Le vertige de la mer

Elle est retrouvée.

Quoi ?- L’éternité

C’est la mer allée

Avec le soleil

Rimbaud

L’éternité

L’avion commence à descendre lentement. Un virage très large sur la droite – et soudain elle est là, juste à l’endroit où se trouvait l’aile une fraction de seconde plus tôt. Je la tiens sous mes yeux, une tache sombre sur le bleu des eaux. En mettant mon doigt sur le hublot, bien dans l’axe de mon regard, je la fais disparaître. Je l’efface des flots, comme un dieu dérangé par un défaut dans l’harmonie des couleurs, le bleu du ciel, le bleu des mers. Mais sa puissance est sans limite, un doigt pour relever une mèche de cheveux et elle renaît, un peu plus grosse chaque fois – comme pour me narguer, comme pour me tenter. Plus grosse, de plus en plus grosse.

——-

Déjà sur la carte, ce point noir isolé, tenace – j’ai cru d’abord à une erreur d’imprimerie, une tache d’encre – insulte à l’immensité marine environnante, attirait mon œil, prenait peu à peu la force hypnotique d’une idée fixe. Elle était là, simplement – là. Pas arrogante, avec un port connu ou une ville exotique. Juste une ombre, ni humble ni fière. Elle était là, c’est tout, toujours là. Chaque fois que j’ouvrais la carte, je la cherchais, je ne pouvais m’en empêcher. Bientôt, je n’ai plus déplié la carte que pour elle, jusqu’au jour où j’ai décidé de m’en défaire. Mais c’était trop tard. Je me suis mise à y penser, tellement que j’en avais fait un mythe. Alors, pour la rendre plus familière, pour me l’approprier, je lui ai donné un nom. Puis je lui ai écrit un passé troublé, je l’ai peuplée, j’ai mis les gens dans des maisons, j’ai construit des villages, je me suis fait des amis, ils me parlaient de leur vie, de leur travail, j’allais me promener à l’intérieur des terres ou en mer avec eux.

Elle est bientôt devenue mon refuge, la cabane où j’allais me cacher pour mieux rêver. Personne ne la connaissait, je n’en parlais à quiconque, à lui moins qu’à un autre. Il ne s’en est jamais douté, mais j’ai été près de tout lui raconter et d’en rire avec lui le jour où il a tant insisté pour savoir quel intérêt subit me poussait à rester assise si longtemps devant la mappemonde de son bureau. Je venais de jeter la carte, et je trichais. J’allais dans son bureau quand il n’était pas là, je commençais à faire tourner la mappemonde vite, de plus en plus vite, puis je l’arrêtais brusquement. Mais une fois seulement je me suis trouvée face à l’île.

Et maintenant je la touche. On atterrit.

-1-

La mer. La mer partout. La mer encore. Je ne m’y ferai jamais. Ce choc, cette émotion chaque fois que je la regarde. Les yeux dans les vagues, j’ai le cœur qui écume. Ma vie qui part et revient au rythme de la mer. La mer qui respire majestueusement. Le soleil qui la caresse.

                                                            –              –

Le village ne doit plus être loin. Voilà les premiers champs. On doit le voir après cette côte. Tout blanc, tout rond, coincé entre la colline et l’eau. Bientôt j’y serai. Enfin.

                                                            –              –

Ces rues sont tellement étroites qu’en étendant les bras on pourrait toucher les maisons de chaque côté. Et les fenêtres, avec leurs fleurs qui ruissellent des grilles noires, on dirait autant de petits jardins. Des persiennes en fleurs. Des jalousies végétales.

Mais des jalousies discrètes. Toutes les maisons sont fermées et je n’ai encore rencontré personne. Ce n’est pourtant pas un village désert. En continuant à descendre cette ruelle, je dois arriver au bord de la mer. Il y aura bien quelqu’un, un pêcheur, un enfant, un vieillard. Cette femme qui balaie devant sa porte. Elle pourra me renseigner.

Vraiment je dois être bien étrange. Le douanier, ensuite ces gens sur leur carriole que j’ai croisés sur la route – si hostiles, ils se sont retournés pendant longtemps pour me regarder, sans un sourire, sans un geste, sans parler, ils me regardaient – et maintenant la femme qui ferme sa porte, toujours sans mot dire.

                                                          –                 –

Les barques avec leurs voiles joufflues qui leur font des robes à jupons gonflants. Elles me rappellent ces petits bateaux que je fabriquais, enfant, avec des coquilles de noix. La même forme.

Je comprends pourquoi je n’ai vu personne sauf cette femme. Tout le village attend le retour des pêcheurs. Je vais enfin trouver quelqu’un pour me dire où je pourrai dormir.

Celle-là ne peut pas fermer sa porte, alors elle me tourne le dos et s’éloigne. Les autres la suivent. Les hommes eux ne bougent pas, ils me fixent. Les femmes reviennent peu à peu. Tout les villageois m’entourent et me regardent comme si j’étais une apparition. Et aucun ne répond à mes questions, encore moins à mes gestes ou mes sourires. Les pêcheurs ont débarqué et tout le monde s’en va. Il ne reste plus personne.

Si. Un pêcheur. Qui me regarde. Sans bouger. Lui aussi. Il a une mèche de cheveux noirs qui lui tombe sur l’œil. J’ai envie de la remettre en place. Il s’approche. Il se penche vers moi, me prend une épaule, me fait tourner et me montre le haut de la falaise. Une cabane en bois. Je lui souris mais il est déjà parti. Il ne se retourne pas.

Je ne peux plus respirer. Ce chemin est tellement raide. Les pieds en sang. Mais la mer. Je l’entends frapper les rochers sous moi. Un coup régulier. Violent. Une plainte en se retirant. Une nouvelle charge. L’éternité pour creuser le roc. Puis les coups mollissent. La mer qui s’endort. La lune qui  la berce.

La nuit s’est levée depuis longtemps déjà. Et je ne peux quitter la pointe de la falaise. Face à la mer. J’attends. La pêche aux lamparos pose des étoiles sur l’eau, jusqu’à l’horizon. Il y a une barque toute noire à contre nuit, dans la lune. La barque du Pêcheur Fantôme.

La mer n’est plus qu’un clapotis. Chuintement de son rêve. Gris fer jusqu’au ciel. Des écailles d’argent sur la surface qui oscille doucement. Si beau – paisible.

Il fait froid maintenant.

                                                          –                –

La porte de la cabane est face à la mer, avec une petite fenêtre à droite. Le lit tourné vers le levant, la table, la chaise, la cheminée, et puis contre l’autre mur la huche avec deux assiettes, des couverts, une poêle et une casserole – tout a l’air figé, fixé, dans la clarté lunaire. Elle ne doit pas être vide depuis très longtemps. Il y a même du petit bois et des bûches contre la cheminée. Je vais pouvoir dormir devant le feu.

                                                          –                 –

Elle craqua plusieurs allumettes avant que le petit bois ne s’embrase. Elle resta un moment accroupie, guettant les flammèches. Puis la première bûche se mit à craquer en même temps qu’une grande flamme surgissait. Elle recula devant la chaleur soudaine, se redressa en frottant ses mains sur son pantalon, reprit son livre et s’allongea sur le tapis devant la cheminée. Le chien vint se coucher à ses pieds en grognant de bien-être.

Il n’y avait pas un bruit, que le familier crépitement du feu auquel répondaient les soupirs du chien. La neige dehors avait anesthésié la campagne et il semblait que toute cette blancheur empêchait jusqu’au moindre souffle d’air. Elle posa son livre près d’elle, puis le regarda. Il était assis à la petite table devant la fenêtre, des papiers partout et il écrivait. Une mèche de cheveux noirs lui tombait sur l’œil. Comme toujours, elle eut envie de la remettre en place. Mais elle ne voulait pas le déranger et elle se sentait trop paresseuse pour faire quoi que ce soit, même lui parler. Elle se tourna vers le feu, puis s’endormit.

Elle sentit la main qui lui caressait les cheveux et resta un moment sans bouger. Puis elle ouvrit les yeux et sourit.

– Tout est si tranquille….

–  Que dirais-tu d’une promenade ? J’en ai assez de travailler et j’ai envie de prendre l’air. Il est juste temps avant la nuit.

– Tu as fini ?

– Presque, mais je piétine sur le dernier chapitre. C’est mauvais. J’arrête jusqu’à demain.

– Le feu est éteint. On le rallumera en rentrant. Allons-y.

La neige arrivait jusqu’à mi-hauteur de leurs bottes. Le chien faisait des sauts et aboyait autour d’eux, tentant vainement de courir. Ils rejoignirent un sentier où la neige tassée facilitait la marche. Les troncs des arbres étaient encore plus noirs cernés par cette étendue blanche. De temps en temps, un effondrement au pied d’un arbre marquait l’emplacement d’un terrier. Le chien se précipitait, fouillait la neige, reniflait et revenait vers eux le museau tout blanc. A mesure que le jour tombait, le ciel devenait blanc foncé, avant de virer au gris. De loin en loin, une fumée qui montait au-dessus de la forêt indiquait une maison. En sortant du sous bois, ils aperçurent plus distinctement les habitations dans la vallée et les lumières qui se répondaient.

Sur le chemin du retour, le froid les saisit. Ils marchaient plus vite, courant presque. Lorsqu’ils parlaient, les mots s’arrêtaient en buée devant leurs lèvres. Soudain il se pencha, prit un paquet de neige et en fit une boule qu’il lui lança. Elle se sauva en criant, fit une boule à son tour et l’atteignit au bras. Ils se poursuivirent ainsi jusqu’à la maison, le chien leur mordillant les jambes ou sautant après les boules.

– Je suis trempée. Rallume le feu, moi je vais prendre un bain.

Quand elle revint, le feu était toujours éteint et lui écrivait, une lampe sur le coin de sa table. Elle enleva les cendres, remit du papier, du petit bois, quelques bûches et craque une allumette. Elle actionna le soufflet et le feu partit. Elle resta un instant immobile puis se retourna. Elle mit la stéréo en marche.

– Tu sais bien que la musique me dérange quand je travaille.

Elle soupira, éteignit la chaîne, reprit son livre et s’allongea sur le tapis, le chien à ses pieds.

                                                          –                –

Sa main sur mon épaule, douce d’abord, hésitante, avec la légèreté de celui qui n’ose pas – un frôlement que j’ai à peine senti. Et puis plus assurée devant mon manque de réaction, jusqu’à ce que je me réveille tout à fait. Depuis il est assis près de la cheminée, dans la tache carrée que le soleil dessine au sol à travers la fenêtre. Il sourit, ses petites dents délicatement blanches dans la figure brune. Des boucles noires qui lui tombent sur les oreilles et des yeux brillants, avec une petite flamme à l’intérieur. Quel âge peut-il avoir, huit ans, dix ans. Il attend que je me lève.

Il y a un vrai trésor dans cette huche. Du café, des biscuits, des conserves.

– Veux-tu du café ?

Il se lève enfin, retourne à la huche et en sort deux bols.

– A qui est cette maison ?

Il trempe ses biscuits dans son bol et les met presque entiers dans sa bouche.

– Elle est à personne.

– Mais qui y habitait avant ?

– Le Vieux.

– Le Vieux ?

– Oui.

Il continue à manger, puis boit son café.

– Et il est parti depuis longtemps ?

– Non, trois jours.

– Alors il va bientôt revenir.

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il ne reviendra plus ici.

– Il habite ailleurs ?

– Oui.

– Et où ?

– Là-haut.

– Là-haut ? Où ça là-haut ?

– Dans la montagne.

– Il a une autre maison ?

– Je ne sais pas.

– Pourquoi a-t-il quitté celle-là ?

– Parce qu’il avait envie.

Evidemment. Je n’ai rien à répondre. Tout paraît simple à l’enfant. Il a l’air un peu étonné de mes questions, comme si je devais savoir. Il sait bien, lui.

– Et qui est le Vieux ?

– Le Vieux. C’est le Vieux.

Je ne pourrai rien en tirer de plus. De nouveau il sourit, et il attend. Il ne me demande rien, comment je m’appelle, d’où je viens. Je suis là, ça lui suffit. C’est ainsi. Il n’y a rien à comprendre.

                                                         –                 –

Dehors le soleil est déjà haut. La mer a repris sa lutte avec les rochers et au sommet de la falaise le son monte ample. La croissance et décroissance régulière résonne comme une incantation à deux voix, violente et plaintive, forte et tendre. L’enfant me prend la main et m’éloigne du bord de la falaise.

– Viens on va nager. Je connais l’endroit.

Je le suis dans un petit sentier qui descend en pente raide le long de la colline, sur le versant opposé au village. Il court et saute puis s’arrête pour m’attendre. On arrive bientôt sur les rochers qu’il me fait escalader. On suit le bord de plusieurs calanques étroites pendant un assez long temps, jusqu’au moment où il me crie :

– C’est derrière ces rochers.

La crique est presque entièrement enfermée par les falaises. L’eau est transparente et le fond lui donne des couleurs vert clair, presque blanc. Il n’y a pas un remous, on croirait être au bord d’un lac.

– C’est profond ici. Et puis l’eau est chaude, tu vas voir.

Il plonge et ne ressort que beaucoup plus loin. Je plonge derrière lui et le rejoint en nageant. Il vient sous l’eau à ma rencontre, réapparaît juste devant moi et rit. On va jusqu’à l’ouverture des rochers sur la mer puis on descend chercher des galets. L’enfant s’amuse à s’accrocher à mon cou quand on remonte à la surface de l’eau.

                                                          –                –

Le soleil sur mon visage et dans mon corps, dans ma tête, le rocher brûlant dans mon dos, mes membres fatigués, je ne suis plus qu’une partie de ce rocher, engourdie, minérale.

Quand je me réveille, l’enfant dort encore, blotti contre moi. Ses boucles ont des reflets roux dans le soleil. J’en prends une doucement dans mes doigts, la tire, la lâche, elle reprend sa place aussitôt.

Après l’accueil d’hier, je ne m’attendais pas à cette confiance, cet abandon. Il a pourtant dû voir l’attitude des habitants à mon approche. Si je lui pose encore des questions, il ne reviendra plus. Mon insistance ce matin a fini par l’agacer. Ce Vieux, le Vieux. Peut-être l’enfant me mènera-t-il « là-haut ».

2

La mer commence à bouger légèrement avec les premiers hauts rayons du soleil. Elle est encore grisâtre, livide après la tempête de la nuit dernière.

Tout était soudain devenu trop calme. Pas un remous sur l’eau. Pas un souffle d’air. Plus un seul oiseau. Le ciel de plus en plus noir avec une bordure opaque et lumineuse à l’horizon. Rien. Une attente lourde, tendue. Et tout à coup, en même temps qu’un éclair gigantesque semblait crever la surface de l’eau, le tonnerre comme une déchirure effrayante mais enfin là. Et le vent sur l’eau et dans les arbres. Une montée en furie du bruit et le bouleversement de la mer et de la terre. Toute une puissance retenue pour mieux se délivrer. Toute la nuit les vagues se sont écrasées au pied de la falaise pendant que le vent faisait trembler la cabane. Les éclairs jetaient une lumière blafarde sur la fenêtre.

La tempête n’a cessé que peu avant l’aube et je me suis assoupie, la tête bourdonnante de tous les sifflements, de tous les roulements et de tous les fracas. Le sol n’est même pas mouillé, ou plutôt déjà sec sous le soleil. Sans cet arbre cassé près de la cabane, je croirais avoir rêvé.

– Ta maison n’est pas tombée ?

– Non tu vois, il n’y a que l’arbre.

– J’ai pensé à toi, tu sais. Le Vieux disait que cette maison est juste au milieu des tempêtes et qu’un jour le vent l’emporterait.

– Et il y a souvent des tempêtes ?

– Non, pas comme ça. Les pêcheurs ont dit hier que le vent avait tourné et qu’il y aurait de l’orage, alors personne n’est sorti en mer le soir. Les barques n’auraient pas tenu.

Le petit garçon s’assoit au bord de la falaise à côté de moi et regarde au loin en silence. J’allais lui demander s’il avait eu peur, mais il a l’air tellement absorbé, concentré sur un point à l’infini, que je me tais. Les mains autour des jambes, le menton sur les genoux, il dit soudain sans cesser de fixer l’horizon :

– Je me demande ce qu’il y a au bout de la mer.

Il reste très longtemps ainsi, les yeux à demi fermés dans le soleil, face à cette ligne si proche et inconnue. Puis il se lève d’un bond et me tire par la main.

– Viens, je vais te montrer l’île.

                                                         –                  –

Les dunes se dressaient à perte de vue, tentantes, avec leur inclinaison douce vers la plage. Depuis deux jours qu’elle était arrivée, elle se promettait une randonnée dans ces collines sableuses. Mais elle avait d’abord longuement hanté les rues de la petite ville désertée. Il n’y avait guère d’animation qu’à l’heure de sortie de l’école. Le reste du temps, les gens restaient chez eux, occupés aux travaux qu’ils réservaient pour l’hiver. Le quartier des villas offrait une impression de désolation, ou plutôt de mise en sommeil avec ses avenues vides, ses volets clos, ses portails cadenassés, ses arbres dénudés. A l’hôtel, elle était la seule pensionnaire, et c’était le seul hôtel ouvert en cette saison. Elle prenait ses repas dans la grande salle refroidie depuis longtemps déjà par le départ de ses derniers occupants – et pas encore prête pour l’arrivée des prochains. Un sentiment de mort au monde la cernait peu à peu, et elle s’y laissait enfermer.

                                                         –                   –

Le vent léger mais froid faisait voleter les grains de sable. La surface des dunes semblait se mouvoir lentement vers la plage. Elle remonta son col au-dessus des oreilles et enfonça ses mains dans les poches. Elle provoquait un petit éboulement à chacun de ses pas. Au haut de la dune elle s’arrêta pour regarder la mer – infiniment grise, infiniment plate, infiniment monotone, d’où se dégageait un charme tranquille. C’était une mer différente des mers du sud auxquelles elle était habituée et qu’elle aimait tant, une mer en négatif, avec un ciel uni et bas, blanchâtre. Un paysage autre, monochrome et inanimé, comme une rêverie mélancolique.

Elle reprit sa marche lentement, escalada une autre dune, puis tourna le dos au rivage et s’éloigna vers le côté opposé. Les herbes lui arrivaient presqu’à hauteur des épaules à certains endroits. Elle suivit un sentier tracé dans une sorte de no man’s land, des arbustes et des orties de-ci de-là, et qui semblait ne mener nulle part. Le froid était plus vif et elle sentait ses joues se glacer. De loin en loin, elle entendait le cri d’une mouette qui restait comme suspendu dans l’air pendant un instant. Elle atteignit bientôt un endroit dont le sol humide et les herbes hautes et touffues dénonçaient le voisinage d’un marécage ou d’un étang. Elle s’approchait quand soudain un énorme chien noir sortit des herbes et vint en aboyant tourner autour d’elle. Elle s’arrêta. Il continua à aboyer un instant puis se mit à renifler à ses pieds. Elle se pencha, le caressa. Il lui lécha la main. Quelqu’un siffla au loin et appela, et il partit à toute allure vers l’endroit d’où venait la voix.

                                                          –                 –

Sa table dressée – nappe blanche et petit bouquet de fleurs, faisait paraître la salle encore plus abandonnée. Elle n’arrivait pas l’imaginer l’été, pleine de gens bronzés riant et parlant fort, de bruits de couverts contre les assiettes, de cris d’enfants. Elle aimait cet air de désertion et de léger ennui qu’elle lui voyait maintenant.

Elle marcha jusqu’à la baie vitrée qui donnait sur la plage. Tout était noir dehors et elle devinait la mer un peu plus loin. Elle colla son visage à la vitre et mit ses mains en œillères, mais il n’y avait aucune lumière, pas même celle d’un phare, seulement l’obscurité.

Soudain un bruit de course sur le parquet la fit se retourner, au moment même où un grand chien noir venait se jeter dans ses jambes. C’était celui qu’elle avait vu dans l’après-midi. Elle s’accroupit et le caressa en lui parlant doucement.

– C’était vous qui étiez près des étangs.

Elle leva la tête et eut immédiatement envie de repousser la mèche de cheveux noirs qui lui tombait sur l’œil. Elle lui sourit, hocha la tête et se releva.

Pendant qu’ils dînaient, il lui dit que depuis six semaines qu’il s’était installé dans cette petite maison à la sortie de la ville, il n’avait vu que les commerçants et la vieille femme qui venait faire son ménage. Il s’était absenté les trois derniers jours et avait été surpris d’apercevoir un promeneur cette après-midi et de la trouver, elle, dans cet hôtel.

– Je suis habituellement l’unique occupant de cette salle. C’est en fait ce que je cherchais. J’avais besoin de deux mois de solitude pour terminer un travail. Un ami m’a indiqué cet endroit, c’est exactement ce qu’il me fallait. Mais vous…

– J’avais moi aussi besoin d’être seule pendant quelques jours. Et j’ai toujours eu envie de connaître les plages du nord en hiver. Je crois que c’est une saison qui leur va bien.

Il proposa de venir la chercher le lendemain, pour lui montrer quelques lieux qu’elle ne connaissait pas, à peu de distance de la ville.

                                                          –                 –

Il marche vite devant moi dans le petit chemin de chèvres, à peine tracé deviné plutôt, qui grimpe à flanc de colline. La terre est sèche, poudreuse et la maigre végétation de la garrigue d’un brun brûlé. Les pierres sont partout, souvent au travers du sentier et il semble que l’on pourrait remuer le sol pendant des siècles sans pouvoir jamais en venir à bout. Le petit garçon s’arrête sur un premier plateau et je m’assois avec lui, face au large.

– Regarde, on voit loin d’ici. Presque toute la mer.

Le village prend soudain un aspect réduit, recroquevillé, encaissé entre les collines et les falaises qui ne lui laissent qu’une étroite ouverture sur la mer.

A l’est et à l’ouest, la côte s’étend en demi cercle et de notre observatoire on découvre les moindres échancrures, comme une carte tout à coup livrée à l’échelle naturelle.

– C’est là qu’on s’est baigné.

L’enfant tend la main vers un petit creux à l’opposé du village.

– Où est ta maison ? Tu peux me la montrer d’ici ?

– Non, on ne la voit pas.

Il reprend sa position, le menton sur les genoux, les bras autour des jambes. Les yeux à demi fermés, fixes, il semble veiller.

La mer. La mer partout. La mer encore. La mer qui respire majestueusement. Le soleil qui la caresse. Elle n’est plus d’ici qu’une image grandiose, exaltante – silencieuse. Le bruit des vagues n’arrive pas, la mer n’a qu’un fond de cris d’insectes et de pierres qui roulent pour l’accompagner.

Le soleil est au-dessus de nous et il fait de plus en plus chaud. Le petit garçon s’essuie le front d’un revers de main puis se lève lentement.

– Viens, on va continuer à marcher et puis on se reposera dans la forêt.

Je le suis jusqu’à un autre plateau. Le chemin s’arrête brusquement et le terrain devient trop escarpé, nous obligeant à un détour pour atteindre le sommet de la colline. Les premiers arbres surprennent au milieu de la garrigue. Peu à peu, le reste du bois se découvre et la forêt est là, s’étendant sur tout l’autre versant.

Le sol est recouvert d’aiguilles de pin séchées qui adoucissent le bruit des pas. L’odeur de résine saisit quand on passe près des arbres où de petits pots accrochés la recueillent. On arrive bientôt dans un endroit plein de grosses roches rondes, usées. Un mince filet d’eau coule lentement entre elles.

– Quand il pleut, c’est plein d’eau et après il y a une cascade qui tombe dans la mer.

Le petit garçon prend de l’eau dans sa main et s’asperge le visage, puis il vient me passer ses mains mouillées sur les joues.

L’air est doux, presque frais après la chaleur de tout à l’heure. Je m’allonge sur les aiguilles de pin et comme après notre bain, le petit garçon vient se mettre contre moi et s’endort.

Un souffle d’air apporte ce parfum léger de résine et de pomme de pin. Je respire profondément, calme.

                                                         –                   –

Le soleil a disparu de la forêt. Avec une aiguille je caresse doucement la joue de l’enfant qui s’éveille.

– Il faut rentrer. Il doit être tard.

On descend le long du petit ruisseau. Le petit garçon me donne la main et chante en marchant. Il s’arrête tout à coup et sans me lâcher la main, se penche vers les rochers, m’obligeant à m’accroupir près de lui.

– Regarde comme elles sont belles. Elles sont à l’ombre, cachées sous les rochers, parce que d’habitude on ne les voit qu’au printemps.

Six petites fleurs, avec des pétales blancs, légèrement bleutés. L’enfant les touche doucement.

– Au printemps, il y en a partout dans la forêt, surtout au pied des arbres.

– Et on dit que plus elles durent, plus l’été sera long.

Nous ne l’avons pas entendu venir. Depuis combien de temps est-il là, ou nous suit-il ? Il me sourit en incline légèrement la tête en guise de salut. Il passe sa main dans les boucles du petit garçon qui rit. Il a les cheveux assez longs et une grande barbe blanche qui lui couvre le haut de la poitrine. Il pose une main sur l’épaule de l’enfant et dit en me regardant :

– Je savais que tu viendrais.

A qui parle le Vieux ?

                                                           –               –

La cabane me paraît soudain étrangère, mystérieuse – habitée. Je m’arrête sur le seuil et regarde un à un ces objets qui ont perdu leur air familier. Cette table que le Vieux a fabriquée, ce lit où il s’est chauffé – qu’est-ce qui l’a poussé à tout abandonner ?

Il nous a quittés sur un signe de la main en souriant, a traversé le ruisseau et disparu bientôt vers le haut de la forêt. Le petit garçon lui a ciré au revoir mais il ne s’est pas retourné, continuant sa marche sous les arbres d’un pas lent et régulier qu’il semble pouvoir mener pendant des heures sans fatiguer.

Je suis restée un long moment immobile, fixant l’endroit où il a disparu. Quand j’ai demandé à l’enfant s’il savait où il allait, il m’a simplement répondu :

– Là-haut.

3

La mer tremble légèrement et frappe de petites claques molles les rochers. Une brume transparente forme un halo autour des lampes des barques, feux follets éparpillés. La barque du Pêcheur Fantôme glisse irréelle dans la clarté lunaire. Les barques sont parties groupées, pareille à un bouquet de lumières, puis se sont posées lentement en différents points, comme un feu d’artifice dont les étoiles tombent doucement. Le coussin de brume avance, grossit et les engloutit une à une. Un nuage obscurcit la lune et le ciel est uniformément noir.

                                                          –                 –

Est-ce que les poissons dorment la nuit ? Ils n’ont pas de nids comme les oiseaux, ou de terriers comme les renards ? Peut-être se font-ils un lit avec les algues, dans le creux des rochers.

Quand elle était enfant, ce problème l’avait longtemps préoccupée. Puis un jour qu’elle se promenait au bord d’une rivière avec son grand-père, elle le lui avait demandé et il avait éclairci pour elle le mystère des poissons. Tout était simple avec son grand-père. Il savait la nature et lui racontait longuement les arbres, l’eau, les fleurs, lui disant les animaux, les oiseaux, les papillons. Elle passait une grande partie de ses vacances chez lui et elle attendait toujours ce moment avec impatience. Il connaissait beaucoup d’histoires et les lui apprit. Il lui lisait des livres puis c’est elle, au bout de quelques années, qui faisait la lecture.

Elle ne pensait jamais à son grand-père sans émotion. Avec ses cheveux longs et sa grande barbe blanche qui lui couvrait le haut de la poitrine, il avait l’air d’un vieux sage. Il lui avait tout appris – allumer un feu et y faire dorer des châtaignes, marcher et s’arrêter pour une fleur ou le chant d’un oiseau, prévoir le temps selon le vent ou la couleur du ciel. Les soirs d’été, il l’entraînait dans la prairie et lui disait les étoiles.

Sa bibliothèque était infinie et c’est chez lui qu’avait commencé sa passion pour la lecture. Elle avait d’abord aimé les livres en tant qu’objets. Elle les prenait, faisait glisser les pages contre son pouce, mettait son nez au milieu des feuilles et respirait cette odeur de vieux papier. Puis elle avait commencé à lire, avec rage, sans discernement, voulant connaître tous les livres. Peu à peu, elle choisit les auteurs, et apprit alors vraiment à lire – et à relire. Son grand-père lui avait un jour offert un coupe-papier, et elle se souvenait de son émoi à entamer les feuilles – entrer la première au cœur de l’ouvrage, s’arrêter sur un passage ou sur une phrase. On ne faisait plus les livres ainsi. Maintenant les volumes étaient tout préparés, nets, aseptisés, et leurs couvertures glacées leur donnaient l’aspect de marchandises congelées. Lorsque chez un bouquiniste ou dans une vieille librairie elle dénichait un de ces livres jaunis et vierges, elle l’emportait comme une promesse de plaisir interdit. Ce qui la touchait dans la lecture était multiple. Le merveilleux – voir soudain surgir sous un mot une pluie d’images, le verbe devenant sensation. Elle – au détour d’un paragraphe retrouver ses étonnements, sa quête et son déchirement, ses émotions. Le jeu – essayer de trouver l’issue du labyrinthe, tomber dans le prochain piège, prendre enfin la main de l’auteur qui la guidait où il le voulait par le chemin de son choix.

                                                           –               –

Ce n’est que le lendemain, dans la voiture qui les emmenait le long de la côte, qu’il lui dit qu’el était écrivain. Elle n’avait jamais rien lu de lui. Il rit.

– Je vous ferai parvenir mes œuvres, encore incomplètes. Nous aurons ainsi l’occasion de nous revoir, au moins chaque fois que je terminerai un livre.

Il la regarda puis ralentit avant d’aborder une série de virages. Ils arrivèrent bientôt dans une sorte de cirque largement ouvert. Les falaises nues, gris-blanc, coulaient à pic dans la mer. Sur un piton s’accrochaient les ruines d’un château. On les distinguait à peine, le vent et la pluie leur avaient donné la couleur de la roche sur laquelle elles se dressaient. Le chemin qui y conduisait suivait le bord de la falaise et le vent du large, froid et violent, les atteignait de plein fouet pendant qu’ils montaient. Au sommet, ils se mirent à l’abri derrière un pan de mur. Par une ouverture cassée à mi-hauteur et qui avait dû être une meurtrière, ils regardaient la mer. Les rouleaux se formaient au large puis grossissaient en touchant les rochers avancés du cirque. Enfermée dans les falaises, la mer n’était plus qu’un grondement immense et écumant.

Il fut le premier à s’arracher à la fascination. Il la prit par l’épaule et ils se dirigèrent vers les vestiges de la chapelle. Les ronces et les feuilles recouvraient presque entièrement les murs. Il leur fallut enjamber un entrelacs de racines et de pierres pour y pénétrer. Le toit n’était plus qu’un squelette offrant son ossature décharnée au ciel. Le vent s’engouffrait en tourbillons par les ouvertures béantes et le froid les saisit de toutes parts. Elle frissonna. Il mit ses bras autour d’elle et ils restèrent un moment la tête en l’air à regarder les oiseaux qui tournoyaient silencieusement au-dessus d’eux avant de se poser sur la charpente.

– Je suis toujours émerveillée par l’aisance de la nature à reconquérir son territoire, en effaçant ce que l’homme a bâti. Mais ce que j’aime par-dessus tout c’est cet entre-deux, cet état à mi-chemin quand la pierre et la végétation se confondent et se mêlent.

– Oui, quand on ne sait plus si les ronces poussent dans les pierres ou les pierres dans les ronces. Plutôt qu’une reconquête, c’est une récupération. La nature, en intégrant la construction au paysage, réalise à l’envers le rêve de tous les architectes. Mais aucun jamais n’atteindra à cette parfaite communion.

La pluie commença à tomber à grosses gouttes, et ils coururent vers la voiture.

                                                           –               –

– Je savais que vous viendriez.

Encore une fois, je ne l’ai pas entendu arriver. Il traverse le ruisseau et marche vers moi.

– Il y a longtemps que je vous attends… Depuis que j’ai quitté la cabane.

– Où habitez-vous maintenant ?

– Là-haut.

Il fait un geste vague vers le sommet de la forêt. Là-haut m’a dit l’enfant. Là-haut me répond le vieil homme. Là-haut, là-haut, où est là-haut ?

– Pourquoi avez-vous abandonné votre cabane ?

– Elle n’était plus pour moi… Je ne pouvais plus rester… Le temps était venu… Il fallait que je m’en aille.

Sa voix est rocailleuse, comme usée par moment, mais avec des intonations chaudes et tendres, enveloppantes. Il marque une longue pause à chaque fin de phrase, comme quelqu’un qui parle peu, pour qui chaque mot est essentiel – qui n’en dira pas plus qu’il n’est besoin.

Il s’assoit sur les aiguilles de pin, le dos calé contre un arbre. Il pose un long bout de bois sur ses genoux, sort un canif de sa poche et commence à faire voler l’écorce par petits coups secs et rapides. Je regarde ses mains, larges, sûres, nerveuses, les ongles carrés et striés, le pouce gauche appuyé sur la longueur du bâton, les autres doigts autour, comme un étau. De sa main droite, il tient fermement son couteau, la lame presque couchée sur la branche et entame le bois par touches vives et régulières. Le bâton est nu et lisse quand il dit :

– C’est une jeune branche de noyer… J’ai eu du mal à la trouver.

Il se lève est s’appuie sur le bâton, fait quelques pas le long du ruisseau puis revient l’air satisfait. Il s’arrête devant moi, me regarde fixement.

– Vous aimez la cabane.

Ce n’est pas une question, et d’un coup je sais que j’aime la cabane – le soleil du matin par la petite fenêtre, les vagues qui font vibrer la falaise, le rayon de lune sur les objets, l’âme de la tempête – ma solitude bruyante et lumineuse.

Nous sortons de la forêt et descendons par la garrigue. Les jambes écartées, les deux mains sur son bâton, le vieil homme regarde la mer puis ferme les yeux.

– La barque du Pêcheur Fantôme… Vous la voyez toujours ?

Ainsi lui aussi la guettait. Elle se glissait tous les soirs dans la lune, semblait-il, comme si elle y rentrait, comme si elle y retournait à la levée de la nuit, après une course mystérieuse et lointaine. Chaque fois je l’attendais comme un signe, toute mon attention tendue vers elle. Quelque chose allait se passer. Elle disparaissait toujours sans que je m’en aperçoive, millimètre par millimètre hors du champ lunaire pour soudain se confondre avec les autres, et je ne savais plus quelle lampe était la sienne. C’était nuit après nuit le même espoir et la même déception.

Le vieillard pose une main sur mon épaule. Il fait avec son bâton un grand cercle autour de l’horizon.

– Ce que vous cherchez, peut-être le trouverez-vous ici… Mais n’oubliez pas la vie.

Il repart vers la forêt en piquant vigoureusement son bâton dans le sol.

                                                           –               –     

Les paroles du vieil homme résonnent en moi comme un oracle. Est-ce dû à son attitude, à son personnage – secret, fort, à sa prosodie lente, où les mots dits au compte-gouttes sont comme chargés d’une vérité soudain révélée. Et il déborde du personnage une telle générosité, dans son regard, dans sa voix – il sait.

J’ai tout à coup besoin de la mer. Dévaler la colline en courant le plus vite. La brise déjà sur mon visage. Arracher les vêtements. Plonger. Enfin.

La mer autour de moi. Je ne la sens plus sur ma peau. Je suis dedans. Mes mouvements libres, glissants. Je passe dans un rayon de soleil qui rend l’eau lumineuse au-dessus de moi. Le silence qui bourdonne dans mes oreilles. Rester là toujours. Dormir au fond de la mer. Je ne suis plus que mes bras et mes jambes. Ma tête vide. Plus de pensées. Rien. Je nage, nage, nage. Parcelle d’un infini dans lequel je fonds.

Le rivage tout au loin. Je reviens lentement vers lui sans le voir, sur le dos, le soleil dans les yeux.

Quand je pose un pied sur les rochers, la mer m’envahit jusqu’à l’épuisement. Etendue sur la pierre brûlante, les bras lourds, les jambes pesantes et frémissantes, je laisse le soleil me ranimer.

                                                          –                 –

Le soleil au bas du ciel, comme une caricature. Puis la nuit, insidieuse. La mer n’était plus qu’un clapotis. Chuintement de son rêve. Le sable mollement tiède du souvenir de la chaleur de midi. Ils n’arrivaient pas à quitter la plage.

– Je ressens la mer sauvagement. C’est comme si quelque chose m’appelait en elle. Quelque chose d’archaïque. Une puissance qui me broie, à laquelle je ne peux échapper – et je n’ai pas envie d’y échapper. Au contraire, je l’attends. Comment t’expliquer. C’est au-delà des mots.

– Oui, je sais. J’ai souvent éprouvé ça moi aussi. Le plaisir physique de l’eau. Le besoin de se perdre.

– J’ai fait un jour un rêve qui m’a longtemps poursuivie, j’en étais imprégnée. Une sensation de bien-être, de calme – de paix. Je marchais dans une forêt. Cette forêt avait quelque chose de particulier, de différent qui m’intriguait mais je ne parvenais pas à le définir. Et tout à coup j’ai su. Jusque là je regardais mais je ne voyais pas. Tous les arbres étaient bleus. Les troncs et les branches bleu foncé, les feuilles bleu clair. Le sol était turquoise. Une lumière blanche, certainement un rayon de soleil, traversait les hautes branches et éclairait l’allée devant moi. Je continuais à avancer. Je faisais des pas comme au ralenti – des pas liquides. Plus je m’enfonçais au creux de la forêt, plus je devenais exaltée. J’arrivai à une sorte de clairière – c’était une clairière parce que les arbres s’étaient écartés, découvrant tout une aire vierge, mais le jour était aussi épaissement bleu que dans la forêt. Le sol était jonché de longues herbes molles comme des rubans. Je me couchai et m’endormis. Quand je m’éveillai, je compris que je me trouvais au fond de la mer. Des poissons avec des ailes de papillons transparentes comme de la monnaie du pape, volaient autour de moi. Il n’y avait pas un bruit. Les algues bleues dans lesquelles j’étais assise remuaient légèrement et se déroulaient en spirales. J’ai deviné que j’allais rester là pour toujours. Et je criai de bonheur – c’est ce qui m’a réveillée.

– Quel rêve étrange. Il m’aurait plutôt angoissé. Seul, dans cet univers étrange et silencieux…

– Ce n’était pas angoissant. Au contraire. Tout était si calme. Un monde en bleu où les choses se mouvaient gracieusement et en totale liberté. J’étais bien. J’étais… j’étais enfin chez moi.

Ils se levèrent comme à regret et rentrèrent lentement.

4

Le ciel bleu nuit, profond, éclaircissant peu à peu vers l’orient. La mer immobile et sombre. Tout dort. C’est l’heure incertaine d’avant le matin, quand les lumières sont éteintes et que le sommeil rôde encore. Les choses en masses et formes devinées, évasives, que le regard effleure. Instant magicien de l’irréel – féérique retardant la fin du rêve. L’impossible palpable pour un instant. J’attends.

A mesure que le ciel pâlit les oiseaux s’interpellent en trilles aigües. Et soudain la mer est en flammes. L’eau s’embrase et rougeoie comme l’épanouissement d’un songe. J’étouffe à force de retenir ma respiration, comme si mon souffle allait éteindre l’enchantement. C’est beau, comme une récompense.

                                                          –                 –

– A l’aube, on dirait toujours que la mer prend feu. Je monte souvent dans la colline quand il fait encore nuit pour voir le jour se lever. Aujourd’hui, vous étiez là…

Sa mèche de cheveux devant les yeux il s’avance sur le promontoire devant la cabane. Il reste là, à quelques pas de moi.

– C’est la première fois que je guette le jour. Tout est si différent.

Il boit son café brûlant, par petites gorgées. De temps en temps, il rejette sa tête en arrière d’un geste brusque ou passe ses doigts écartés comme un peigne dans ses cheveux, pour remettre la mèche en place. Il rentre avec moi dans la cabane et pose sa tasse vide.

– Il faut que je parte.

– Vous restez toute la journée en mer à pêcher ?

– Oui. Et j’y retourne la nuit.

Ainsi, il est tous les soirs dans une des barques que je surveille autour du Pêcheur Fantôme.

– Vous voulez venir avec moi ?

Sa barque est la dernière encore au sec sur le sable. Il la tire vers l’eau et me fait monter. Lui saute dedans après l’avoir poussée jusqu’à ce qu’il ait de l’eau au-dessus des hanches. Je m’assois tout au bout sur le filet et le regarde ramer, les muscles saillants sur son torse nu.

                                                           –               –

La mer. La mer partout. La mer encore. Les yeux dans les vagues, j’ai le cœur qui écume. Ma vie qui part et revient au rythme de la mer. La mer qui respire majestueusement. Le soleil qui la caresse.

Quand je me retourne, la cabane n’est plus qu’un point sur la falaise. Le bruit mouillé des rames, la légère secousse à chaque traction, le soleil dans les yeux, je voudrais que cela dure toujours. Le pêcheur hisse la voile, orange, en forme de trapèze. Elle se gonfle d’un coup. Il vient s’asseoir près de moi et ramasse son filet.

– Les autres vont tous du même côté. Moi, j’ai trouvé un coin, un peu plus loin à l’ouest, où je prends plein de poissons. Mais la semaine prochaine il faudra que je cherche un autre endroit. Déjà hier la pêche a été un peu moins bonne.

Je le regarde travailler. Il vérifie tous les bouchons de liège, tirant dessus pour éprouver leur solidité. Puis il plie le filet et l’étend au fond de la barque. Il revient près de moi et se penche sur l’eau.

– On croit que la mer est bleue et quand on est au-dessus elle paraît verte. Suivant l’heure, elle change de couleur.

Je m’appuie à côté de lui.

– Suivant le fond aussi. Avec les algues elle est presque noire, foncée avec les rochers et comme transparente – blanche par ailleurs. Regardez ici, on voit même des poissons.

Ma main dans l’écume, entraînée par le remous. Tout là-bas, l’île comme une miniature, semblant avoir été posée là, oubliée par un continent lointain avare de sa grandeur.

La barque file silencieuse. La voile maintenant gorgée de vent est tendue comme un arc vers le grand large. Je me laisse aller en arrière et ne dis plus rien, fixant à travers l’écran de la voile le soleil qui se déplace imperceptiblement. Une heure ou une minute, je ne sais pas, et le pêcheur descend le trapèze orange. Le soleil m’aveugle tout d’un coup et je me redresse.

– C’est ici.

Comment peut-il reconnaître l’endroit, rien de particulier ne le distingue.

– A trente mètre au-delà, il n’y a rien. Je suis tombé sur un banc.

– Et comment êtes-vous sûr que ce soit précisément ici ?

Il pointe son doigt dans mon dos.

– L’île.

L’île bien sûr. Quand je me retourne je l’aperçois en ligne droite depuis l’arrière de la barque. C’est le premier repère. Et le soleil. Lui aussi fixait la tâche sur la voile et quand elle s’est trouvée dans un certain angle il a su que c’était là.

Il prend le filet, l’ajuste dans ses mains comme s’il le soupesait, le testait, pose son pied droit en arrière puis jette le filet à tout bras. Debout près de lui, je suis la lente descente du grillage de corde au milieu des bouchons en corolle. On dirait une énorme méduse qui se laisse couler au fond de l’eau.

– Il n’y a plus qu’à attendre maintenant en surveillant les bouchons.

                                                          –                –

Les deux pieds sur le rebord de la barque, une légère poussée et l’entrée soudaine dans l’eau. Je descends jusqu’à la limite de mes poumons. Mes oreilles sifflent et me font mal. Je remonte très vite et quand je crève la surface de l’eau, j’ouvre grand la bouche et aspire profondément. Une main dans mon dos. Le pêcheur est là qui me sourit. Nous nageons côte à côte vers le large. Je pourrais aujourd’hui aller ainsi pendant des heures sans fatigue, soutenue par son rythme régulier et puissant.

Sur le dos, les muscles raidis, jusqu’à la pointe de mes orteils, je flotte. Je ne pèse plus rien, bercée par les ondulations de la mer. L’eau dans mes oreilles pour m’isoler du monde aérien. Je ne sais pas s’il m’a parlé. Il promène doucement sa main sur mon corps tendu puis passe sous moi et me soulève, me faisant lourde à nouveau. Nous repartons vers la barque.

                                                           –               –

Elle atteignit la première le bateau et grimpa les barres de l’échelle qui pendait dans l’eau. Elle s’affala ruisselante sur le pont et rit quand il la rejoignit en soupirant. Ils restèrent ainsi un long moment sans bouger, les yeux fermés, attendant que leurs cœurs cessent de cogner pour rétablir leur souffle. C’était chaque fois le même effort pour reprendre un rythme respiratoire normal. Elle aimait ce moment d’hébétude qui suivait le bain, quand pendant quelques minutes elle ne savait plus si elle était encore dans l’eau ou déjà dehors, un voile devant les yeux qui lui brouillait l’esprit. IL lui semblait revenir doucement au monde, témoin de sa propre naissance.

Il s’accouda sur les planches. Sa mèche était plaquée sur son front. Avec un doigt, elle la repoussa en arrière. Il se pencha au-dessus d’elle et l’embrassa longuement, puis il enfouit sa tête dans ses épaules et promena ses lèvres sur son cou.

– Tu es toute salée. Tu sens comme la mer.

– Je suis la mer, tu ne t’en es jamais aperçu ? Méfie-toi, il y a des vagues imprévisibles qui peuvent t’engloutir…

– Je nage trop bien !

– Mais la mer est changeante et tu n’en connais que la surface.

Elle souriait. Il la regarda, sérieux soudain.

– J’aime la mer. Elle m’a inspiré mon meilleur livre, je l’ai écrit en la contemplant, au rythme du ressac.

– Tu aimes ce qu’elle t’apporte, le plaisir que tu éprouves à t’y baigner ou les images qu’elle te suggère. Moi, j’ai toujours su que je mourrai dans la mer.

Les autres arrivèrent tous ensemble, criant et les interpelant.

– On s’est reposé sur les rochers là-bas. Vous auriez dû rester avec nous au lieu de revenir tout de suite.

Ils s’allongèrent sur le pont  l’un d’eux remonta l’ancre et mit le moteur en marche.

– On rentre au port. Cette nuit un de mes amis donne une soirée dans sa villa et vous êtes tous invités.

                                                           –               –

Le jardin descendait en pente douce jusqu’à la plage. Le gazon s’arrêtait brusquement, étouffé par le sable. Des spots lumineux avaient été placés sous les massifs de fleurs et au fond de la piscine. Près des tables et autour de la rôtissoire, de grandes torches élevaient leurs flammes dans la nuit. Au haut de la pelouse la villa était entièrement illuminée, comme un gigantesque gâteau d’anniversaire.

Les invités restaient massés près de la piscine par petits groupes. Elle l’écoutait parler avec un homme qu’elle ne connaissait pas, du livre qu’il commençait. Peu à peu, elle perdit le sens des mots qui s’envolèrent dans le brouhaha général. Elle tourna la tête et regarda les gens autour d’elle.  Tous étaient debout par groupes de trois ou quatre, un verre à la main et discutant. Il lui sembla soudain qu’elle ne pourrait jamais les différencier, ils étaient tous pareils –  ils étaient tous eux. Un homme, une femme et un autre homme, le premier entretenant le deuxième de son livre. Elle le voyait là et là-bas, de l’autre côté, derrière. Elle se retourna vers lui et le fixa un long moment. Elle l’entendait parler mais ne comprenait pas – elle n’écoutait plus, les yeux grand ouverts sur une image qui s’imposait avec une netteté effrayante. Un pantin qui gesticulait sans savoir pourquoi, il gesticulait parce que les autres gesticulaient et voulaient qu’il gesticule lui aussi.

Elle s’éloigna vers le fond du jardin. Tout était sombre. Les lumières n’éclairaient que les abords de la piscine, laissant le reste du parc dans l’obscurité. Les arbres cachaient la maison. Elle se serait crue très loin de la fête si ce n’étaient des bribes de musique et de rires qui arrivaient affaiblies jusqu’à elle.

Elle ôta ses chaussures et enfonça ses pieds dans le sable. Elle s’assit tout au bord de l’eau, le front dans les genoux, à écouter la mer. Elle s’applique à ne penser à rien pour mieux se laisser emplir par le bruit des vagues. N’être plus que ce grondement mourant infiniment recommencé. Encore et encore. Pour l’éternité.

Quand il s’approcha d’elle et lui saisit les épaules, ce fut comme si elle revenait d’un voyage immobile.

– Je t’ai cherchée partout. Pourquoi es-tu venue ici ?

– J’ai eu peur.

– Peur ? De quoi ?!

– Je ne sais pas. Il y avait tous ces gens qui parlaient, ces lumières… Toi qui parlais aussi. Et puis tout d’un coup j’ai cru que j’étais la seule vivante au milieu de vous. Dans un éclair. Vous n’étiez plus que votre corps qui bougeait et parlait dans une mécanique inutile et grotesque. Toi aussi. Je te voyais mais je ne te reconnaissais pas. Je n’avais rien de commun avec toi, tu étais devenu un étranger. C’était comme dans un cauchemar. La même angoisse et la même certitude.

Elle se laissa aller contre lui et il lui caressa doucement les cheveux.

– Viens.

                                                            –             –

Les rochers blafards, blancs à force de sel et de polissage. La mer lisse comme un velours argent. Dans la lumière de la pleine lune les choses s’imposent, essentielles. Le monde soudain offert jusqu’à l’évidence dans une nécessité absolue et sereine. Tout est simple et nu.

Peut-être est-ce cette nuit si particulière. La pleine lune a toujours eu un effet étrange sur moi. Pendant les deux ou trois jours qui la précèdent, je me sens nerveuse et agitée sans raison, dans un état croissant de surexcitation et d’euphorie. Je fais des rêves fantastiques qui me laissent au matin un sentiment de certitude imminente. Quand arrive la nuit attendue, j’ai l’impression que l’air n’est qu’électricité. Je me sens alors capable de faits insoupçonnés et la folie m’apparaît comme la réponse à toutes les interrogations. Le pas à franchir est si petit. Au fur et à mesure que la lune grossit dans le ciel, je m’apaise et ne ressens plus que le besoin animal de hurler à la mort.

Je me suis toujours demandé si d’autres personnes étaient sensibles à ce phénomène. Quand le pêcheur est venu me voir ce matin, je l’ai regardé comme un frère longtemps cherché.

– Ce soir on ira se baigner. C’est la pleine lune.

Ce furent ses seuls mots. Il est reparti sans attendre ma réponse, comme s’il savait qu’il m’était impossible de refuser.

                                                          –                –

Nous entrons dans la mer lentement, respectueux, la laissant nous envelopper, n’osant pas la profaner par un brusque plongeon. L’eau est fraîche et douce. Nous nous éloignons du bord en mouvements coulés, sans bruit ni remous. La mer se referme immédiatement derrière nous, nous enserrant chaque fois plus près.

Ce n’est que lorsque nous faisons demi tour que je réalise l’immense distance parcourue. Un très long temps a dû s’écouler. Il n’y a plus aucune lumière visible dans l’île, ni sur l’eau, les barques sont restées à terre, la nuit trop claire pour une pêche au lamparo.

Nous sortons de l’eau aussi nus et seuls que des naufragés atteignant un rivage inconnu. Incapables de prononcer une parole. Le pêcheur ramasse nos vêtements et me prend la main sur le chemin de la cabane.

                                                                   –

                                                           –              –

Un rayon de soleil traverse la pièce, comme une poutre jaune et translucide. Des milliers de particules de poussière volent à l’intérieur. La poutre bute sur mon bras et le tiédit, répandant une chaleur douce le long de mon corps.

Il dort encore, à plat ventre, le visage tourné vers le mur. De petites gouttes de sueur perlent entre ses épaules. Je le découvre en sortant du lit. Il me rejoint dehors. Ses lèvres sur mon cou chaudes, caressantes. Il descend vers le village sans se retourner.

Une légère brise fait trembler la surface de la mer qui a repris son assaut contre les rochers. Sauf pendant la nuit de la tempête, la mer ne semble vivre pleinement que lorsque la lune disparaît. A la tombée du jours elle se fait mystérieuse et indéchiffrable – calme en apparence, comme si elle voulait donner le change tout en préparant quelque chose de secret que les hommes ne sauront voir.

Je me demande ce qui viendra du bout de la mer.

5

Ce matin-là quand j’ouvre les yeux l’enfant est assis sous la fenêtre. Ses cheveux lui couvrent les oreilles et descendent dans son cou. A contre-jour, sa tête est une petite masse bouclée. Les mains croisées sur ses genoux repliés, le dos contre le mur comme pour une longue attente, il me regarde.

– Bonjour. Tu te lèves tôt.

– Je voulais te voir, mais tu dormais.

Avant que je ne fasse un geste, il est debout, sort la casserole, allume le feu et prépare le café. Il m’apporte un bol et s’assoit au bord du lit.

– Tu sais aussi bien que moi où sont les choses.

– Je venais souvent quand le Vieux habitait là.

– Et tu restais toute la journée avec lui ?

– Oui, on parlait. Après il préparait à manger et j’allumais le feu.

– Vous parliez de quoi ?

– Il racontait, et puis un jour il a dit que je ne le verrai plus à la cabane. Il devait partir et il ne reviendrait plus. Il irait habiter là-haut.

– Et tu es monté ici encore de temps en temps ?

– Oui, j’aime bien cet endroit.

– La première fois quand tu m’as trouvée dans ce lit, tu savais que je serais là ?

– Oui. Le Vieux avait dit que quelqu’un viendrait. Et le soir je t’ai vue sur le chemin.

Il n’avait donc pas été surpris, n’avait posé aucune question. Il m’attendait. Il savait que j’allais vivre dans la cabane, puisque le Vieux l’avait dit.

Le Vieux. Le Vieux qui disait que je viendrais quand je n’en savais rien moi-même et ignorais jusqu’à l’existence de l’île. Mais l’ignorais-je vraiment ?

                                                            –             –

Rien ne désignait plus ce village qu’un autre. Ce n’était d’ailleurs pas le village qui l’avait retenue, mais la maison. Cet air de déjà-vu quand elle l’avait découverte après un virage sur la petite route. Elle ressemblait à la maison de son enfance – haute façade de vieilles pierres, les fenêtres étroites à petits carreaux, une grande grille noire devant l’allée, la même impression de fierté désespérée.

Elle n’avait eu aucun mal à le persuader de s’arrêter. La maison était à louer pour l’été, son isolement et sa tranquillité en faisant un lieu privilégié pour écrire. Ils y restèrent deux mois.

Elle passait ses journées à déambuler dans la maison. Les pièces avec leurs hauts plafonds, des moulures qui encadraient les murs d’une tresse de laurier, les meubles lourds au bois foncé, les fauteuils avachis usés à l’endroit où le corps se pose, le lit à colonnes immense et moelleux, des livres sur les tables et les armoires pleines de linge, comme si la vie habituelle avait été suspendue pour un temps. Ils se sentaient comme entre parenthèses dans l’histoire de cette demeure.

Un jour, elle monta au grenier. Elle eut des difficultés à faire céder la porte qui résistait comme si elle avait été condamnée depuis longtemps. Elle s’acharna et réussit à ouvrir. Quand elle entra une odeur de poussière et de renfermé la saisit et la fit tousser. Il faisait très noir et elle tâtonna avant de trouver l’interrupteur. La lumière pâle d’une petite ampoule qui pendait nue au bout d’un fil éclairait faiblement le centre de la pièce, laissant les coins dans une pénombre hasardeuse. Elle jeta un regard ravi sur le bric-à-brac qui jonchait le plancher et commença à fouiller sans vergogne, renouant avec ses dix ans dans le grenier de son grand-père. Trois grands miroirs  tachetés étaient posés en pied contre le mur à côté de toiles, des portraits et des paysages. Les malles étaient bourrées de vêtements aux couleurs fades et fanées, et de revues jaunies. Un phonographe était à moitié enfoui sous un amas de disques 78 tours et de partitions de musique déchirées. Elle était en train de regarder les microsillons quand tout à coup glissèrent de la pile un cahier et une photo. La photo avait dû être collée sur la couverture du cahier qui portait les mêmes quatre ronds jaunes que le dos du cliché. C’était le portrait d’un homme jeune, les cheveux courts séparés par une raie sur le côté, une fine moustache au-dessus de la bouche charnue, de grands yeux clairs qui devaient être bleus ou gris. Le visage était auréolé d’un ovale plus foncé et au contour incertain, comme sur les photos travaillées du début du siècle dernier. Elle ouvrit le cahier mais ne trouva rien. Toutes les feuilles étaient vierges. Elle allait le reposer lorsque sur la dernière page elle vit quelque chose et resta comme tétanisée quand elle lut : « Demain à la même heure je serai mort ».

                                                            –             –

Elle sortit bouleversée du grenier et n’y retourna plus, comme s’il renfermait quelque chose de dangereux qu’elle n’osait affronter.

Elle employa le reste du temps à lire et à marcher de longues heures dans la campagne. Il l’accompagnait parfois et parlait tout au long du chemin de ce qu’il écrivait. Jamais il ne remarqua qu’elle ne disait rien. Le soir, pendant qu’il travaillait, elle s’enfermait au salon où le chien la suivait et elle jouait du piano ou, assise dans un fauteuil, regardait les flammes dans la cheminée.

Elle se sentit soulagée quand ils partirent.

                                                             –            –

L’enfant repose son bol et me demande de ne pas bouger. Il sort et je l’entends marcher autour de la cabane. Qu’est-il allé faire, il avait l’air bien mystérieux, et en même temps comme solennel. Quand il revient, il me tend un grand carton.

– Tiens, c’est pour toi.

Je reconnais tout de suite le paysage que l’on découvre du haut de la colline. La mer est peinte en petites touches bleues et vertes qui se chevauchent et s’entrecroisent. Les rochers paraissent gigantesques, couleur brune. Le ciel bleu clair avec de longues traînées de pinceau transversales. C’est poignant de candeur et de maladresse. L’enfant est planté devant moi, timide soudain. La tête baissée, il me regarde du coin de l’œil.

– Tu l’aimes ?

– Je l’aime beaucoup. C’est très beau tu sais. Viens, on va l’accrocher au mur, en face de la porte. Comme ça, dès que j’entrerai, je le verrai.

Un sourire si heureux, si confiant – entier.

C’est sûrement cela le vrai cadeau.

Sur le chemin qui mène à la crique, il n’arrête pas de parler en sautillant à mes côtés. Arrivé aux rochers, il jette ses vêtements et plonge en poussant un hurlement. Dans l’eau, accroché à mon cou, il se laisse flotter pendant que je nage. La crique retentit de nos rires que les parois renvoient en écho.

Allongée sur les rochers en plein soleil, l’enfant contre moi qui chantonne, je ne bouge plus, dans un état d’innocence tranquille que j’avais depuis longtemps oublié.

– Tu sais toi ce qu’il y a au bout de la mer ?

– Il y a ce que tu penses y être. Le jour où tu seras certain que quelque chose est là-bas, alors cette chose y sera vraiment, peu importe ce que tu peux imaginer. C’est toi qui crées le monde, avec tes yeux et avec ton cœur. Tu comprends ?

– Oui.

– Et les gens aussi. Tu aimes le Vieux, n’est-ce pas ? Tu penses qu’il est bon et qu’il connaît tout. Si je te disais le contraire, que c’est un homme méchant et ignorant, tu ne me croirais pas, parce que pour toi le Vieux est différent. C’est pareil pour le bout de la mer.

Le petit garçon reste un moment silencieux. Il s’assoit sur le rocher, le menton dans ses genoux, songeur. Il se retourne et dit d’une voix triste :

– Mais je n’arrive pas à voir ce qu’il y a.

– Un jour tu pourras. Un matin tu te réveilleras et tu sauras.

– Et toi tu vois ?

– Pas encore.

Pas encore. Les mots sont sortis avant que je ne les comprenne. Pourtant maintenant je vois – maintenant je sais. Il faut attendre.

                                                            –             –

Au fond du sommeil, la barque du Pêcheur Fantôme comme une énigme et comme un signe. En forme de rêve avec la lune pour auréole. Elle passe sombre et bouleversante pour le vieil homme et pour moi. Le vieil homme à qui il est inutile désormais de la guetter. La barque du Pêcheur Fantôme qui me retient, veilleur attentif toutes les nuits. Elle semble à chaque fois s’arrêter un moment puis glisse dans les ténèbres comme si le temps n’était pas encore venu. Peut-être demain. Ou plus tard. Peu importe, je ne suis plus pressée.

        –

                                                             –                  –

Le ruisseau est presque à sec. Un mince filet d’eau contourne les pierres sans même les recouvrir. Il faut être tout près pour percevoir le bruit léger des gouttes sur les galets. Les aiguilles de pin son sèches et craquantes et je l’entends venir longtemps avant de la voir.

– Aujourd’hui c’est moi qui vous attendais.

Il sourit en hochant la tête comme s’il n’approuvait que pour ne pas me contrarier, pour me laisser croire que je l’ai surpris.

Le vieil homme s’assoit sur un tronc renversé et me fait signe de le rejoindre. Avec son bâton, il trace des figures sur le sol puis les brouille nerveusement et les recouvre d’aiguilles.

– Il ne faut pas que vous restiez ici… dans la cabane… partez… il est encore temps…

– Je ne peux plus. C’est trop tard.

Quand il tourne son visage vers moi il a les yeux pleins de larmes. Soudain je comprends. Je lui prends la main et la serre entre mes doigts.

– Je reviendrai bientôt avec l’enfant. Il vous aime tant.

– Vous aussi… ne le blessez pas… vous êtes tout ce qu’il lui reste.

Le vieil homme se dresse lentement et me raccompagne jusqu’à la fin des arbres. Là, il me dit rapidement au revoir et disparaît dans la forêt.

                                                            –             –

Ses épaules légèrement voûtées, comme attirées par la terre, il marchait lentement. Elle le vit s’éloigner sur le chemin et courut derrière lui en l’appelant jusqu’à ce qu’il s’arrête et l’attende.

– Je peux venir avec toi grand-père ?

– Bien sûr.

L’air vibrait de chaleur. Le sol privé d’eau depuis plusieurs semaines était zébré de mille fissures qui formaient un réseau compliqué, pareil à celui d’un  miroir brisé. Par endroits, des craquelures plus larges faisaient penser à des bouches ouvertes implorant le ciel trop bleu. Elle remarque combien le gel ou l’extrême chaleur se ressemblaient et provoquaient un effet identique sur la terre, qui de crevasses en craquellements  souffrait d’un même assèchement. Les champs alentour retentissaient du grincement incessant des insectes. C’était comme une couverture sonore qui s’étendait sur la campagne, familier bruissement des après-midi d’été. Au loin le regard s’égarait dans une brume qui restait lourdement suspendue dans l’air et n’arrivait pas à se dissoudre.

Ils allèrent un moment en silence, s’accoutumant peu à peu à cette moiteur qui étouffait les odeurs.

– Où étais-tu ?

– Sous le chêne, je lisais.

– Tu passes tes journées seule, à lire.

– J’aime bien être seule. Je ne m’ennuie pas, tu sais. Du moment que j’ai un bon livre le reste m’importe peu.

– Mais maintenant il est temps que tu changes ta vie. Tu devrais voir plus souvent des gens de ton âge, partir en vacances avec eux au lieu de venir t’enfermer ici. Tu as bien des amis à l’université ?

– Je connais quelques personnes. Mais je n’ai rien à leur dire. Leurs conversations ne m’intéressent pas.

– As-tu au moins essayé de leur parler ?

– Oui, mais on ne se comprend pas. C’est tellement difficile d’exprimer, de faire partager, d’aller au fond. Les mots gâchent tout. Chacun a un monde d’images et de références différent, particulier, parce que chacun a son expérience propre. Si je parle de la mer, je pense à une mer bleue, vivante, sous le soleil. Quelqu’un d’autre verra l’océan grisâtre et les marées. Et comment peux-tu faire sentir une impression ou même une idée. Souvent une fois exprimé cela n’a plus aucun rapport avec la sensation originelle. Bien sûr les gens se parlent – mais ils ne se disent rien. Moi, c’est au-dessus de mes forces, je ne peux pas le supporter. C’est tellement superficiel. Stérile.

– Crois-tu que ta solitude présente soit la solution ?

– Je ne sais pas. Mais elle me satisfait. Du moins j’essaie d’aller au bout de moi-même, de me découvrir.

– Penses-tu vraiment que l’on puisse jamais atteindre le fond de son être ? Tu es trop exigeante, pour toi et pour les autres. Apprends à les aimer comme ils sont, sans demander ce qu’on ne peut te donner. Apprends à t’aimer aussi… Il faut que tu t’en ailles – que tu quittes ton enfance. Car en fait, c’est un peu le monde adulte que tu refuses en te réfugiant ici.

– Tu me chasses grand-père ?

Il sourit et elle lui tirailla la barbe comme elle le faisait quand elle était enfant. Ils étaient arrêtés au milieu du chemin face aux grands arbres immobiles sous le soleil.

– La nature, les livres. C’est toi qui me les as donnés.

– Comme une ouverture sur le monde, pas comme un enfermement.

Ils rentrèrent en coupant à travers le petit bois qui venait s’échouer derrière la maison.

                                                            –             –

Le soleil comme une incandescence dans le ciel orange. Pièce ronde phosphorescente – si grosse, à portée de main, avalée peu à peu par la mer. Les rochers mouillés allumés pour une fête superbe et éphémère. Crépuscule en forme de final éblouissant. On a envie d’applaudir pour un rappel. Mais le rideau tombe inexorable sur le monde à mesure que le soleil disparaît. La salle reste un instant éclairée pour faciliter la sortie.

Il n’y aura bientôt plus que la pénombre.

6

Le village a éteint ses maisons. Les lumières qui d’habitude brillent éparses se sont fondues en un grand brasier sur la plage. Dès la nuit installée, les pêcheurs ont marché par les ruelles en portant chacun une torche qu’ils sont venus déposer tour à tour sur le bûcher dressé devant les vagues, comme une offrande commune, ex-voto païen pour remercier la mer.

Les hommes s’avancent et forment un grand cercle autour du feu. Nus pieds, une large ceinture d’étoffe bleue autour de la taille, ils commencent à danser lentement lorsque les premières notes s’élèvent. Les femmes massées un peu plus loin frappent dans leurs mains à contretemps. La première danse s’achève et une femme entonne un chant d’une voix basse et rauque, racontant les peines du pêcheur et son pénible travail quand la mer le contrarie. Les accents vibrants et gutturaux de la voix déchirent la nuit dans une mélopée envoûtante, lancinante – comme une plainte incantatoire montée du fonds des temps. Longtemps après que le chant s’est tu, le silence reste empli d’un charme étrange, comme si la mélopée continuait à dérouler ses ondulations.

La musique éclate alors violente. Le pêcheur bondit à travers les flammes et tombe à genoux devant moi les bras écartés et la tête rejetée en arrière. Il se relève d’un coup de reins et commence une danse sauvage. La musique comme un cri barbare de révolte et de vie devient frénésie. Il danse pour moi. Ses pieds effleurent à peine le sol et il paraît suspendu dans l’air. Il tourne, vole, saute par-dessus le feu – multiple, emplissant l’espace avec une démoniaque aisance. Il danse autour de moi m’enveloppant de cercles de plus en plus saccadés qui scandent le rythme répétitif de la musique, et s’arrête brusquement face à moi les pieds joints, le corps raide – immobile, puis reprend ses bonds comme un orage dans une dernière démesure.

                                                            –            –

Elle le regardait danser au milieu des autres, et remarqua combien leurs gestes paraissaient dénués de sens à un observateur détaché. Mouvements sautillants sans grâce ni signification. Ils bougeaient ensemble mais séparés, dans une réunion sans âme.

Elle avait refusé de se joindre à eux, détestant l’idée d’une fête sur commande qui ne célébrait rien, pas même le plaisir d’être ensemble. Elle comprit tout à coup à les voir la gêne, le malaise qui s’était emparé d’elle depuis le début de la soirée. Elle ressentait maintenant jusqu’à l’évidence le manque de communion du groupe et sa non raison d’être. Tout n’était que faux semblant, comme ces superbes maisons au fond desquelles les gens se donnent l’illusion d’être heureux et d’exister.

La règle du jeu lui échappait. Elle savait, depuis cet instant de lucidité effrayante où parlant avec eux elle s’était vue – si clairement, avec une telle certitude, marchant sur une route qui menait quelque part, à un ailleurs qu’elle allait enfin découvrir. Où était-elle, avec eux ou là-bas. En une seconde de confusion inouïe elle douta de sa réalité charnelle. Ce fut comme une déchirure et elle eut l’impression d’éclater. Elle poursuivit pourtant la conversation mais avec le sentiment angoissant d’être de l’autre côté de la vitre et de se regarder parler. Jusqu’alors elle avait cru qu’elle pourrait comme les autres tricher et se déguiser. Mais déjà elle atteignait ce sursaut de clairvoyance où elle avait l’impression de jouer dans une mauvaise pièce – sans pouvoir cependant très bien définir cet inconfort mental et physique qui devenait de plus en plus insupportable – jusqu’à la nausée quand ce soir-là elle se vit se regarder.

Elle le regardait danser. Il riait et l’appela pour qu’elle vienne se mêler à eux. Elle se leva et se dirigea vers la terrasse. Elle frissonna dans l’air tiède de cette nuit d’été puis respira les parfums lourds des gueules de loup qui grimpaient le long de la balustrade.

– Tu ne te sens pas bien ?

– J’ai un très violent mal de tête.

                                                            –             –

Ce soir les lampes ont déserté l’eau pour le feu de la plage. La mer est lisse, noire et scintillante sous la lune. Un clapotis. Chuintement de son rêve. J’espère encore à contre nuit la voir glisser dans la lune – comme un appel inconnu et pourtant si familier. Mais cette nuit la mer se repose souveraine et la barque du Pêcheur Fantôme respecte elle aussi la trêve.

Je me sens tout à coup limitée à des dimensions effroyablement terrestres.

                                                            –             –

L’enfant reste sur le pas de la porte et ses yeux fixent sur le mur l’emplacement vide. Il ne dit rien, mais son visage prend soudain l’expression d’une détresse infinie. Les bras ballants, les jambes serrées, le regard qui traverse le mur et ne voit plus rien, il est incapable de faire un geste – paralysé de stupeur douloureuse. Je m’approche, m’accroupis face à lui et lui saisit les épaules, l’obligeant à me regarder. Il se raidit et tente de se déprendre. Je sens dans mes mains son haut le corps et son envie de fuir comme un petit animal. Tout doucement je lui dis :

– J’ai prêté ton tableau. Je ne l’ai pas jeté, je l’ai seulement laissé pour quelques jours à quelqu’un qui voulait le voir. Je t’attendais pour aller le chercher avec toi.

Le petit garçon me regarde, incertain, comme s’il s’éveillait lentement d’un cauchemar, doutant de ce qu’il devait croire. Il rougit.

– J’ai pensé…

Je ne le laisse pas terminer.

– Je n’ai pas pu te prévenir. Il y a longtemps que je ne t’ai plus vu. Est-ce que tu as enfin trouvé ce qu’il y a au bout de la mer ?

Il rit et se jette dans mes bras, me serrant très fort comme s’il avait eu peur de me perdre.

– A qui tu l’as prêté ?

– Tu verras. Viens.

                                                            –            –

A mesure que nous escaladons le petit sentier le long de la colline l’air devient pesant, lourd de toute la chaleur des dernières heures. Les buissons ont pris une teinte terreuse et sont entièrement recouverts d’une couche de poussière montée de la surface décomposée du sol. Les pas se font plus difficiles, comme si une force invisible voulait nous contraindre à redescendre. L’enfant souffle et s’arrête, vaincu pour un instant. Assis sur une pierre, nous cherchons instinctivement un apaisement dans la mer. Immensément bleue, comme une interrogation informulable et essentielle.

– Souvent quand je regarde la mer je suis triste. C’est si beau que j’ai envie de pleurer. Je ne sais pas pourquoi. Tu sais pourquoi, toi ?

– Peut-être parce que c’est tellement grand, et incompréhensible. Tu as l’impression d’être soulevé, que ta poitrine va se gonfler, aussi vaste que la mer, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est vrai. En écartant les bras je pourrais la tenir toute entière, et pour toujours.

L’enfant se lève, étend ses mains vers chaque bout de l’horizon, puis se retourne vers moi, grave.

– Je suis encore trop petit. Mais un jour j’y arriverai.

Nous atteignons enfin la dernière terrasse, soulagés et respirant plus aisément en parcourant la déclivité qui mène aux premiers arbres.

                                                             –           –

La mer est accrochée dans un arbre. Insolite – comme le fruit étrange d’un arbre fou. Noël poussé dans la forêt, le tableau pend à une branche.

Le vieil homme immobile a le visage tendu vers la peinture et ne se retourne même pas quand nous approchons. Il la regarde intensément, éperdument, comme si naissaient pour lui seul d’autres visions dans cette contemplation. Instinctivement nous fixons le tableau qui dans sa situation inattendue, surprenante, et par l’émotion profonde du vieillard, prend une dimension unique, hors du temps, hors du lieu. Une vérité pressentie soudain près d’être dévoilée.

– La mer… L’enfant a compris… ce qu’elle est pour vous.

Sa voix vient de loin, murmure brisé qui retentit dans l’air.

– Comme vous. Parce qu’il l’aime lui aussi.

– Pas trop, petit… Méfie-toi… ne te laisse pas prendre… C’est un mirage… rien qu’un mirage…

Il secoue lentement la tête, décroche le tableau, le donne à l’enfant puis il nous dit :

– Venez avec moi.

                                                            –             –

Nous montons à travers les arbres vers le sommet de la forêt. Je ne suis jamais allée aussi loin. Les arbres s’espacent peu à peu, laissant entrer le soleil par flots soudains et aveuglants. Le sol devient plus dur sous les pieds et des rochers envahissent les intervalles entre les troncs raides et secs. Nous débouchons sur une clairière jaune, rase, sans la moindre végétation – désert de pierres en miniature. Malgré l’éloignement de la mer et le soleil au-dessus de nous que rien n’arrête, il fait presque aussi bon que sous les arbres, un couloir laissant circuler un léger vent. La forêt continue plus touffue, sombre après le passage dans la luminosité de cet espace.

– C’est là.

Je sursaute en entendant la voix cassée. Nous n’avons pas échangé un mot depuis notre départ, accompagnés seulement du bruit de nos pas sur les aiguilles de pins et les cailloux. L’enfant lui aussi est resté silencieux, marchant entre le vieil homme et moi.

La cabane est la réplique exacte de celle que j’occupe maintenant. Le petit garçon au milieu de la pièce, bouche ouverte d’étonnement, regarde autour de lui.

– C’est la même !

– Presque, petit… Il manque la mer…

Le vieillard me fixe et ajoute un moment plus tard :

– Et la barque… Mais je n’ai plus besoin de la voir.

Il prépare le repas pendant que l’enfant allume un feu. Le bois sec s’embrase immédiatement et de grandes flammes montent violentes dans la cheminée. Une odeur puissante et fraîche de pin se répand et nous enveloppe, nous emplit.

– C’est la première fois que quelqu’un d’autre que moi entre ici… C’est aussi la dernière…

J’ai envie comme l’autre jour de lui saisir la main, pour lui dire. Mais il sait. Et une telle plénitude déborde maintenant de sa voix et de ses gestes que je continue à manger en silence. Le petit garçon se tourne vers moi puis vers le vieillard. Il va parler mais se ravise soudain, se lève précipitamment et va remettre des branches dans le feu. Quand il revient à table, il a les yeux pleins de larmes.

– Petit…

– C’est la fumée. A chaque fois je tousse ou je pleure.

Le vieil homme éclate de rire et lui passe la main dans les cheveux en une friction vigoureuse.

– Je pourrai venir ici même si tu n’y es plus ?

– Plus tard… apprends à pêcher maintenant.

Le Vieux nous raccompagne jusqu’au ruisseau, frontière entre le monde de l’île et chez lui, là-haut. Il me saisit l’épaule et me dit doucement :

– N’oubliez pas la vie.

Puis il soulève l’enfant et le serre contre lui. Nous redescendons vers la côte sans nous retourner.

                                                            –             –

La mer comme une émeute qui hurle dans la nuit. Les vagues droites, immenses – majestueuses, crachent leur écume comme une langue de feu blanche au haut de la falaise. Elles retombent en avalanche, reculent dans un gémissement puis reprennent leur assaut en coups de boutoir qui font trembler la cabane. Peu avant l’aube la mer s’apaise soudain.

Alors je sais que le vieil homme est mort.

7

Le soleil allume la voile qui resplendit – torche orange dans le bleu du ciel. Le frémissement de la mer contre la coque accompagne la barque dans une caresse liquide. Allongée sur le filet, les yeux fermés pour ne plus voir l’incendie sur la voile, je me laisse glisser dans ce bruit léger, mouillé.

Dans un état de demi-conscience, quand le monde devient irréel comme avant l’éveil, le temps et le lieu abolis pour un instant – engourdissement du corps et de la pensée, la voix du pêcheur m’atteint trouble et lointaine.

– Tu vas rester dans l’île ?

Il est assis à l’autre bout de la barque, les bras reposant sur le rebord. Il y a longtemps qu’il doit être ainsi, impassible, en train de me regarder. Je me redresse et reste un moment hésitante, ne sachant que lui répondre.

– Je ne crois pas.

– Tu t’en vas ?

– Je vais partir, oui.

Il se lève, vient vers moi et me prend les mains.

– Reste.

Impératif et tremblant, il me serre les doigts comme s’il voulait ainsi me communiquer sa volonté.

– Je ne peux pas.

                                                             –           –

– Tu n’es pas bien ici ?

Il ne comprenait plus. Depuis leur arrivée dans cette villa de bord de mer, elle l’évitait. Quand les autres étaient venus s’installer, elle avait commencé à mener une vie en marge du groupe, ne participant qu’épisodiquement à leurs excursions en mer. Elle prétextait une lassitude physique pour rester seule – lassitude qui ne fut bientôt plus un alibi mais devint réelle. Elle se sentait au milieu d’eux submergée d’un vide pesant qui à chaque fois l’épuisait davantage. Elle éprouvait de plus en plus le même ennui – tenace, profond, auprès de lui. Quand le soir ils étaient de retour, elle attendait avec une impatience qu’elle dissimulait à peine la fin du dîner. Le plus souvent, elle s’excusait avant même que le dessert ne soit servi. Elle touchait à peine aux plats et ne parlait pas, incapable désormais de partager leur vie. Elle s’était petit à petit retranchée dans un monde solitaire où ils n’avaient pas leur place – et lui non plus. Elle le réalisait enfin et se demandait combien de temps encore elle pourrait tenir. Lui n’avait jamais senti son lent détachement et ne voyait pas plus la cassure qui s’ouvrait aujourd’hui. Quand il la rejoignait, il la trouvait allongée un livre à la main, quelque soit l’heure.

Elle se décida cette nuit-là à lui parler.

– Je vais partir.

Il resta un instant interdit – stupide face à elle. Il semblait que les mots avaient du mal à pénétrer son esprit, comme s’il les entendait mais ne les comprenait pas, telle une langue inconnue. Il bougea enfin et vint se mettre près d’elle.

– Tu ne te plais pas ici ?

Elle le fixa et dit doucement :

– Je ne pars pas de cette maison, je pars. Je m’en vais. Demain je ne serai plus là.

                                                             –           –

– Demain c’est la pleine lune.

La barque est arrêtée au large de l’île et le pêcheur ramasse son filet. La mer à cet endroit semble offerte, translucide comme une feuille de verre qui noircit la nuit venue et se referme sur une tentation.

Quand je plonge l’eau me saisit et m’enserre comme un étau. Après quelques brassées, je sors du courant froid et m’éloigne de la barque. Les mouvements sans effort, coulée vers le large, là-bas, le bout de la mer. Encore, bientôt, au bout de l’horizon, au bout de moi-même.

Sa main agrippée à mon bras. Il me tire de toute sa force et m’allonge au fond de la barque. Quand enfin j’ouvre les yeux, l’île est à nouveau proche.

Aujourd’hui sa présence m’écrase.

La nuit s’est levée depuis longtemps déjà. Et je ne peux quitter la pointe de la falaise. Face à la mer. J’attends. La barque du Pêcheur Fantôme toute noire à contre nuit, dans la lune.

La mer n’est plus qu’un clapotis. Chuintement de son rêve. Lisse comme un velours argent. Dans la lumière de la pleine lune le monde soudain offert jusqu’à l’évidence. Le bout de la mer comme une nécessité absolue et sereine.

                                                             –          –

Elle entra dans la mer lentement, respectueuse, la laissant l’envelopper – n’osant pas la déchirer par un brusque plongeon. L’eau était fraîche et douce – comme une promesse de baptême.

Elle s’éloigna en mouvements paisibles et rejoignit l’horizon avant l’aube.