille. Sur la colonne de gauche, ce que je sais. Sur celle de droite, ce que j’ignore. J’ai commencé par ce que je sais, en miroir il y aura tout ce que j’ignore.

Un pêcheur m’a retrouvée sur une plage, inconsciente, tôt un matin, il y a près d’un mois. Je portais un jean et un t-shirt. Pas de chaussures, pas de bagues, ni de bracelets ou colliers. Aucun objet personnel autour de moi, sac à main, sac à dos, téléphone, lunettes, passeport, caméra, livre, journal. Rien. Moi, en jean et t-shirt, évanouie sur la plage.

23.

Jeudi 3 avril.

C’est la première fois de ma vie que j’écris un journal. Un journal intime. Quand j’étais adolescente, je devais être la seule au collège à ne pas en tenir un, de journal intime. Je trouvais ridicule de vouloir coucher sur le papier les petites histoires quotidiennes et autres pensées minuscules d’une gamine de douze ans. Alors, pourquoi en commencer un vingt ans plus tard ? Précisément parce que vingt ans ont passé. J’ai trente deux ans depuis ce matin à six heures dix, et ma vie est un naufrage. Peut-être qu’en la voyant en noir sur blanc, là, devant moi, ce sera plus facile de faire le point. Et moins cher que des années de psychanalyse.

Le bilan, jusque là, se résume en peu de mots : trente deux ans, mon dernier amant parti avec une autre après cinq ans de vie commune, et un licenciement économique effectif depuis un mois. Le bail de mon appartement se termine à la fin de l’année, et mon propriétaire veut vendre. Bref, j’ai le sentiment que jamais plus je ne trouverai un mec, un boulot, un appart. Je ne vais tout de même pas retourner vivre chez mes parents. C’est impensable, d’autant plus qu’ils habitent dans un village paumé au beau milieu du Limousin. Limoges. Limoger. Ça vient de là, non ?

Dimanche 6 avril.

Ma vie est un naufrage. Et je coule de plus en plus. Soirée horrible hier chez Sophie et Christophe. Un traquenard. Ils avaient organisé une espèce de blind date pour moi. Je me suis retrouvée pendant des heures à subir la conversation insipide et d’un ennui mortel de leur cher ami, qui ne m’a parlé que de son ex et de ses enfants. Victor. Un banquier ! Tout ce qu’il me faut en ce moment, à n’en pas douter. J’aurais préféré un dentiste, là, j’aurais fait un petit effort, j’ai une dent qui me fait mal depuis trois jours.

Qui a dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions ? Depuis hier soir, je sais que c’est vrai.

Lundi 14 avril.

Week-end cauchemardesque chez mes parents. Je sais pourquoi je suis partie faire mes études à l’étranger. Et je sais que je n’aurais pas dû aller chez eux à la campagne pour cette réunion de famille. Je les adore, mais on vit dans deux mondes parallèles. Heureusement que mes grands-parents étaient là, avec leur humour goguenard et leur vision décalée de la vie. Des vieux soixante-huitards déjantés. Ma révolte a été de fuir, celle de mes parents de s’embourgeoiser.

Dès que je suis arrivée, réflexions négatives de ma mère sur ma tenue, et interrogatoire de mon père sur mon devenir professionnel. Lui, à peine diplômé de son école d’ingénieur, est entré dans une grande entreprise dans laquelle il travaille encore. Il ne comprend pas qu’un boulot pour toujours, c’est terminé. Quant à ma mère, prof à mi-temps dans un collège privé… Bref, ce sont des dinosaures, déconnectés des réalités. Mes parentosaures. Si mes grands-parents n’avaient pas été là pour me parler de contre culture, de films indépendants et de littérature hermétique qui les font hurler de rire, et réfléchir aussi, j’aurais claqué la porte avant même le déjeuner.

Heureusement il faisait beau, et j’ai eu moins de mal à assumer mon naufrage présent au soleil.

Lundi 21 avril.

Une semaine que je n’ai pas ouvert ce carnet. Une semaine pleine de vides que j’ai essayé de remplir au mieux. Enfin, au moins mal. Après trois jours passés en promenades dans la ville, séances de cinéma et rêveries aux terrasses de café, j’ai réalisé que depuis la fin de mes études, jamais je n’avais eu autant de temps libre devant moi. Je n’ai fait que travailler, travailler et travailler encore, comme on me l’avait appris, pour aller plus haut, encore plus haut. Mais jusqu’où, et pour arriver dans quel état, ça, personne n’en parlait.

Ma situation présente m’est apparue sous un aspect totalement différent de mon sentiment de ratage absolu. En fait, en me virant de partout, on me faisait un cadeau inespéré. Moi. Je pouvais enfin décider ce que j’allais faire de ma vie, sans pression aucune, ni familiale, ni professionnelle, ni sociale. Avec les fortes indemnités de départ qui m’ont été versées, j’ai largement de quoi tenir pendant un, voire deux ans si je ne suis pas trop gourmande.

En fait, ma vie est belle.

Jeudi 15 mai.

Bien sûr, la première envie est de partir. Tout abandonner et partir. Je l’avais déjà fait pour mes études, et j’étais revenue. Aller voir ailleurs, c’est distrayant, étonnant, amusant, formateur. C’est tout ça, mais on s’aperçoit vite qu’ailleurs on retrouve ses problèmes collés à la semelle de ses chaussures. Alors, après avoir donné mon congé à mon propriétaire, mis mes affaires dans le garage d’une amie, j’ai décidé d’aller pour quelques jours me poser dans un petit hôtel au bord de la mer. Ça ne m’était jamais arrivé d’être comme ça, seule face à la mer. Dès le premier matin, je me suis avancée sur la plage, et j’ai longé les vagues, sans but, sans rien attendre, avec juste un soleil tremblant pour m’accompagner. Pas de bruit autre que celui des vagues, pas de stress, pas d’obligation aucune, comme un goût de bonheur. J’ai marché longtemps, en m’arrêtant de temps en temps pour ramasser un coquillage ou un bois flotté avec une forme bizarre. Je suis retournée à l’hôtel avec mon minuscule trésor marin. C’est comme ça que tout a commencé.

Après avoir joué une partie de la nuit, assise par terre, avec mes bouts de bois et mes coquillages, je suis allée dès le lendemain visiter quelques maisons à louer dans la région. Impossible pour moi de retourner en ville. Je savais que je devais rester là, mais je ne savais ni pourquoi ni pour combien de temps. Après trois jours de recherches intensives, j’ai trouvé ce que j’espérais. Une petite maison éloignée du village, perchée sur une colline, entourée d’un jardin. Au fond, une grande remise en bois, avec une immense ouverture qui donne sur la vallée, et la mer au-delà. J’ai signé pour un an.

Dimanche 19 mai.

Un an déjà. Un an que je suis là. Un an que je n’ai pas ouvert ce carnet. En relisant les quelques pages que j’avais noircies, je me rends compte que je n’ai plus rien à voir avec celle que j’étais alors. Ma vie a pris un tour inattendu depuis ce premier jour sur la plage. Mes coquillages, petits galets et bois flottés  m’ont entraînée vers un monde que je ne connaissais pas. Cette nuit à l’hôtel, cette nuit où mon angoisse latente m’empêchait de dormir, j’ai effectivement joué par terre avec ces objets ramassés sur le sable. Et j’ai construit, puis détruit et reconstruit des formes étranges. Quand le jour s’est levé, j’étais toujours affalée sur la moquette en train de manier mes coquillages, mes galets et mes bois flottés. Je n’avais pas vu le temps passer. Alors, dès que je me suis installée dans la maison, j’ai arrangé la remise et j’en ai fait mon atelier.

Chaque matin, je me lève à l’aube, moi qui n’adorais que les grasses matinées. Maintenant qu’aucun horaire, qu’aucune obligation professionnelle ne m’oblige à le faire, je suis debout au premier chant du coq. Et oui, mon voisin le plus porche a un grand poulailler. J’avale un café, j’enfile mes bottes et je descends sur la plage. Là, je fais mes courses pour la journée. Au menu, toujours la même chose. Galets, coquillages et bois flottés. Parfois, un jouet cassé, une montre oubliée, une canette froissée, de menues babioles qui pourraient me servir. De retour dans mon atelier, j’étale mes trouvailles et je les étudie pendant un instant. Alors je commence à agencer, aligner, confronter, former, déformer, reformer, arranger, déranger, assembler. Et tout à coup, l’évidence. Surgit un mobile, un tableau, une sculpture, un objet décoratif, inutile mais indispensable. Parfois même, un meuble, table basse, guéridon, tabouret, certains que je peins, d’autres que je garde bruts. Brute, c’est effectivement ce qui pourrait qualifier ma recherche artistique. Je scie, je coupe, je colle, j’attache, je relie, je colore, je décape. A la fin de la journée, j’ai un bijou, un attrape-rêves, un panneau mural, une lampe de bureau.

Deux fois par mois, j’étale mes créations sur les marchés de la région. Je commence à avoir une clientèle de fidèles, d’abord amusés, puis intrigués, et maintenant certains si intéressés qu’ils me commandent des pièces pour habiller leurs chambres ou leurs salons. Hier, un restaurateur qui va bientôt ouvrir son établissement m’a demandé de décorer entièrement la salle.

Je n’ai pas une seconde à moi, mais je ne me suis jamais sentie aussi en forme, et à ma place.

Mardi 28 mai.

Un monstrueux brouillard recouvre tout. Il fait froid pour la saison. Humeur morose depuis mon réveil. Pas très envie d’aller arpenter la plage, mais il le faut, je n’ai presque plus de matériel.

Quand j’arrive au bord de l’eau, le brouillard est encore plus épais. J’ai l’impression de marcher au milieu d’un voile de coton. J’ai beau être bien couverte, l’humidité s’infiltre partout, jusqu’à mes os. Jamais connu une matinée comme ça, et mon moral chute encore un petit peu plus. C’est comme ça depuis plusieurs jours. J’ai relu les dernières lignes de mon journal, et il me semble que je n’ai plus rien à voir avec celle qui les a écrites. C’est venu d’un coup. Comme une gifle. Plus envie de me lever. Plus envie de ramasser des coquillages, des bois flottés. Plus envie de fabriquer des objets des mobiles des pendentifs des meubles des lampes. Plus envie de rien. Comme si cette année n’avait été qu’une parenthèse. Un bonheur possible, évanoui avant d’être pérenne.

Je suis toute seule sur la plage. Personne à l’horizon. Rien. Le brouillard et moi. Par habitude, je ramasse deux ou trois bois flottés, des galets, quelques coquillages. J’avance dans le blanc opaque, attirée par un éclair rouge près des dunes. Une chaussure en toile. L’autre est à côté, ensevelie dans le sable. Je reste un long moment à contempler le corps allongé. Inerte. Absent. Un jean, un tee-shirt rouge, un blouson noir. Le visage encadré de longs cheveux blonds paraît si paisible. Une faible trace de sourire pour signifier la fin du voyage. Ou un nouveau départ, je ne saurais le dire encore.

Mais j’ai l’air d’être enfin à ma place, ma vraie place, allongée là au pied des dunes.

24.

Jamais je n’aurais pensé que ce moment arriverait. Jamais je n’aurais pensé qu’il partirait comme ça. Après si longtemps. Trente cinq ans de vie commune. Trente cinq ans de travail commun. Côte à côte, toujours. Et une parfaite entente, dans la gestion de la maison, la gestion de l’entreprise, l’éducation des enfants. Trente cinq ans de bonheur calme, malgré les nombreux aléas du quotidien. Trente cinq ans, mes premiers cheveux blancs qui apparaissent, et lui qui disparaît. Avec une blonde de trente cinq ans, précisément. Une fois le choc passé, ce qui m’a le plus meurtrie c’est la banalité de la situation. Une banalité qui confine au pathétique. Mais en prendre conscience m’a aidée à surmonter ce vide. Bientôt, je n’ai plus éprouvé la moindre tristesse. Juste l’étonnement d’avoir vécu tant d’années auprès d’un être aussi prévisible. Je m’en veux de ne jamais avoir rien décelé. A lui, je ne lui en veux même pas. Je le plains. Il me fait pitié, c’est tout.

Maintenant, il faut que je décide du reste de ma vie. Pour la première fois, je suis seule. Toute seule. Je suis passée de chez mes parents à chez nous, tout du moins ce qui a été chez nous jusqu’à récemment. Les enfants sont partis depuis longtemps, l’un loin à l’est du monde, l’autre loin à l’ouest. Il est hors de question que j’aille me réfugier chez l’un ou chez l’autre. Je n’en éprouve pas le besoin, et je n’ai aucune envie de perturber l’avenir qu’ils se construisent. Financièrement, je n’ai absolument aucun problème. J’ai vendu, très cher, mes parts de l’entreprise à mon ex.  J’ai gardé la maison de campagne, et lui l’appartement en centre ville. Les comptes semblent équilibrés, mais je suis largement gagnante. En effet, c’est moi qui, depuis sa création, ai géré la société. Lui ne s’est jamais occupé que du commercial. Le tandem a parfaitement fonctionné pendant trente ans. Pourtant, je ne lui donne pas deux ans avant de faire face à une faillite désastreuse. J’étais la seule à connaître tous les rouages de l’affaire, et j’ai monté des plans de financement efficaces mais si complexes que sans une vision globale, tout va s’effondrer. Ce n’est plus mon souci, et j’espère bien profiter au maximum d’une retraite confortable.

Je suis arrivée au jour d’après.

A moi d’inventer la suite.

Les deux premières semaines dans la maison, j’ai opéré un nettoyage profond. Chambre après chambre, j’ai retourné les matelas, lavé les draps, refait les lits, secoué les tapis, aspiré les parquets, lavé les vitres, vidé les placards, épousseté les étagères, mis de côté vieux vêtements, chaussures et bottes encore présentables pour les donner à diverses associations. Puis je suis descendue et je me suis attaquée au salon et à la cuisine. Quand plus un seul grain de poussière n’a flotté dans les pièces, je suis passée au jardin. J’ai tondu, désherbé, sarclé, biné, planté, taillé avec rage et méthode. Bientôt, l’extérieur a autant brillé que l’intérieur.

Alors je me suis assise. J’ai fermé les yeux, et je suis restée offerte au soleil dans un état de béatitude que je n’avais jamais ressenti auparavant. Je suis restée là des heures, des jours, des semaines. L’esprit vide. Jusqu’à ce que je me réveille.

Trois mois plus tard, la maison était vendue, les meubles aussi. Je n’ai gardé qu’un lit, une table, un canapé, deux fauteuils et quelques ustensiles de cuisine pour aménager le petit appartement que j’avais acquis dans le bourg voisin.

Et je suis partie.

Arrivée à l’aéroport, j’ai regardé les départs prévus. Amman, voilà par où j’allais commencer. J’avais toujours rêvé d’aller à Petra, et c’est par là que j’allais débuter le road trip que je n’avais jamais fait dans ma jeunesse. Une jeunesse que je n’avais jamais vécue, passant de l’adolescente à la femme mariée. J’avais sauté une case d’insouciance que je comptais bien remplir maintenant.

Arrivée à Amman, je me suis immédiatement mise en quête d’un moyen de transport pour rejoindre le sud. Deux heures après, j’ai calé mon sac à dos sous le siège du minibus qui m’emmenait à Petra. J’étais la seule européenne parmi les passagers, excepté une femme âgée aux cheveux blancs bleutés. Elle m’a souri, et demandé en anglais si j’étais déjà venue en Jordanie. Puis elle m’a expliqué qu’elle ne cessait de voyager, ayant décidé de visiter tous les lieux insensés de beauté érigés par les hommes. Elle rentrait du Cambodge, et pensait se diriger ensuite vers le Pérou pour contempler le Machu Picchu. Mon errance serait plus improvisée. Un vagabondage suscité par une envie de soleil, de pluie, de neige. De désert, d’océan ou de montagne. Un nom magique, Samarcande, Oulan Bator, Zanzibar. Ne rien prévoir reste mon credo pour rattraper ces années perdues. La récompense je l’ai là, sous les yeux. La route des Rois se laisse couler vers le sud, révélant toute la splendeur des terres bibliques à l’ouest. Irréelle, cette émotion devant les pages des Textes qui surgissent à chaque virage. Un sentiment de sérénité qui ne me quitte plus jusqu’à l’arrivée.

Pour coller un peu plus à mon rôle de globe trotter, je prends une chambre spartiate dans une auberge de jeunesse, négligeant l’hôtel luxueux à côté. A cette période de l’année, je pense être la seule occupante, mais je croise bientôt la vieille anglaise qui s’installe un peu plus loin. Je m’empresse de partir seule à la découverte du site. Le choc. L’étroit passage entre des parois de grès jaune et rouge, et soudain ce temple majestueux creusé dans la roche. Une apparition d’une élégance stupéfiante. Je marche jusqu’au soir, insensible aux rayons durs du soleil, fascinée par l’audace et l’humilité architecturale de cette nécropole. L’unique fois où j’ai été traversée par un sentiment similaire, c’était en contemplant la pointe sud de Manhattan depuis un bateau. La grandiloquence des bâtiments s’effaçait pour laisser place au doute. Toute cette arrogance posée au ras de l’eau tenait du mirage. J’attendais l’engloutissement qui ne manquerait pas de se produire sous mes yeux, comme un rêve fou près de disparaître. A Petra, le rêve fou avait traversé les siècles, ne laissant à voir qu’une splendeur brute. Essentielle. Une prière de pierre adressée aux dieux.

Pendant deux jours, j’ai arpenté le site en tous sens. Au troisième jour, je me suis levée bien avant l’aurore. Dehors, la lune jetait une lueur blafarde sur les rochers. J’étais seule au monde. Enfin, pas tout à fait, bientôt sortie de ma fascination par un hello guilleret. La vieille anglaise, chaussures de marche aux pieds, bâton de marche à la main, m’a fait un signe et s’est enfoncée au milieu des falaises. J’ai commencé à grimper lentement le long d’un sentier que j’avais remarqué la veille. J’ai vite éteint ma lampe torche, la lumière blanche de la lune suffisant à guider mes pas. J’ai gravi la paroi pendant plus d’une heure avant d’atteindre le sommet. Là, je me suis assise au bord du gouffre, et j’ai attendu. Quand le soleil s’est levé, teintant la roche de mauve, puis de violet, de jaune et enfin de rouge, j’ai su que je venais de vivre le premier matin du monde.

Depuis quinze ans, j’ai traversé des océans, gravi des montagnes, arpenté des cités. Je me suis réfugiée dans des îles, j’ai descendu des fleuves et je me suis enfoncée dans des forêts. J’ai progressé dans des déserts jaunes, rouges, blancs. Partout, j’ai croisé une vieille anglaise chaussures de marche aux pieds, bâton de marche à la main.

Mes cheveux ont blanchi, mon visage s’est buriné. Chaussures de marche aux pieds, bâton de marche à la main, où que je sois je me lève avant l’aube pour attendre le premier matin.

Aujourd’hui, je suis devenue une vieille anglaise.

25.

Ce matin-là, elle s’est attardée devant son miroir. Ça ne lui arrive jamais, de se regarder longuement. Elle étudie ses traits réguliers, les yeux en amande au-dessus des pommettes saillantes comme pour mieux souligner l’ovale de son visage. Et les longs cheveux noirs, sagement séparés par une raie médiane. Alors, elle prend une paire de ciseaux, fait glisser une mèche devant elle qu’elle coupe délicatement pour former une frange. Le changement est étonnant. La femme sévère et quelque peu hautaine a fait place à une femme plus juvénile, plus douce. Elle esquisse un sourire avant de se diriger vers la cuisine. Le père est assis, caché derrière son journal, le garçon et la fille hésitent devant les boîtes de céréales. Ils répondent à son bonjour sans même relever la tête. Personne ne la regarde. Personne ne fait la moindre réflexion devant sa transformation quand ils la voient enfin avant de partir. Toute la journée, occupée à ranger et nettoyer la maison, elle repense à leur manque de réaction. Mais ce qui la surprend encore plus, c’est qu’aucun commerçant des boutiques qu’elle fréquente quotidiennement, boulangerie, épicerie, boucherie, ne lui dit rien non plus. Pourtant, elle les croise tous les jours, ils la connaissent, la reconnaissent. Mais il semble que la modification de sa coiffure ne soit pas suffisante pour susciter la moindre remarque. Aussi, elle est quelque peu soulagée qu’il n’y ait pas uniquement la famille qui soit indifférente à sa nouvelle apparence.

Les jours suivants, elle a vainement attendu un commentaire, flatteur ou non, peu lui importait. Prise par les travaux domestiques, lavage, repassage, nettoyage, préparation des repas, elle s’est sentie moins désappointée devant l’indifférence des autres. Pourtant, chaque matin en se regardant dans le miroir, son sourire s’épanouit un peu plus. Alors, elle a essayé un léger maquillage pour éclairer son visage. Un rouge à lèvres assez pâle, une ombre à paupières gris clair pour souligner son regard, du mascara pour allonger ses yeux. Là encore, rien, pas un mot, à peine un regard mais aucune réaction. Quand tout le monde est parti, elle reste là, désappointée. Perdue. Elle se demande un instant si elle est devenue invisible. Ou alors, elle fait simplement partie des meubles, comme une table toujours là sur laquelle on jette ses affaires parce qu’on sait qu’elle est là, et qu’elle a toujours été là. Ça lui donne une idée. Tout en faisant le ménage, comme à son habitude, elle change l’ameublement du salon. Les fauteuils à la place de la table basse, le piano contre le mur d’en face, les tableaux sur des panneaux différents. La touche finale, un énorme bouquet de fleurs jeté par terre devant la cheminée. Et quand tout le monde rentre à la maison, les exclamations fusent. Qu’est-ce qu’il t’a pris c’est quoi ces fleurs par terre moi je trouve ça mieux il faut tout remettre à sa place pas ce fauteuil il est bien là le piano n’a plus de lumière les tableaux sont à l’envers. La litanie ne cesse qu’au moment où elle s’active pour tout remettre dans l’état initial. Ils la regardent faire mais ne disent toujours rien sur son changement physique. Elle pense que c’est trop léger, trop ténu. Il lui faudra réaliser une modification plus radicale. Alors, quelques jours plus tard, elle coupe ses cheveux très courts, et les teint en rose. Elle change complètement de tenue, abandonne jupes et chemisiers stricts, chaussures de ville noires. Elle enfile un jean moulant, un caraco du même rose que ses cheveux, et des baskets noires à lacets multicolores. Quand elle entre dans la cuisine pour préparer le petit déjeuner, le père lit son journal, le fils et la fille se disputent les céréales. Ils répondent mécaniquement à son bonjour, sans lever la tête. Elle sert tout le monde, et va devant la voiture, les cartables des enfants et la serviette du père à la main, pour qu’ils ne les oublient pas en partant. C’est seulement à cet instant qu’ils lèvent un œil sur elle. Ils s’engouffrent dans le véhicule sans même un froncement de sourcil, une moue désapprobatrice, un sourire de connivence  en la découvrant. Et quand elle part faire les courses pour le dîner, les commerçants, boulanger, boucher, charcutier, épicier restent de même imperturbables.

Pourquoi personne ne la voit ? Est-elle transparente, gommée, effacée ? Existe-t-elle vraiment ? Elle fait un dernier effort. Elle se peint des tatouages ethniques sur le front, les joues, les bras, les jambes. Elle est belle. Sauvage, étrange, énigmatique. Elle aime son image. Ce qu’elle est devenue, la femme qu’elle a construite jour après jour s’impose à elle. Souveraine. Déesse bénéfique ou maléfique, elle ne sait encore. Mais l’énergie nouvelle qui la traverse comme un ruisseau impétueux jailli du fond des âges la fait se redresser. Rebelle soudain. Elle passe les heures du jour à se promener dans les rues, dans les parcs. Elle s’affiche, superbe et impériale, aux yeux du monde, dans toute sa splendeur neuve. Elle se sent libre, libre de ne pas faire le ménage, libre de ne pas ranger, nettoyer, récurer, laver, repasser. Libre de ne pas cuisiner. Libre d’imposer aux autres celle qu’elle est vraiment. Bien sûr le soir, quand la table n’est pas dressée et le dîner pas préparé, les reproches fusent. Ils sont étonnés qu’elle n’ait rien fait, le père, le fils et la fille. Ils lèvent des yeux surpris vers elle qui esquisse un sourire. Enfin ils réagissent. Mais elle déchante vite quand les remarques qu’ils lui adressent ne concernent que le travail négligé. Rien sur elle. Pas un mot. Pas une critique, pas un compliment, pas une exclamation, pas un haussement d’épaules, pas un ricanement, pas une approbation. Rien. Rien sauf le repas qu’ils attendent. Alors elle ouvre le congélateur, sort une barquette qu’elle place dans le micro ondes, sert tout le monde et sort de la pièce.

Le lendemain matin, en servant le café au père et les chocolats aux enfants, elle en renverse une bonne partie sur la table. Ils sursautent et la regardent, ébahis. Sa maladresse vient de son bras. Celui qu’elle s’est arraché à moitié, et qui pend le long de son corps. Sans un mot, le père se lève, la pousse vers la voiture et l’aide à s’installer à l’intérieur. Il démarre et roule toujours sans rien dire, puis s’arrête devant l’usine de robots. Il la fait sortir et la dirige vers l’atelier de réparation.

Elle ne sait toujours pas qui elle est, mais maintenant elle sait ce qu’elle est.