Léo, peut-être

 C’est le moment de la journée que je préfère. L’heure bleue. Mon heure égoïste. Enfant déjà, je me levais avant tout le monde. Je me glissais pieds nus sur le carrelage glacé jusqu’à la cuisine. J’attrapais ce qui se trouvait à ma hauteur dans le réfrigérateur, et j’avalais ce petit déjeuner sauvage en écoutant le silence de la maison endormie. J’ai toujours gardé ça. Cette solitude essentielle du petit matin. Avec le temps, le bleu de mon heure a un peu pâli. Je rate plus souvent l’aube, mais je conserve cette nécessité absolue d’une pause muette et nombriliste avant de commencer ma journée. 

J’aime la ville quand elle commence à peine à s’ébrouer. Presque pas de trafic, deux ou trois silhouettes ensommeillées qui longent les trottoirs luisants, arrosés de frais. Comme si les rues sortaient elles aussi de la douche. Ça sent le propre. Ça sent le calme. La paix. C’est ça que j’aime par-dessus tout.

Ce matin-là, il était 7 heures et demi quand je me suis assise à ma table habituelle à la terrasse des Nomades. Depuis bientôt vingt ans, j’ai choisi ce café pour deux raisons. La première, géographique, parce qu’il se trouve juste en face de ma librairie. La seconde, poétique, à cause de son nom. Les Nomades. Quelle curieuse enseigne. Aucun des patrons qui se sont succédés au comptoir n’a su m’en expliquer la raison. Nomade, c’est tout ce que je ne suis pas. Il y a 52 ans que je suis née dans cette petite ville du sud de la France, et je n’en suis jamais partie. Alors, va pour Les Nomades, c’est ma façon de voyager immobile.

Eté comme hiver, je m’installe à la terrasse. Un café et un verre d’eau posés devant moi, je peux m’adonner à mon autre indispensable rituel, la lecture du journal. Un rapide coup d’œil sur le gros titre, et d’un bref coup de poignet j’étale la dernière page, celle que je lis d’abord. Je remonte ensuite page après page jusqu’à la première. Mais toujours, comme une gourmandise perverse, je garde les petites annonces et la rubrique nécrologique pour la fin. Je connais pratiquement toutes les familles de la ville et des environs. Alors, je m’amuse à deviner leur histoire présente au fil des lignes. Vds salon cuir + télé, b.état, cause déménagement. Suivent un nom et un téléphone. Et j’en déduis que Thomas, le fils aîné de Louis et Jeanne Mangrin, part s’installer à Singapour comme je l’avais entendu dire. Ch. deux pièces centre ville. Là, ce sont les Dumas qui ont divorcé, et Charles laisse la maison à sa femme et aux enfants. Ce petit jeu dure jusqu’à la fin de mon verre d’eau. Mais avant d’aller ouvrir ma boutique, je lis très soigneusement les avis de décès. Pas de compassion dans l’intérêt que j’y porte. Pas de curiosité malsaine. Juste du commerce, mâtiné de cynisme. Cette rubrique m’a rapporté beaucoup d’argent. Je sais qui, dans la région, possède une bibliothèque intéressante ou des ouvrages rares. Je laisse passer les obsèques, et quelques jours plus tard, quand la famille est encore plongée dans le chagrin, je propose une somme relativement élevée pour le rachat des livres. Une somme relativement élevée que je sais déjà pouvoir multiplier par quatre auprès des mes collectionneurs. Une fois seulement, je l’ai multipliée par 3000. Une édition incunable des commentaires sur les Psaumes de Saint Augustin. Je l’ai trouvée au fond d’une caisse, dans le grenier d’une maison qui allait être vendue après le décès du vieux pharmacien qui l’avait toujours habitée. J’aimais bien le vieil homme, il venait au moins une fois par semaine à la librairie faire le plein d’ouvrages récents, et il restait toujours une petite heure à discuter de littérature. Sa mort, ce n’est pas par le journal que j’en avais pris connaissance. Il était à l’hôpital depuis déjà trois mois, et chaque semaine j’allais passer à son chevet cette heure qu’il m’offrait d’habitude dans ma boutique. C’est au cours d’une de mes dernières visites qu’il m’avait fait promettre d’entrer en possession de ses livres. Ceux que je lui fournissais étaient la plupart du temps des éditions de poche, ou des occasions. Rien de vraiment original, et je pensais donner cette bibliothèque parfaitement banale à une œuvre de bienfaisance. Les héritiers, des neveux parisiens peu aimables du pharmacien, se sont montrés ironiques en acceptant mon chèque. Ils pensaient jeter tous ces volumes à la décharge, alors, que non seulement je les en débarrasse, mais que je les dédommage, ça les a énormément amusés. Ils m’ont aidée à mettre les quelques cartons dans ma voiture en faisant des réflexions à peine voilées sur ma naïveté caricaturale de provinciale. Aussi, quand j’ai découvert cette édition de 1485 dont seules deux ou trois copies étaient connues dans le monde, j’ai contacté un de mes clients hollandais et encaissé l’énorme somme qu’il me donnait sans jamais rien en dire aux neveux. 

Mais ce matin-là, la rubrique nécrologique me réservait une surprise telle que le journal m’a échappé des mains. J’ai attendu quelques interminables secondes que le tremblement qui s’était emparé de tous mes membres se calme pour ramasser les pages. J’ai relu trois fois l’avis de décès pour me persuader qu’il était réel. L’annonce, minuscule, modeste, était en avant dernière place de la troisième colonne. Si je n’avais pas parcouru cette rubrique avec autant d’attention tous les jours, elle m’aurait sans aucun doute échappé. Elle était libellée comme suit :

Eléonore Martin est morte

le 13 octobre 1962

Je suis restée les yeux fixés sur ces deux lignes de longues minutes, tétanisée. Comme si mon cerveau s’était mis en mode pause. Incapable de réfléchir. Incapable de comprendre. Incapable de réagir. Antoine, le serveur, est venu débarrasser ma table et m’a regardée, intrigué.

“Ça va, Léo ? Tu es toute pâle.”

J’ai grimacé un sourire, bredouillé quelques mots et je me suis réfugiée dans ma librairie.

Jusqu’à l’heure d’ouverture, j’ai été prise d’une frénésie de rangement. J’ai sorti des cartons entassés dans l’arrière-boutique les ouvrages empilés depuis dix jours, je les ai classés, rangés sur les rayonnages, j’ai épousseté toutes les étagères et tous les volumes, et j’ai aligné les piles sur les tables de présentation. Depuis des mois, ma librairie n’avait pas eu cet aspect de netteté parfaite. J’y ai mis l’ordre que j’avais besoin de retrouver dans mes idées.

En 1962, j’avais sept ans. Le  samedi 13 octobre était une de ces journées particulièrement radieuses comme l’automne en offre souvent dans le sud de la France. Une luminosité qui souligne toutes les nuances de la nature. Un air transparent qui sent le soleil. Un ciel bleu foncé qui donne envie de sourire. Partout, ce sentiment d’infinie légèreté. A midi, dès la sortie de l’école, j’étais partie en courant rejoindre la maison, avec la promesse de longues heures de jeu devant moi. Comme toujours, Théo m’attendait à la grille du jardin. Il m’attendait, comme il attendait avec impatience d’avoir trois ans pour pouvoir aller à l’école. Chaque matin, il me regardait partir vers ce lieu mystérieux et inaccessible, ce lieu interdit peuplé d’enfants plus grands que lui. Chaque soir, il s’asseyait en face de moi, et dessinait avec gravité pendant que je faisais mes devoirs. Mais dès le samedi à midi, il m’avait pour lui tout seul jusqu’au lundi matin.

J’avais cinq ans à la naissance de Théodore. Eléonore et Théodore. Mes parents, affublés du patronyme le plus répandu en France, avaient choisi pour nous des prénoms peu communs, comme pour mieux marquer leur différence au travers de leurs enfants. Mais j’ai immédiatement raccourci Théodore en Théo, et dès qu’il a su prononcer un mot, Théo m’a appelée Léo. Eléonore et Théodore sont devenus pour tout le monde et pour l’éternité Léo et Théo Martin. Au grand dam de mes parents, qui ont cependant assez vite capitulé. Pour eux aussi nous étions désormais Léo et Théo, sauf en cas de nécessité autoritaire. Quand un Eléonore ou un Théodore retentissait d’une voix forte, c’était le signal d’une punition à venir. Mais sans doute étions-nous des enfants modèles, ou bien encore mes parents quelque peu laxistes, car nos prénoms officiels ne résonnaient presque jamais dans la maison. 

Léo et Théo. Nous étions réunis dans une gémellité sémantique que tout dénonçait. Notre différence d’âge. Notre opposition physique. Comme notre père, j’arborais une chevelure noire et bouclée quand mon petit frère était aussi blond que notre mère.  J’étais bavarde, extravertie et tapageuse. Il était calme, timide et timoré. Pourtant, Léo-Théo existait bien. Si bien même que très vite mes parents s’en sont remis à moi pour faire manger Théo, lui donner son bain, l’habiller, lui lire des histoires, et le surveiller. Il me suivait en tout. M’obéissait en tout. Il me faisait une totale confiance. Il m’adulait. Et moi, je l’adorais. Léo et Théo, pour toujours.

Samedi 13 octobre 1962. Midi sept. Je ne savais pas que je pouvais pousser un cri aussi puissant. Violent. Déchiré. Qui m’a déchirée. Je n’étais plus que ce cri immense, infini. Après toutes ces années, je l’ai là au fond de moi. Mais plus jamais il ne surgira. Ce cri était pour Théo. Pour Léo et Théo. Pour Léo-Théo. Ce cri s’est élevé pour accompagner mon petit frère qui s’envolait de la balançoire. Il n’a jamais touché le ciel. Il est retombé au sol sans un bruit. Sans un cri. Sauf mon cri.

Pendant les deux années suivantes, je n’ai plus parlé. Comme si ce cri avait étranglé tous les mots en moi. Mes parents, également enfermés dans leur douleur, également silencieux, m’ont emmenée consulter tous les spécialistes possibles. Mais aucun psychiatre, aucun orthophoniste, aucun médecin n’a pu me rendre la parole. Cette parole qui s’était envolée puis écrasée avec Théo. Cette parole désormais inutile. Vide. Stérile. Je continuais à fréquenter l’école. Je lisais, j’écrivais, je faisais mes devoirs. Mais je ne parlais plus. Je ne voyais personne, je n’avais plus d’amis. Je n’en voulais plus. Je passais mes journées entre la classe et ma chambre, où je restais des heures plongée dans mes livres. Deux ans. Et un soir, deux ans plus tard, mon père a annoncé qu’il avait trouvé un acheteur pour la maison. La signature devait avoir lieu la semaine suivante. On finissait de dîner tous les trois dans la pénombre triste de la salle à manger. J’ai regardé mon père, posé mes couverts. Je me suis levée. J’ai alors déclaré calmement que jamais je ne quitterai cette maison. Jamais je ne quitterai Théo.

J’habite toujours dans cette maison.

Souvent je me suis demandée ce qu’aurait été ma vie, Théo toujours vivant. Evidemment différente de celle que j’ai eue. De celle que j’ai. Quand j’ai retrouvé la parole, le soir où je me suis opposée à la vente de la maison, j’ai décidé sans en avoir totalement conscience de continuer à vivre. Malgré tout. Dès ce jour, j’ai arrêté les séances hebdomadaires chez le psychiatre. Je suis sortie de ma chambre et je me suis aventurée dans le jardin. La balançoire avait depuis longtemps disparu. Mon père l’avait démolie deux ans auparavant. Comme il avait jeté le tricycle, les ballons et la petite piscine gonflable. C’est tout au fond d’un buisson que j’ai retrouvé la minuscule voiture de pompier. La peinture rouge était un peu écaillée, mais l’échelle encore solidement accrochée. J’ai glissé le jouet dans ma poche avant de le cacher dans ma chambre. Je sais qu’il est toujours dans le deuxième tiroir de la commode, protégé par mes livres d’enfant. Mais je n’y avais plus pensé depuis des dizaines d’années. Jusqu’à ce matin. Jusqu’à l’annonce de ma mort dans la rubrique nécrologique.

C’est lorsque j’ai été dans l’obligation d’allumer les lumières dans la librairie que je me suis rendue compte du temps écoulé. Je n’ai pas vu la journée passer. Il m’a fallu vider la caisse pour savoir combien j’avais eu de clients. J’ai traversé toutes ces heures en aveugle. Un grand trou noir. Une fois dans la rue sombre et déserte, j’ai eu un vertige. Je n’avais rien avalé depuis mon café aux Nomades. Pas même un verre d’eau. Rien. Dès que je suis arrivée à la maison, j’ai empli la pénombre de musique, et j’ai dégusté une assiette de pâtes au basilic accompagnées de vin rouge. C’est à la fin du deuxième verre que je suis sortie de ma torpeur. Une question m’est venue à l’esprit. Obsédante. Evidente. Une question que j’aurais dû me poser dès la lecture de l’avis de décès. La seule question. Qui a fait passer cette annonce. Une deuxième question en a découlé sur le champ. Pourquoi. Qui. Pourquoi. Voilà qui allait occuper mes heures et mes jours à venir. Parce que dans l’immédiat, aucune réponse sensée ne m’est apparue. 

J’ai commencé à tourner en rond dans la maison, en proie à une excitation que je n’avais pas ressentie depuis bien longtemps. Si seulement j’avais quelqu’un auprès de moi pour m’aider à y voir plus clair. Mais je suis une grande solitaire. Irrémédiablement solitaire. Et sauvage. Léo l’extravertie est effectivement morte avec Théo le samedi 13 octobre 1962. Plus de quarante ans auparavant. Je me suis arrêtée net au milieu du salon. Celui ou celle qui a dicté l’avis de décès me connaissait donc très bien. Connaissait mon histoire intime. Et celle de ma famille. Qui. Mais qui. Aucun nom. Aucun visage ne s’est imposé. J’ai tout de suite écarté la possibilité de mon ex-mari. On était séparés depuis plus de vingt ans, après seulement trois ans de vie commune. Dont il ne restait rien. Même pas un enfant. Surtout pas un enfant. Je n’en voulais pas. Chaque fois qu’il évoquait l’évidence d’une famille pour remplir cette grande maison, j’entendais l’éclat du rire de Théo dans les couloirs. Ça me tétanisait. Mais mon ex-mari n’en a jamais rien su. Jamais je ne lui ai dit Théo. Jamais je ne lui ai raconté le 13 octobre 1962. Après de longs mois d’attente vaine, il est reparti dans le nord. Je suis restée seule dans la maison. Seule avec le secret de Théo. Tout du moins, c’est ce dont j’étais persuadée jusqu’à ce matin.

Après une nuit interminable entre mauvais rêves et insomnie, j’ai essayé de retrouver un semblant de calme dans le silence de mon heure bleue. J’ai enfilé un vieux pull et je suis allée boire mon premier café dans le jardin. Dans l’aube naissante, j’ai cru deviner la balançoire bouger sous le vieux chêne. Je suis rentrée précipitamment avant de voir Théo essayer de toucher le ciel.

Quand j’arrive aux Nomades, Antoine termine à peine de mettre la salle en état. Il se précipite sur la terrasse et m’avance une chaise encore retournée sur la table. Cinq minutes plus tard, il pose devant moi un café et un verre d’eau, avec un clin d’œil.

“Tu es tombée du lit ce matin, Léo. Mauvaise nuit ?”

“Un début de rhume, mais ça va déjà mieux.”

Je le regarde s’éloigner, surprise de mon petit mensonge. Est-ce lui l’auteur de l’annonce. C’est ce qui m’a immédiatement traversé l’esprit quand il s’est gentiment enquis de ma santé. Je secoue machinalement la tête, comme pour faire tomber ces minuscules morceaux de paranoïa qui commencent à s’accrocher à moi. Et j’entame la lecture à rebours de mon journal, comme tous les jours. Le café se remplit peu à peu, et quelques habitués du petit matin me saluent de loin quand je lève la tête des pages du quotidien. Pages que je parcours sans les comprendre. Je vois des mots, des photos, des dessins, mais je suis incapable d’en deviner la signification. Je n’attends qu’une page, celle de la rubrique nécrologique. Et je retarde le moment de la lire autant que je peux.

Trois fois. Je l’ai parcourue trois fois. Minutieusement. Annonce par annonce. Ligne à ligne. Mon nom n’y figure pas. Pas ce matin. Je replie le journal et le pose sur la table. J’avale mon verre d’eau en deux gorgées et je reste là. Immobile. La tête vide. Ce n’est qu’en entrant dans ma librairie que j’en prends conscience. J’attendais un autre avis de décès. Un autre signe. Quelque chose. Je reprends le journal et lis une quatrième fois la rubrique en entier. Rien. Ma colère et mon inquiétude de la nuit dernière s’effacent devant une déception inattendue. Alors, je décide d’agir. Quand enfin j’arrive à joindre le chef de rubrique au téléphone, il me répond immédiatement qu’il n’a pas le droit de me donner d’information sur les personnes qui font passer des annonces. J’ai beau insister, opposer mon droit à la vie privée à son secret professionnel, rien n’y fait. Je raccroche, furieuse. Frustrée. Une cliente à fort accent anglais entre et me demande où elle peut trouver le dernier Goncourt. Pas chez moi. La distribution des prix, c’est à l’école primaire. C’est ce que je lui réponds. Devant son air ahuri, je lui conseille alors un très court texte d’un jeune auteur, en lui assurant qu’elle trouverait là le devenir de la littérature française. Ce qu’elle n’aurait pas eu avec un Goncourt. La matinée se termine avec deux représentants de diffuseurs. Là encore, le Goncourt et autres prix me donnent du mal. Pour me débarrasser plus vite des commerciaux, je retiens un exemplaire de chaque. C’est tout, et je sais déjà qu’ils feront partie de ma première vague de retours. Les deux hommes n’insistent plus. Depuis une vingtaine d’années, je suis connue dans la profession. J’ai la réputation d’être ce que je suis. Amoureuse de littérature, exigeante et intransigeante. Je lis, ou tout du  moins je parcours tous les ouvrages que je commande. Quand je conseille un livre à quelqu’un, je sais qu’il l’appréciera. C’est comme ça que j’ai fidélisé une large clientèle, qui déborde le cadre de la ville. Certains lecteurs qui fréquentent ma librairie depuis longtemps me font assez confiance pour que chaque mois je leur mette de côté quelques ouvrages que j’ai choisis pour eux. S’ils déménagent, ils me demandent de leur envoyer leur colis mensuel. Mes collectionneurs de livres anciens s’en remettent à moi aussi aveuglément. Je sais leurs goûts, je sais leurs quêtes, je sais leurs domaines. Je leur propose à coup sûr ce qu’ils attendent. Ce savoir de la chose imprimée, cette intuition pour les auteurs qui grandiront et feront grandir la littérature me vient de mon enfance. Ces heures, ces jours et ces nuits enfermée dans ma chambre après la chute de Théo. Avec seulement les mots posés sur des pages blanches, ces milliers de mots sur des milliers de pages. Pour me garder en vie.

Ce soir-là, pour la première fois depuis plus de vingt ans, je n’ai pas eu le courage de rentrer dîner en tête à tête avec moi-même. Je me suis arrêtée dans une petite auberge sur le chemin du retour. Un endroit discret, où personne ne me connaît. J’ai attendu longtemps après le coucher du soleil pour repartir. La campagne baignait dans la lumière bleue de la pleine lune. J’ai remonté au ralenti l’allée bordée de cyprès qui mène à la maison. C’est en coupant le moteur que j’ai été envahie d’un sentiment de solitude tel que j’ai eu l’impression, pendant quelques secondes, de ne plus pouvoir respirer. Je suis restée longtemps sans bouger en attendant de retrouver mon calme. Debout face à la maison aux volets clos. La maison immobile où personne ne m’attend. Jamais. Je regarde la bastide carrée, trapue, posée sur une pelouse bordée de chênes au nord et de cyprès au sud. Je regarde la demeure dans laquelle je suis née, j’ai grandi, je vis. Elle est devant moi, solide, silencieuse. Immuable. Et je ne la reconnais plus sous l’éclairage froid de la nuit. Je me secoue et pousse violemment la porte. Au milieu du salon, je respire à pleins poumons. Trois fois. Quatre fois. La cinquième fois, je peux enfin la sentir. Mon enfance. Mon enfance rôde là. Dans l’odeur du parquet ciré. Le parfum de confiture accroché dans les rideaux. J’attends encore quelques secondes, et je l’entends. Le coffre du piano qui émet un craquement sourd. La pendule de la cuisine qui saute la demi-heure dans un imperceptible frôlement métallique. La maison vit toujours. Et moi aussi.

Fenêtre ouverte sur la nuit, je suis le mouvement lent des branches de l’acacia en essayant de m’endormir. La violente averse de l’après-midi a dû réussir à crever la carapace desséchée du sol. La brise légère apporte des senteurs de terre mouillée jusqu’à mon lit. Le parfum brut de l’existence. J’ai toujours associé cette odeur à quelque chose de premier. D’essentiel. Bien avant de savoir la légende du Golem. Cette odeur forte et légèrement épicée m’est aussi familière qu’apaisante. Je ferme les yeux et me laisse envahir par cette trace de nuit d’orage. Et le souvenir me frappe au moment où je m’enfonce dans le sommeil. Je vois les éclairs. J’entends le tonnerre. Je sens le froid du carrelage sous mes pieds pendant que je cours me réfugier dans la chambre de mes parents. La maison semble sur le point d’exploser. Quand mon père me pose dans le lit, Théo est déjà là, blotti contre ma mère. Je m’allonge dans leur chaleur et respire l’odeur de terre mouillée qui déborde jusque dans la chambre. Je m’endors immédiatement. Rien ne peut m’arriver. Un mois plus tard, Théo s’envolait. Et mes certitudes avec lui. 

Je me lève et vais m’accouder à la fenêtre. L’odeur est plus présente, plus vive. Et plus rassurante. Rien ne peut m’arriver. Mais rien ne m’arrive plus vraiment depuis le 13 octobre 1962. Excepté ce faire-part dans la rubrique nécrologique.

Alors j’ai commencé à marcher. Le troisième matin après l’annonce de ma mort, je me suis levée avant le soleil. J’ai bu mon café debout devant la fenêtre, à attendre le premier souffle de lumière. Celle de mon heure bleue retrouvée. Ces trois dernières journées épuisées en vaines recherches et questionnements creux m’ont laissée anéantie. Les quelques heures de sommeil que j’arrive à arracher à la nuit sont brisées par des cauchemars qui me refusent toute idée de repos. Mais ce matin, c’est une immense bouffée de colère qui m’a jetée hors du lit. Colère contre celui ou celle qui se joue de moi. Colère de ne pas savoir qui. Colère de ne pas comprendre pourquoi. Colère contre ma vulnérabilité. Colère contre ma colère. Et me voilà hébétée devant le ciel qui rosit lentement sous la poussée du soleil. Comme un premier sourire. Premier baiser. Avec l’embrasement soudain de l’horizon s’élève en moi une violente envie de marcher. Bouger mon corps. Respirer l’air piquant du petit jour. Mesurer pas à pas la beauté du paysage. Coller au rythme immobile de l’espace. Devenir minérale et végétale. M’oublier. M’oublier. Mais quand ai-je pensé à moi avant ce faire-part ? Plus de quarante ans que j’essaie de disparaître. De me nier. De m’anéantir. De bâtir ma vie sur une non-existence. Morte au monde. Morte aux autres. Morte à moi-même.

Je me souviens très précisément de l’instant où j’ai commencé à m’effacer. Me gommer. Diluer mon image. J’entends encore le cri gémi de ma mère. Je revois mon père la bouche ouverte sur sa stupeur. C’était le jour de mes treize ans. J’avais refusé toute proposition de cadeau, mais fini par accepter une petite somme d’argent. Sous prétexte d’aller acheter des livres, je m’étais échappée en fin de matinée. Quand je suis revenue pour mon dîner d’anniversaire, je n’avais aucun livre à la main. Et plus aucune boucle sur la tête. Plus aucune robe sur le dos. J’avais tout dépensé en coiffeur pour tailler la masse de mes cheveux qui caracolaient sur mes épaules, et troqué les vêtements de petite jeune fille dont m’affublait ma mère pour des jeans et des T-shirts amples, informes et noirs. Quarante ans plus tard, je suis toujours coiffée et habillée de la même façon. Mon uniforme informe. Confortable et anonyme. Surtout anonyme. N’être plus personne. Pour personne. C’était tout ce que je souhaitais. Et j’ai obtenu l’effet exactement contraire. Ma façon de ne pas m’habiller, de ne pas me coiffer, de ne pas me maquiller, de me tenir toujours en marge, est vite passée auprès des autres pour le comble de l’excentricité. Très vite deux, puis cinq filles de ma classe se sont raccourci les cheveux à grands coups de ciseaux maladroits. D’autres les ont suivies, adoptant également ma non-tenue vestimentaire. Les garçons ont commencé à effectuer de larges cercles autour de moi, s’approchant avec circonspection. Ils avaient dû instinctivement comprendre que mon air farouche n’était en aucune façon simulé. Le seul qui a eu l’audace de m’affronter a pris la fuite sans oser dire un mot, stoppé net par un simple regard. J’ai repoussé avec la même énergie froide les quelques filles qui ont tenté de m’aborder et de m’offrir leur amitié. Ma vie était subitement devenue celle que je refusais. J’avais treize ans, je me complaisais dans ma solitude, mes meilleurs amis étaient mes livres, et je ne voulais surtout n’avoir aucun lien ni aucun contact avec personne. Je ne méprisais pas les autres. Jamais je ne me suis sentie supérieure à eux, même si j’excellais dans mes études. Je me sentais simplement différente. Profondément différente. Et leur monde n’avait aucun rapport avec le mien.

Echapper à ces assauts de curiosité, d’imitation et de quête d’amitié me demandait une énergie que je pensais devoir dépenser autrement. J’ai facilement obtenu de mes parents, encore sous le coup de mes deux années d’aphasie, de poursuivre mes études par correspondance. Quatre ans de calme perspective. Quatre ans de tranquille réclusion. Quatre ans de sauvagerie revendiquée. Excepté les jeudis soirs. Pour obtenir mon bac, même en auditeur libre, je devais sacrifier à l’épreuve de sport. Tout naturellement, j’ai choisi ce que j’aimais, l’eau. Depuis toujours la mer m’a appris à découvrir puis à développer cette force vitale que j’ignorais posséder. Nager contre les vagues, ne jamais réussir à les dompter, apprendre à les apprivoiser, me laisser bercer par leur mouvement. Et m’asseoir des heures devant la mer, à regarder son horizon qui s’arrondit doucement comme pour marquer avec délicatesse la courbure de la Terre. J’ai appris à nager avant même de savoir vraiment marcher seule. Ça, c’était le cadeau de mon père. Ma mère, elle, m’a montré comment dormir sur le dos des vagues. Alors, quand la mer était trop loin, ou que je savais devoir rester éloignée d’elle pendant un long temps, j’allais faire des longueurs à la piscine. Mais j’y allais seule. En choisissant la natation comme épreuve sportive, j’avais oublié un détail. Je devais m’entraîner surveillée par un professeur, et au milieu d’un groupe. Immédiatement, les jeudis soirs sont devenus mon cauchemar. Moi qui faisais tout pour oublier mon corps, il fallait, là, que je l’exhibe, et devant le public le plus terrible. Une bande d’adolescents, empêtrés dans des bras trop longs, des jambes trop maigres, des poitrines trop creuses. Les filles détournaient ce handicap par une coquetterie excessive. Les garçons, par des bousculades chahuteuses et bruyantes. Les premières semaines, je me suis strictement pliée aux demandes du moniteur. Et j’ai évité autant que possible le contact avec les autres. Je plongeais la dernière, effectuant mes longueurs avec application, mais sans plus. Puis un jeudi soir particulièrement pénible, rageuse d’avoir été obligée de repousser trois garçons trop envahissants, j’ai nagé comme je nageais habituellement. J’ai pulvérisé le chronomètre. Sans le savoir, ces trois garçons m’avaient sauvée. Désormais, l’entraîneur ne s’occupait plus de moi. Mes jeudis soirs, je les passais seule dans une ligne, à m’épuiser dans un crawl sans fin. Le même besoin de bouger mon corps que j’éprouve maintenant avec cette subite envie de marcher. Je nageais. Une longueur. Huit longueurs. Vingt longueurs. C’est en me reposant au bout de la vingt cinquième longueur que je l’ai vu. Il était accroché au bord du bassin, reprenant lui aussi son souffle. Il me souriait. J’avais seize ans. Lui dix-huit. Et j’ai été aussitôt avalée par son sourire. Rien ne m’avait préparée à ça. Le coup de foudre, c’était une métaphore littéraire. Rien d’autre. Ça ne pouvait pas exister dans la vraie vie. Alors que je cherchais à ralentir les battements de mon cœur, précipités par autre chose que l’effort fourni pendant la natation, cet autre chose qui me stupéfiait totalement, il m’a suggéré d’un simple coup de menton que nous nagions ensemble. Nos rythmes s’accordaient parfaitement. Au bout de quelques longueurs, mon inquiétude devant l’effet de son sourire s’est transformée en pur plaisir. Les bassins partagés avec lui semblaient plus faciles. Moins monotones. Moins solitaires, mais ça, je ne l’ai compris que bien trop tard. Le jeudi suivant, que j’avais attendu avec une fébrilité qui m’exaspérait, même sourire, même coup de menton, mêmes longueurs. Et même plaisir. Pendant trois semaines, nous n’avons pas échangé un mot, mais nous avons synchronisé parfaitement nos mouvements. Cet étrange ballet m’attirait de plus en plus, et m’effrayait de plus en plus. Ce n’est que la quatrième semaine, en atteignant le bord du bassin, qu’il m’a dit son nom. Et deviné le mien. Deviné, parce que je l’avais à peine murmuré. Terrorisée par ce qui s’ouvrait devant moi. Il m’a donné tout ce que je refusais. Tout ce que j’ignorais. La musique. La danse. Les éclats de rire. Les éclats de tendresse. Il s’appelait Christophe. Tout le monde l’appelait Théo. Et l’été qui a suivi mon bac, il est parti avec une autre faire le voyage que nous avions organisé.

Le soleil est encore très bas dans le ciel quand je me mets en route. L’air vif me fait accélérer l’allure, et au bout de cinq minutes je sens que je pourrais marcher comme ça jusqu’au soir. Petit à petit, le rythme de mes pas s’imprime en moi, chassant toute la noirceur accumulée depuis quelques jours. Kilomètre après kilomètre, je me sens envahie d’une légèreté inattendue. Salvatrice. L’odeur de nuit est restée accrochée dans les feuillages, à peine perceptible, mais présente. Rassurante. Mes démons s’enfuient. Cessent de m’alourdir. L’impression, pas après pas, de devenir une coquille vide prête à recevoir tous les éléments premiers qui me reconstruiront. D’abord le parfum lourd de la terre. Toujours, comme l’essence même de la vie. Et le poids de l’air. Sa texture même. Celle qu’on ne sent jamais. Qu’on ne devine jamais. Et qui est là. Tout le temps. Ça commence par une piqûre à peine sensible. Puis une chaleur ténue. Enveloppante. Douce protection. L’air du temps. L’expression prend toute sa saveur, là, dans cette marche qui ne devrait jamais s’achever. Je suis partie depuis bientôt une heure, et je me sens bien. Vraiment bien. Comme lorsque je faisais des longueurs à la piscine. La même apesanteur. Mais débarrassée, enfin, de Christophe-Théo. Théo 2. Pourquoi est-il venu me hanter ce matin. Des années que son souvenir ne m’avait pas même effleurée. Je croyais l’avoir arraché depuis longtemps. Mais sans doute les blessures sont-elles plus tenaces que supposé. Et la blessure Théo 2 m’a fait terriblement souffrir avant que je réussisse à la colmater. Parce que la douleur qu’elle m’infligeait, je m’en rendais responsable. Je m’en voulais de m’être ainsi laissé aller. Pas de naïveté dans cette histoire, je savais ce qui allait se passer. Je savais le danger de rompre ma solitude. Je savais que je ne savais rien, surtout pas le choc de la trahison. Lui avais-je dit Théo, à Théo 2. Jamais, même lorsqu’il insistait pour mettre un nom sur ma tristesse essentielle, comme il l’appelait. J’ai toujours opposé un sourire à sa curiosité. Il n’a jamais rien su de Théo. Il ne peut donc être l’auteur de l’avis de décès. C’est ce que je me suis dit en m’asseyant aux Nomades. A la même heure que d’habitude, mais avec un entrain et un bien-être que je n’avais pas éprouvé depuis de longues années.

Six kilomètres le matin pour rejoindre ma librairie. Six kilomètres le soir pour rentrer chez moi. Pourquoi me suis-je privée du plaisir simple de la marche pendant si longtemps. L’impression infime de rajeunir à chaque pas. Au fil du chemin, de savoir enfin le vrai goût du soleil. Celui de la rosée. De la pluie. Apprendre à différencier chaque nuance du parfum des plantes et des arbres. Me sentir appartenir à quelque chose qui me dépasse. D’infiniment plus vaste que tout, mais dont l’équilibre dépend aussi de moi. Sans m’en apercevoir, je suis en train de réapprendre mon corps, pas après pas. De l’extérieur vers l’intérieur. Ça commence par la peau. Soleil, vent, pluie. Chaleur, humidité, fraîcheur. C’est la peau qui les perçoit en premier. Une fois l’accommodement opéré, le corps réagit. Après la crispation pour lutter contre le vent ou le froid. Après la dilatation pour repousser la chaleur. Les muscles s’échauffent un à un. Se tendent et s’harmonisent pour que les pas se fassent légers. Aériens. Au bout d’une demi-heure de marche, je ne suis plus que mon corps. Incapable de penser, tout du moins consciemment. Et l’apesanteur peut enfin s’installer. Un calme absolu m’envahit tout entière. 

Au fil des jours, je croise les mêmes têtes. Du plus loin qu’il m’en souvienne, je n’ai jamais connu mes voisins. Ni les anciens. Ni les nouveaux. Et voilà qu’après seulement trois jours je peux accrocher un visage sur chaque maison. Le jeune couple et leurs deux enfants. Le vieux monsieur à barbe blanche et son chien. Lui aussi à barbe blanche. Ils se ressemblent. J’en ai déjà repéré une bonne dizaine sur les six kilomètres de mon parcours. Le vieux monsieur à barbe blanche a été le premier à me sourire. Puis à me dire bonjour. Je ne suis pas encore prête à m’arrêter pour caresser son chien à barbe blanche. Peut-être un jour. Ou bien plutôt jamais. Plus de quarante ans maintenant que je m’entraîne à la solitude. Je ne peux pas rompre ça du jour au lendemain. Je ne veux pas. Je connais trop les dangers. Mes rapports avec les autres restent strictement professionnels. Et le resteront. Alors je réponds poliment bonjour à Barbe Blanche et je poursuis mon chemin sans même changer d’allure.

Dix matins calmes, ordinaires aux Nomades. Et une pépite dans la rubrique nécrologique. Que je ne crains plus de parcourir. La vieille comtesse est morte. Mon premier sentiment est de tristesse. Elle va manquer dans le paysage. Je réalise à cet instant que je l’ai toujours connue. Comme tout le monde dans le pays. Quand j’étais petite, elle me paraissait déjà très âgée. Lorsqu’elle passait dans les rues, altière, toujours, malgré sa canne pour soutenir son corps affaibli, les gens murmuraient qu’elle avait dépassé la centaine d’années. Mais dans ses yeux, la malice d’une jeune fille de dix-huit ans. Elle poussait de temps à autre la porte de la librairie, et repartait systématiquement avec une des rares éditions de luxe que j’y gardais. Trois ou quatre fois, elle m’a interrogée sur mes découvertes et mes acheteurs. Mais elle a toujours refusé de me laisser voir sa bibliothèque. Attendez, mon petit, le jour viendra, ce n’est pas encore le moment. C’est ce qu’elle me répondait avec son sourire de jeune fille. Est-ce que ce jour est venu. C’est ce que je me demande en ouvrant la lettre du notaire qui m’attend à la librairie.

Je ne verrai jamais la bibliothèque. Je n’entrerai jamais dans l’imposante bastide qui domine toute la vallée, sentinelle rassurante. Mais quatre cartons m’attendent chez le notaire. Remplis d’éditions rares, certaines que mes collectionneurs cherchent désespérément depuis des années. Juste un mot pour les accompagner, écrit avec une calligraphie d’un autre siècle. Majestueuse. Polie et élégante. Je sais que vous en ferez bon usage. Comtesse Angéline de Vautrin. C’est tout. Le notaire m’explique alors qu’il n’y a aucun héritier connu à ce jour. Le testament de la vieille dame stipule qu’elle donne ses biens pour moitié à l’église et à la commune, pourvu que la bastide et les vastes terrains qui l’entourent deviennent un centre d’accueil soit pour les personnes âgées sans ressources, soit pour des orphelins. Dernier tour de malice de la comtesse. Les autorités religieuses et civiles se détestent cordialement. Je l’imagine gloussant d’aise en dictant ses dernières volontés. Même si je ne côtoie personne, je suis au courant de tout ce qui se passe dans la petite ville. Entre les Nomades et ma librairie, j’entends, j’écoute, je sais. Mais je m’abstiens de participer aux conversations. Les nouvelles courent, les rumeurs s’amplifient avant d’éclater dans un grand rire ou un grincement de dents. Les minuscules querelles de voisinage enflent pour atteindre parfois à la tragédie. Et se poursuivent de temps à autre de génération en génération. J’observe ce microcosme humain avec un profond détachement. Je me sens, encore et toujours, non pas au-dessus de cette société des hommes, mais à côté. Simplement à côté. Peut-être était-ce ce que la vieille comtesse avait deviné et aimé en moi, pour me faire post mortem ce cadeau inouï. Je sais que vous en ferez bon usage. Un ordre implicite. Et je ne veux pas décevoir la vieille dame, même si elle n’est plus là pour juger de l’usage que je fais de ses livres. Ça va me demander du temps. Joindre les bonnes personnes pour les bons volumes. Pour qu’ils en fassent bon usage à leur tour. Ces ouvrages ne serviront pas à augmenter indûment mon compte en banque. Je vais les vendre, certes, et à leur juste valeur. Mais chaque livre doit revenir au collectionneur qui le gardera pour lui, qui ne le vendra ni ne l’échangera jamais.  

Dix jours. Il m’aura fallu dix jours pour trouver les parfaits clients. Dix jours à consulter scrupuleusement les dossiers sur mon ordinateur, puis à compulser mes anciens registres, ceux d’avant l’ère de l’informatique. Moi qui n’écris quasiment plus à la main, je grimace en observant mon écriture sur les cahiers jaunis, le mot de la comtesse posé juste à côté. Comme pour ne narguer. Ou me rappeler de ne pas oublier l’essentiel. Une fois tous mes correspondants joints par e-mails, je range les ouvrages dans une sorte de coffre dans l’arrière boutique. Mes clients vont tous faire le déplacement jusqu’ici pour venir prendre livraison de leurs précieux volumes. Tous m’ont fait la même réponse, sans exception. N’importe quel prix, mais n’envoyez rien par Chronopost. Ni DHL. Ni Fedex. Deux viennent d’Europe du Nord, trois des Etats-Unis, un du Canada, deux d’Asie, et quatre du nord et de l’est de la France. Je vais enfin mettre un visage sur ces très particuliers rats de bibliothèques. Ce qui me frappe, alors que depuis des années je n’y avais pas prêté attention, c’est qu’il n’y a que des hommes. Comme si les femmes s’intéressaient au contenu, et non à l’objet. Conclusion légère qui me frôle pendant ma marche de retour chez moi. Mais le fait que tous fassent le voyage pour venir recevoir en main propre leur trophée me réjouit doublement. Je ne me suis pas trompée dans mon choix, chacun d’entre eux mérite vraiment son trésor. Et je n’ai pas trahi la confiance de la vieille comtesse. Sans encore comprendre son geste. Que cherche-t-elle à me dire par cet héritage inattendu. Qu’elle m’appréciait. Qu’elle aimait mon travail. Mon amour de la littérature et des livres rares. Que j’étais semblable à elle, populaire et en marge de la communauté. Je me perds en conjectures, et ma perplexité ne fait qu’augmenter. Parce que même si je la croisais depuis toujours, je ne la connaissais pas, la vieille comtesse. Je n’ai jamais rien su de sa vie, excepté les bribes saisies aux Nomades. Son mari résistant fusillé par les Allemands. Sa douleur sans nom qui a provoqué la perte de l’enfant qu’elle attendait. Sa gestion magistrale de son domaine, et sa bonté envers ses employés sous la froideur apparente. Une vie. Une vie comme tant d’autres, avec un bonheur assassiné. Mais qui était-elle profondément. Qu’a-t-elle fait du reste de ses heures. Personne ne peut le dire, et elle n’est plus là pour le raconter, si tant est qu’elle en ait jamais éprouvé le besoin.

Les jours rétrécissent sournoisement. Je me mets en route alors que l’aube n’est encore qu’un soupçon. L’air est plus vif, presque coupant dans ces petits matins hésitants. La nuit maintient son empreinte enfoncée profondément dans le paysage. Le soleil semble lutter pour s’élever timidement à l’horizon. Avant d’exploser, triomphant. Et la nuit n’est plus qu’une ombre au pied des arbres. J’aime ces moments. Morceaux de temps arrachés au sommeil. Je marche, et la fraîcheur se fait douce sur ma peau. Toujours le même bien-être quand j’arrive aux Nomades. Je sens chacun de mes muscles. Mon corps est chaud. Mon corps est en vie. Cette surprise, renouvelée chaque matin en m’asseyant devant mon café, de prendre conscience de ce corps. Je l’ai négligé depuis si longtemps que je m’étonne d’éprouver une telle satisfaction à le réintégrer. Me l’approprier. Enfin. Soupir d’aise quand le café et le verre d’eau sont posés devant moi. Ce qui n’était jusqu’alors qu’un rituel est devenu désormais un véritable plaisir. Même la lecture du journal. Je me surprends à lire des articles que je négligeais auparavant. Non pas ceux décrivant la politique locale, mais la page internationale. Comme si l’état du monde commençait à m’intéresser. Alors que l’état du monde a été et sera toujours le même. Les puissants écrasent les plus faibles, pillent leurs ressources pour s’enrichir encore plus, et quand ils sont repus, créent des organisations pour aller reconstruire ce qu’ils ont saccagé, en se donnant bonne conscience. Rien de nouveau, mais j’essaie de deviner le schéma, et d’anticiper sur les actions à venir. Les guerres, les attentats, les coups d’état. Les pages économiques sont exemplaires, et prêteraient à sourire s’il n’y avait pas autant de drames humains en dessous. Des chiffres, des analyses, des pronostics, tout ça très sérieusement et doctement énoncé. Quand on déchiffre, on lit corruption, délocalisation, OPA sauvage. Ces lectures me confortent dans l’idée que j’ai toujours eue de l’humanité, mais en même temps me blessent et me révoltent. Mon indifférence aux autres s’effrite de jour en jour. Et j’entends bruire à nouveau les discussions passionnées dans les couloirs de l’université. Discussions auxquelles je me refusais à participer. Mes années d’étudiante se sont passées comme mes années de lycéenne. En marge. J’assistais aux cours, je rendais mes mémoires et je passais mes examens. J’ai réussi à éviter toutes les assemblées, tous les forums, toutes les fêtes, avec une obstination telle que plus personne ne songeait même à m’approcher. Et je me suis arrangée pour systématiquement échapper aux travaux de groupe. C’est pourtant à l’université que j’ai rencontré celui avec qui je me suis mariée. Chaque fois que je demande un livre, quel qu’il soit, il vient de sortir. La bibliothécaire m’a dit que c’était la même étudiante qui les prenait. Alors j’ai voulu savoir qui lisait la même chose que moi, mais plus vite que moi. C’est comme ça qu’il m’a abordée. Il m’attendait à l’entrée de la bibliothèque du campus. Et c’est lui qui a donné les titres des trois volumes que j’étais venue emprunter. Ça m’a fait sourire. Et ça m’a intriguée, qu’il devine ce que j’allais lire. Alors, je lui ai dit celui que lui étudierait après les trois miens. On a continué ce petit jeu un moment, avant de s’embarquer dans une longue conversation sur la littérature. Non seulement il lisait les mêmes ouvrages que moi, mais il les analysait de la même manière. C’est par les livres qu’il a libéré la parole en moi. Je n’avais pas autant parlé à quelqu’un depuis des années. Mais d’abord, je n’ai accepté de parler que de littérature. Uniquement de littérature. Je me fermais dès qu’il abordait un autre sujet. L’autre sujet, c’était moi. Il a su ne pas insister. Il a su m’apprivoiser. Mais dès qu’on est sortis de la mairie. Dès qu’on s’est installés dans la maison. Ma maison. Celle de Théo. Leo-Théo. J’ai compris que c’était une erreur. Dix-huit mois plus tard, son doctorat en poche, il obtenait un poste dans une université du nord. Je ne l’ai pas suivi. Jamais je ne l’ai regretté. Qu’aurait été ma vie sous un ciel bas. Gris. Dans le brouillard. Auréolée de pluie. Maître assistante de littérature moderne. Puis maître de conférences, et peut-être maintenant titulaire d’une chaire. Un appartement en banlieue pour commencer. Ensuite une maison, et enfin un grand appartement dans le centre ville, pour mieux regarder grandir les enfants que je ne voulais pas. J’aurais pu faire un acceptable chercheur, mais j’aurais été une enseignante exécrable. Je ne suis pas un passeur. Manque d’enthousiasme pour apporter la révélation à une bande de post adolescents. Quand je conseille un livre dans ma librairie, je choisis la personne. Je sais deviner au premier coup d’œil le vrai lecteur. Celui qui ne peut pas vivre une journée sans un ouvrage à la main. Quelque chose à compulser. Quelque chose, mais pas n’importe quoi. Et j’ai l’immédiate intuition de son domaine de prédilection. Littérature, polar, science fiction, essai, toutes ces catégories fonctionnelles et aberrantes qui permettent une classification facile pour les éditeurs, distributeurs, journalistes et libraires. Les purs lisent tout, ne font aucune différence entre un polar et un roman, pourvu qu’il soit bien écrit. Un excellent livre de science fiction en apprend parfois plus sur la philosophie, la spiritualité et la physique quantique que bien des traités austères et abscons. Ça a également été une des causes de notre rupture, entre mon mari express et moi. Il était un pur produit de l’université française. Brillant, cultivé. Et abscons. Tout ce qui se conçoit bien doit s’énoncer obscurément. Le triomphe du jargon réservé à une élite. La pensée est élaborée à l’intérieur d’un cercle très restreint et dévolue à un cercle très restreint. Il faut détenir les codes pour la décrypter. J’ai toujours été profondément hostile à cette forme d’enfermement intellectuel. L’université française est une machine qui tourne sur elle-même. Elle forme des professeurs qui forment des professeurs qui forment des professeurs. Alors j’ai quitté l’université, j’ai quitté mon mari et j’ai ouvert ma librairie.

Il fait nuit et il fait froid maintenant quand je pars le matin. L’air est sec, incisif, mais après une dizaine de minutes de marche le corps se réchauffe et les muscles se détendent. Le pas s’allonge et devient fluide. Ma seule crainte est le vent. Quand il souffle du nord, il est glacial. Impitoyable. Conquérant, il s’insinue partout, raidit jusqu’aux os. Ces jours-là, je change d’itinéraire, traverse deux villages que je contourne habituellement. A l’abri des ruelles tortueuses, on ne sent presque plus la morsure violente du blizzard. Quand j’arrive aux Nomades, le jour dort encore. Mais ma place à la terrasse, protégée à cette époque de l’année, me paraît d’une douceur qui m’échappait avant, en sortant de ma voiture. Je suis en train de réapprendre les heures et les saisons. Le cours du temps. Le cours de ma vie, lui, suit toujours le même tracé. Linéaire et imperturbable. La seule perturbation a été l’annonce de ma mort il y a deux mois maintenant. Je ne sais toujours pas par qui. Je ne sais toujours pas pourquoi. Le plus étrange, c’est que personne n’en ait jamais fait mention devant moi. Ni aux Nomades. Ni dans ma librairie. Tout le monde en ville parcourt quotidiennement la rubrique nécrologique. Non pas professionnellement comme je le fais, mais les familles se connaissent depuis des générations. Même si elles ne se fréquentent pas, les unes vont aux obsèques des autres, et réciproquement. On envoie un mot de condoléances. Une gerbe de fleurs si on est un peu plus proches. Plusieurs milliers de personnes ont dû lire l’avis de mon décès, mais je n’ai entendu à ce jour aucune réflexion. Ni aucun chuchotement. Pas de rumeur qui circule sur mon compte, en tout cas pas à ma connaissance. Antoine m’en aurait parlé. Sans être un ami, loin de là, le serveur des Nomades est le seul avec qui j’ai des échanges qui dépassent trois phrases. Il vit avec le même homme depuis des années. Assumer et imposer son homosexualité dans cette ville n’a pas dû être facile pour lui. Nos marginalités nous ont en quelque sorte rapprochés, même si ce n’est que très superficiellement. Mais lui aussi, que je vois lire le journal de bout en bout tous les jours, ne m’a rien dit. Ce silence étourdissant est surprenant. Mais à moins que quelqu’un ne le rompe, ce silence, je ne saurai jamais pourquoi il s’est établi. Je n’ai posé et je ne poserai aucune question.

Ce matin, ma curiosité est avivée par un autre événement. Je vais rencontrer mon premier collectionneur. Parti hier matin de Vancouver, il arrive par le TGV de 16 heures 10. Sur sa demande, je lui ai retenu une chambre dans un hôtel du centre ville. Je lui ai suggéré de ne venir à la librairie que demain, le temps pour lui de récupérer de ce voyage interminable, mais il a refusé. Son impatience à entrer en possession des ouvrages de la vieille comtesse était presque palpable dans son dernier e-mail. Les autres collectionneurs vont se succéder pendant les deux semaines à venir. Ça fait plus de vingt ans que je vends de temps à autre des raretés dans tous les coins du monde. Ma clientèle est peu nombreuse, mais fidèle et attachée. Pourtant, jamais je ne me suis retrouvée en présence d’aucun de mes acheteurs. Tout a commencé d’une façon assez baroque, il y a vingt deux ans, le jour où le père André a poussé la porte de la librairie. Une fois entré, il a aussitôt enlevé sa casquette et est resté planté là, raide. Mal à l’aise sous les regards stupéfaits des trois clients qui consultaient des livres. A l’époque, le père André devait avoir dépassé les quatre-vingts ans. C’était la première fois qu’il s’aventurait dans ma boutique, et il était bien la dernière personne que je m’attendais à y voir. Même si tout le monde le connaissait, on ne le voyait en ville que le samedi matin, jour de marché. Il venait y vendre ses fromages de chèvres, jamais plus d’une vingtaine qu’il posait sur un minuscule étal. Il affichait soigneusement le prix sur des étiquettes découpées dans des morceaux de carton, et il n’échangeait pas une parole avec quiconque, si bien qu’on le pensait au mieux muet, au pire légèrement débile. Eté comme hiver, il portait le même pantalon de velours informe vaguement marron, un tricot de laine verdâtre et une casquette noire. Or, ce matin-là, mis à part la casquette, sa tenue était tout autre. Un costume gris foncé à fines rayures, d’un autre âge, certes, mais impeccable, et une chemise blanche légèrement froissée boutonnée jusqu’au cou. Son regard fixé sur moi, il attendait immobile devant la porte. Quand je me suis approchée de lui, il a sorti avec une grande délicatesse un ouvrage du vieux sac militaire qui pendait à son épaule. Il m’a tendu le volume des deux mains, sans rien dire. Une édition originale du Dernier Jour d’un Condamné à Mortde Victor Hugo, dans un excellent état. J’étais tellement surprise que j’ai failli laisser tomber le livre. 50/50, ça va ? C’est tout ce qu’il m’a dit avant de sortir. C’est au bout de sa dixième visite, du dixième ouvrage, toujours aussi rare, toujours aussi impeccable, que j’ai réussi à en savoir un peu plus. Les livres lui venaient de son grand-père, instituteur et communard. Il avait fui la répression pour venir se réfugier dans les collines de l’arrière pays, avec pour tout bien ses éditions originales. Et le père André les vendait pour pouvoir payer les soins de sa femme, au seuil de la mort. J’ai respecté notre accord, lui reversant les 50% qui lui revenaient. Mais il a disparu après la vente du sixième volume. Il n’a plus jamais poussé la porte de ma librairie. Il n’a plus jamais dressé son minuscule étal sur le marché. J’ai eu beau me renseigner, à la mairie, à l’église, au commissariat, personne n’a jamais su ce qu’il était devenu. Sa maison, qui s’apparente plus à une cabane de pierres, était fermée. Les gendarmes ont fracturé la porte, trouvé un intérieur soigneusement rangé, mais aucun indice de l’endroit où le père André avait pu partir. Il y a des années de cela, et j’ai toujours dans mon coffre la somme qui lui est due, bien qu’il soit très certainement mort aujourd’hui. Grâce à lui j’ai développé une clientèle de bibliophiles. Une clientèle internationale. Mon acheteur de Vancouver fait partie du lot du père André.

Des années que ça ne m’était plus arrivé. Peut-être plus depuis mon bref mariage. Un dîner en tête à tête. Avec un homme cultivé, fin et amusant. Le plus étonnant, c’est que j’y ai pris énormément de plaisir. Pourtant, j’y suis allée à reculons. Quand il est entré dans la librairie, en fin d’après-midi, jamais je n’aurais pu deviner qu’il s’agissait de mon acheteur. La soixantaine bronzée, des cheveux blancs retenus par un catogan, une veste de cuir fatiguée sur une chemise blanche sans col, et un blue jean. Quand il me tend la main, je remarque immédiatement les grosses bagues en argent sur trois de ses doigts. Il ne lui manque plus que la boucle d’oreille et un tatouage peace and love pour compléter cette caricature de vieil hyppie. Le personnage ne correspond en aucun point à l’homme lettré avec qui j’échange trois ou quatre e-mails par an. Je suis surprise de ma surprise. Je ne me savais pas si perméable aux clichés. Il est vrai qu’en règle générale, chaque profession, chaque catégorie sociale a son uniforme. Le code vestimentaire est certes bien présent dans la société, mais j’aurais dû être plus sensible aux exceptions. M’attarder sur ceux qui cherchent à brouiller les pistes. Ma tenue personnelle, immuable et définitive, a sans aucun doute occulté mon observation de la fantaisie de celle des autres. 

La première chose que me demande mon bibliophile hyppie est de lui montrer les livres pour lesquels il a traversé une partie de la planète. Dès qu’il s’en saisit, son visage change. Un imperceptible sourire pour accompagner le pur regard d’un enfant. Ses mains légères, aériennes. Comme si elles tenaient un nouveau né. Je suis déçue. Tellement déçue. C’est donc ça, uniquement ça. Un objet précieux. Pas de la littérature. Pas d’illustrations flamboyantes. Un simple objet. Et c’est à cet instant précis que mon collectionneur m’avoue avoir lu quatre traductions différentes du texte en anglais, trois en français, et quelques autres en espagnol et italien. Là, il tient enfin l’original. La matrice du livre qui a transformé sa vie. Je le regarde et ne dis rien. Deux fois qu’il me met face à mes erreurs de jugement. Mais peut-être que quelques semaines plus tôt je n’y aurais prêté aucune attention. Mon indifférence aurait sans aucun doute triomphé. Je dois commencer à remarquer les autres, à défaut de m’y intéresser. C’est ce que je me dis en acceptant de dîner avec lui.

Tard dans la nuit. Une heure de marche pour rentrer chez moi. Il fait froid, le ciel noir profond, mais la lune éclaire parfaitement la route. J’aurais pu prendre un taxi, mais je n’y ai même pas songé. Trop mangé et trop bu. Mon corps réclame cet exercice pour se dépouiller des excès du dîner. Et mon esprit également. Il ne me faut pas plus de quelques minutes pour trouver mon rythme. Ma respiration s’aligne sur mes pas. Mes muscles s’échauffent et se décontractent. Le froid ne m’atteint plus. Je ne suis bientôt plus que tiédeur. Ça sent la nuit. Une odeur satinée. Gris perle et satinée. Le silence haché par des craquements minuscules. Des murmures étouffés dans les buissons et les branches d’arbres. Doux et vivifiant. Je n’ai pas le souvenir d’une longue marche nocturne. Le noir du petit matin n’a rien de comparable à ce noir-là. Les parfums, les bruits, l’épaisseur de l’air, tout est différent. Ça y est. Elle est là. Elle m’envahit après le troisième croisement, la légèreté que j’attendais. Je sens une esquisse de sourire qui s’agrippe à mes joues.

Novembre est passé sans que je ne m’en aperçoive. Partie dans le noir, rentrée dans le noir. Vie éteinte. Même les odeurs se sont assoupies. Novembre ne sent rien. La terre, les arbres, les plantes attendent immobiles le retour de la lumière. L’humidité glacée, insidieuse, se glisse partout. Premiers feux de bois pour retrouver les parfums familiers. Je lis allongée devant la cheminée, jusqu’à l’extinction de la dernière bûche. Jusqu’au dernier craquement de la dernière braise. Noël se rapproche dangereusement. Depuis la mort de Théo, j’ai toujours eu une horreur sacrée de cette fête obligatoire. Noël 1962. Moi, emmurée dans mon silence. Mes parents, verrouillés par leur douleur. Quand je suis descendue de ma chambre à l’aube, à mon heure bleue, je suis restée tétanisée devant l’arbre que mon père et ma mère avaient dressé pendant la nuit. Je l’ai systématiquement détruit avant leur réveil. Toujours sans un mot. Toujours en silence. Mais j’entendais les cris d’excitation de Théo. Ceux du dernier Noël quand il avait découvert ses jouets. Pendant des années ensuite, mes parents m’ont éloignée de la maison fin décembre. Rome. Copenhague. Londres. Barcelone. Les métropoles européennes se sont succédées au fil de mon adolescence. Mon père et ma mère étaient tous deux enfants uniques. Et il ne restait des ascendants que ma grand-mère paternelle. Il y avait des années qu’elle ne reconnaissait plus son fils. Nous pouvions donc échapper à toute contrainte familiale. Imaginer ne serait-ce qu’une seconde la compassion d’oncles, de tantes ou de cousins me donnait des frissons. Au fur et à mesure de ces voyages à travers l’Europe, mon aversion pour Noël est passée de la terreur à la tristesse, puis à l’ennui. J’atteins enfin à l’indifférence. Noël n’est plus qu’un long dimanche comme un autre. Et jamais je ne me suis sentie obligée de décorer la vitrine de ma librairie. 

Mes collectionneurs se sont succédés à un rythme régulier. Un tous les trois jours. En train. En voiture. En avion. Il y en a même un, le Danois, qui est arrivé en moto. Mais quel que soit leur moyen de transport, tous ont été ponctuels. Et tous ont eu ce même regard d’enfant émerveillé quand ils ont tenu les volumes entre leurs mains. Ce regard que je n’avais vu qu’au fond des yeux de Théo, pour son dernier Noël. Peu d’échange avec eux. Pas de dîner comme avec l’homme de Vancouver. Je n’en éprouvais aucune envie, et eux non plus. Je sais que je n’en verrai plus jamais aucun. Même pas l’homme de Vancouver. Et je n’aurai plus jamais aucun échange avec eux. Ils ont obtenu grâce à moi, et surtout grâce à la vieille  comtesse, leur trésor. Le rêve de toute leur vie. Que vont-ils devenir maintenant. C’est ce que je me demande en regardant mourir le feu. Passé ce plaisir pur de toucher le Graal. Quoi, après ça. Les jours vont leur paraître fades. Plus de quête. Plus d’attente. Plus d’espoir. Le vide après leur rêve concrétisé. Et moi, c’est quoi mon rêve. Qu’est-ce qui me fait me lever tous les matins. Rien. Je n’ai jamais rien attendu. Rien espéré. Rien voulu. Rien désiré. Rien. J’ai traversé toutes ces années en passager clandestin. Peut-être était-ce ça mon rêve. Cette mort au monde qui me convient parfaitement bien. Mon chagrin est si vieux que je ne pourrais plus exister sans lui. Mes larmes se sont taries à tout jamais en même temps que mes mots quand Théo n’a pu toucher le ciel. Plus rien jamais n’a fait naître le moindre sanglot au fond de moi. Pas même la mort de mes parents. L’un après l’autre. L’un avec l’autre. Presque vingt ans maintenant. Eux, le chagrin les a anéantis. S’il n’a pas réussi à m’abattre totalement, je le sais tapi quelque part. Pesant. Puissant. Aussi fort que moi, mais pas plus fort que moi.

Trois flocons de neige au moment où j’arrive aux Nomades ce matin. Trois flocons de neige incongrus. Timide démonstration de force de l’hiver. Il fait très froid depuis quelques jours. Mais toujours ce bleu du ciel profond et immuable. Un soleil bas, généreux mais trop paresseux pour réchauffer. Un vent sec et persistant qui fait la chasse au moindre nuage. Encore un Noël sans neige cette année. Leitmotiv des conversations de comptoir et de trottoir. Encore un Noël sans neige. Mais quand a-t-il neigé à Noël ici. Je n’en ai aucun souvenir. Ou peut-être était-ce pendant nos zigzags à travers l’Europe. Là, il y en avait, de la neige. Et ici aussi, maintenant. Quand je sors du café, des flocons lourds, serrés, tombent sans faire de bruit. Les gens s’arrêtent, lèvent le visage, incrédules. Et poursuivent prudemment leur chemin sur la chaussée blanche en souriant. Je soupire en ouvrant la librairie. Noël auquel je ne pensais plus est vraiment là. Un immense sentiment d’ennui s’abat sur moi. Toute cette joie obligée m’épuise par avance. Je prends ma décision sans même y penser. Je vais fermer pendant une semaine. Et m’enfermer chez moi avec ma pile de livres. J’ai assez de bois, de vin et de musique pour passer huit jours fort agréables. Si jamais il continue à neiger, le silence n’en sera que plus épais. Plus parfait. Et mes promenades matinales, indispensables désormais, un délice ouaté. Je retrouve instantanément mon sourire intérieur, et la journée reprend son rythme habituel. Avec juste un peu plus de clients, de ceux qui ne fréquentent jamais ma boutique. Mais Noël oblige, encore une fois. Un livre, cadeau idéal. Au bout de deux heures, excédée, j’accroche une pancarte sur la porte. Je ne vends pas le best seller que tout le monde s’arrache. Tout le monde, c’est à dire personne. Ceux qui ne lisent jamais. Ceux qui s’abreuvent à leur télévision. C’est là qu’ils ont entendu parler “du” livre. Ils le veulent. Tout le monde le veut. Pour être comme tout le monde. Pour faire comme tout le monde. Ma fierté et mon indépendance me permettent de refuser de le mettre sur mes étagères. J’ai droit à quelques remarques acerbes que je chasse d’une oreille distraite. L’indigence intellectuelle de mes contemporains n’en finit pas de me fasciner. Ma lecture assidue de la presse m’en fournit pourtant une preuve flagrante tous les matins. Si le désir d’enfants ne m’a jamais atteinte, je suis chaque jour soulagée de ne laisser aucune descendance dans ce monde qui part joyeusement à vau-l’eau. De temps à autre pourtant, j’ai la nostalgie de ce que je n’ai jamais connu. Deux ou trois enfants avec moi. Autour de moi. Leurs rires. Leurs cris. Leurs colères. Leurs disputes. Leurs chagrins. Et moi pour chanter avec eux. Les consoler. Les gronder tendrement. Je sais les livres que je leur aurais lus. Les musiques que je leur aurais fait écouter. Avant qu’eux m’apportent d’autres mots. D’autres sons. Je n’aurais sans doute pas été une mère parfaite. Mais une mère attentive certainement. J’efface vite cette furtive vision d’un monde que je ne regrette pas en évoquant la mienne, de mère. Ses yeux sans plus le moindre éclat après Théo. Ses lèvres qui ne souriaient plus. Ses cheveux devenus blancs en une nuit. Et sa froideur quand elle s’approchait de moi. Cette froideur qui m’envahissait totalement. Me glaçait entièrement dès qu’elle me regardait. Elle la combattait comme elle le pouvait. Mal. Une ébauche de geste qui n’aboutissait jamais. Une voix qui ne réussissait pas à s’adoucir. Jusqu’à sa mort elle m’a tenue pour responsable de la chute de Théo. Jamais je ne lui en ai voulu. Jamais. Sans doute éprouvai-je la même chose qu’elle. Ce sentiment diffus d’avoir tué mon petit frère. Mon père a mis des années à m’en dissuader. Par un surcroît de tendresse. D’affection profonde. Mais plus une seule fois je ne suis allée me réfugier dans leur lit pendant une nuit d’orage. 

La neige n’en finit plus de tomber, transformant le paysage en un petit morceau de grand nord. Le crissement des pas dans la couche inviolée. Je fais des détours pour ne marcher que sur des sentiers vierges. Ecouter ce bruissement, fragile comme un souvenir d’enfance. Les flocons se posent en douceur sur les oliviers et les cyprès. Les transforment en autant d’improbables arbres de Noël. Je n’entends plus que le silence, et mes pieds qui font crépiter le sol. La sensation d’être seule sur une terre inconnue. L’air est étonnamment léger, presque artificiel. Je marche lentement, attentive à ne perturber en rien la campagne endormie. Les ardents rayons de lune recouvrent la neige de bleu. L’impression diffuse d’avancer dans une illustration de livre d’enfants. Quand j’atteins enfin la maison, elle semble elle aussi surgie d’un conte. Irréelle dans toute cette blancheur bleutée. Je reste longtemps dehors, immobile sous la caresse des flocons. La tête vide de toute pensée. Pure sensation de ce qui doit s’approcher au plus près d’un bonheur tranquille. Sentiment de paix absolue. Je ne me souvenais pas que la neige pouvait procurer ça. Mais je ne me souviens pas de la neige. J’ai l’envie soudaine d’un grand feu de bois. Entendre le crépitement des bûches. En écho à celui de mes pas sur le sol blanc. 

Le lendemain matin, je me précipite à la fenêtre bien avant le lever du jour. Mes heures de sommeil ont été brèves. L’épaisseur inhabituelle du silence alentour a fait chanter la maison sur un mode inconnu. Les craquements, chuintements, sifflements qui en assurent le fond sonore résonnaient différemment. Plus graves. Plus ronds. Plus lourds. Les vibrations de la bâtisse m’étaient étrangères. Je sais la vie de la maison sous la pluie, sous les différentes violences du vent, sous la chaleur écrasante de l’été, sous l’air sec et glacial de l’hiver. Mais je ne la savais pas sous la neige. Je l’ai écoutée réagir pendant longtemps, la laissant m’envahir, devenir familière et amicale, jusqu’au bercement final pour sombrer dans un sommeil court mais profond. Quand j’ouvre les volets, plus un flocon ne tombe. Mais le jardin, les arbres, le petit bois sur la colline disparaissent sous une couche claire immaculée. C’est d’une formidable beauté.

Encore le crissement des pas dans la neige vierge. Ce bruit minuscule m’accompagne jusqu’aux Nomades, pour la dernière fois avant huit jours. Mes promenades matinales seront autres. La ville entière semble endormie. Je n’ai rencontré personne sur mon chemin, pas même Barbe Blanche et son chien. Certainement tous deux encore endormis, trompés par le silence inhabituel. Quand j’entre au café, je suis la seule cliente. Antoine m’accueille avec un sourire d’enfant au fond des yeux. La neige va continuer à tomber toute la semaine, c’est ce qu’il me dit en m’apportant ma tasse et mon verre d’eau. On n’a pas vu ça de mémoire de météorologue, c’est en première page du journal. Ce sera enfin un Noël blanc, alors. Il hoche la tête pendant que je me plonge dans la lecture du quotidien. Noël, blanc ou pas, ne semble pas arrêter le cours des choses. Le même lot de guerres, de massacres, de famines, d’explosions, d’assassinats, de combats économiques que les autres matins. Rien de nouveau. Sauf la neige sur notre ville. Ce sera sans aucun doute le seul sujet de conversation pendant quelques semaines. Il est grand temps que je m’enferme chez moi.

Une journée épuisante à vendre des livres, beaucoup de livres, à des clients inconnus qui achètent sans discernement. Un cadeau pour faire un cadeau, parce qu’à Noël on fait des cadeaux. Quand je n’ai pas ce qu’on me demande, on prend n’importe quoi, pour avoir quelque chose à offrir. N’importe quoi pour n’importe qui. Un conte d’Andersen pour la grand-mère. Un traité d’astrophysique pour le petit dernier. N’importe quoi pour n’importe qui, mais quelque chose. A cinq heures, éreintée et furieuse, je baisse le store, je ferme la librairie et je rentre chez moi. Enfin. La marche sous les flocons denses et lourds m’apaise immédiatement. Me fait oublier l’hystérie ambiante. J’avance lentement, essayant de deviner le parfum de la neige. C’est si ténu. Léger, pratiquement imperceptible. La pluie offre une odeur forte, prégnante, même l’hiver quand il n’y a plus de fleurs. Reste la terre qui l’absorbe et la rejette avec la même intensité. Mais là, c’est indécelable. Je la sais toute proche, cette trace, mais je suis incapable de la comparer à quoi que ce soit que je connaisse. Elle m’échappe. Peut-être demain, à l’aube. Pour l’heure m’attend le parfum du feu de bois dans la cheminée. Promesse chaleureuse.

Calée dans mon vieux fauteuil, les pieds sur la table basse, à regarder les flammes bleutées grignoter les bûches, je sens que je me transforme en cliché. Mais un cliché confortable. Douillet. Rassurant. Un cliché tellement éloigné de la dinde trop cuite et d’une famille qui confond tapage et convivialité. Mais un cliché. Ce sera ma façon de ne pas fêter Noël. Je ferme les yeux pour mieux écouter le pétillement du bois. J’ai dû m’assoupir parce que je me réveille en sursaut quand la sonnette de la porte d’entrée retentit dans toute la maison. Un coup d’œil à la pendule. Minuit. En me dirigeant vers le hall, je réalise qu’on est le 24 décembre. Minuit le 24 décembre. Il y a des années que je n’ai pas entendu le carillon. Même le facteur frappe s’il a un recommandé à me faire signer, ce qui ne doit arriver qu’une ou deux fois par an. Qui peut s’amuser, ce jour précis, à cette heure précise, par ce froid blanc, à sonner chez moi. Je suis plus énervée qu’inquiète en ouvrant brutalement la porte. Puis surprise. Personne. Pas de traces de pas sur les marches ni dans l’allée. Déjà recouvertes par la neige épaisse. Rien. Sauf une boîte blanche sur le seuil. Une boîte blanche percée de trous, et entourée d’un gros ruban rouge. Quand je me baisse par la prendre, la boîte remue. Un minuscule gémissement s’échappe des trous. Perplexe, j’hésite quelques secondes avant de défaire le nœud du ruban, et de soulever délicatement le couvercle.

Il recule dans un coin de la boîte jusqu’à n’être plus qu’une minuscule boule. Il est tellement apeuré qu’il en tremble. Il me regarde et arrête de gémir quand je le prends et le coince dans mes bras. Je l’amène immédiatement près du feu, où je m’assois. Mais quand j’essaie de le poser par terre, le petit chien refuse de me quitter, et se love dans mon cou. C’est un chiot au pelage clair, tout lisse. Des yeux ronds et noirs, qu’il a du mal à garder ouverts, blotti contre moi. Un bébé labrador. Je reste là une éternité, avec cette petite boule de vie qui me tient chaud. Il s’est endormi pendant que je le caresse, et vagit de temps à autre, agité par un spasme. Il rêve. A quoi rêve un chiot. C’est tout ce qu’il me vient à l’esprit. Une heure. Une heure de vide. De chaleur. D’immobilité tranquille. Puis les questions se pressent toutes en même temps. Qui. Pourquoi. Qu’est-ce que je vais faire de cette bête. Qui. Pourquoi. Les mêmes questions qu’après l’avis de décès. Je pose délicatement le chiot au creux de mon fauteuil, attentive à ne pas le réveiller. Il geint mais n’ouvre pas les yeux, roulé sur lui-même. Je vais chercher la boîte laissée devant la porte. Mais j’ai beau fouiller dans la paille qui recouvre le fond, je ne trouve rien. Pas un mot. Pas un objet. Aucun indice susceptible de me fournir une piste. Qui peut bien, le soir de Noël à minuit, déposer un chiot devant ma porte. Pour l’instant, la vraie question est qu’est-ce que je vais en faire. Pour cette fin de nuit, je vais le garder ici. Devant le fauteuil, je le regarde, désemparée. Il est si petit. Si désarmé. Après quelques minutes d’hésitation, je le prends, l’emporte dans ma chambre et je le pose au bout du lit. Dès que je suis allongée, il avance sur la couette et vient se nicher au creux de mon épaule. Je m’endors sans oser bouger.

Cinq heures du matin. Des chatouilles dans mon cou. Puis des pincements au lobe de l’oreille qui me réveillent. Le chiot me mordille. Il doit avoir faim. Envie de faire ses besoins. Je saute du lit et l’emporte dans la cuisine. J’étends une serpillière sur le carrelage et le pose dessus. Je trouve un fond de lait dans le réfrigérateur que je verse dans une assiette à soupe. Le chiot s’approche et renifle l’assiette quand je la mets devant lui. Il renifle. Me regarde. Renifle à nouveau. Me regarde encore. Mais il ne boit pas. Il s’assoit, lève la tête vers moi. Il attend. Qu’est-ce que ça mange un chiot. Jamais je n’ai eu d’animaux. Ni chat. Ni chien. Ni hamster. Ni oiseau. Pas même un poisson rouge. Théo voulait un chien. Désespérément. Mes parents allaient céder quand. Mais moi, jamais je n’ai désiré un animal. Encore moins après Théo. Comme si je le remplaçais. Impensable. Mais maintenant, le 25 décembre à cinq heures du matin, j’ai un chiot dans ma cuisine. Un chiot qui attend que je le nourrisse. J’émiette des gâteaux secs dans le lait, et je pousse l’assiette devant lui. Mange. C’est bon. Vas-y. Je lui caresse doucement la tête et je me redresse d’un coup. Je suis en train de parler à un chien. Je parle à un chien. Je sors brusquement de la cuisine, ferme la porte derrière moi, et retourne me coucher en asseyant de ne pas entendre ses gémissements. Après avoir tourné pendant une heure dans mon lit sans réussir à me rendormir, je finis par me lever. J’ouvre les volets et je reste là, toujours ébahie devant le paysage enseveli sous une épaisse couche de neige. Je reste là un moment, à profiter du spectacle. Avant de descendre dans la cuisine. L’assiette est vide. La serpillière mouillée. Et le chiot endormi contre la cuisinière. Qu’est-ce que je vais faire de lui. C’est ce que je me demande, pour lutter contre mon attendrissement naissant.

Barbe Blanche. Barbe Blanche et son chien à barbe blanche. Chaque matin je les croise. Chaque matin un sourire un peu plus large pour me saluer. Un geste de la main depuis quelques jours. Barbe Blanche qui fait tellement corps avec son animal. Voilà la solution. Mais c’est le jour de Noël. Déjà hier je ne l’ai pas vu. J’ai mis ça sur le compte de la neige. Du silence. De toute façon, j’ai besoin de marcher. Et tout ce blanc m’attire. J’enveloppe le chiot à moitié endormi dans une vieille couverture, et je pars en le portant dans mes bras. Il est trop jeune pour parcourir des kilomètres sur ses petites pattes. Je coupe par le bois derrière la maison. Le jour se lève à peine et le calme est absolu au milieu des arbres. Les troncs sont d’un noir impressionnant sur le sol éclatant. Par ci par là, je remarque de minuscules traces dans la neige. Un oiseau. Un mulot. Peut-être un écureuil. Je n’en ai aperçu que deux fois. Plus exactement l’étincelle flamboyante d’une fourrure disparaissant sous les feuilles. Quand j’atteins les premières maisons du village, le temps semble s’être arrêté. Pas un bruit. Pas un volet ouvert. Pas un enfant dehors. Pas même un chien, précisément. Le sentiment soudain de me trouver dans un village abandonné. Ou plutôt endormi. Sous un charme. Je passe devant la maison de Barbe Blanche. Egalement fermée. Egalement silencieuse. Pas de voiture garée devant, comme à l’habitude. Noël, bien sûr. Il doit avoir de la famille. Des enfants. Des petits enfants à qui il a rendu visite. Je cale le chiot dans mon coude et je reprends ma marche.

Toute la semaine, j’ai essayé de le laisser dormir dans la cuisine. En vain. Pourtant, je lui ai confectionné une couche confortable avec des coussins et une couverture. La serpillière non loin. Mais dès que je fermais la porte, il se mettait à pousser des gémissements déchirants. Qui me déchiraient, tout du moins. Après nos balades dans la neige, qu’il passait enfermé dans mon anorak, la tête et les oreilles dehors pour mieux sentir et écouter, il dormait tout l’après-midi devant le feu, au fond de mon fauteuil. J’ai dû m’avancer un autre fauteuil pour lire devant la cheminée. Et les nuits, il les a toutes passées sur mon lit, dans mon cou. J’ai résisté pendant quatre jours. Et j’ai su que j’avais capitulé quand je lui ai donné un nom. Plus jamais je ne pourrai me séparer de Nitak. 

Nitak. Ce chiot m’est tombé du ciel, le soir de Noël. Pas de traces de pneus dans la neige, ni de traces de pas. Comme s’il était descendu d’une étoile pour se poser devant ma porte. C’est ce que j’ai pensé. Alors, j’ai compulsé un atlas d’astronomie pour lui donner un nom. Orion est la constellation la plus visible dans le ciel nocturne à cette période de l’année. Plusieurs nébuleuses l’accompagnent, dont une s’appelle Alnitak. J’ai regardé le chiot enroulé au fond du fauteuil, agité de rêves. Nitak lui va bien, c’est ce que j’ai pensé. Et j’ai su à l’instant précis où j’ai prononcé son nom à haute voix que j’étais perdue. Désormais, le bébé labrador m’appartient pleinement. Jamais je ne pourrai le donner, comme j’en avais l’intention. Pas même à Barbe Blanche.

Pourtant, dès le lendemain, je me suis remise en chasse de Barbe Blanche, dont j’avais aperçu la voiture devant chez lui pendant ma marche du soir. Cette fois-ci, je me suis arrêtée quand il m’a saluée. Son chien s’est mis à sauter tout autour de moi pour tenter de renifler Nitak coincé dans mon anorak. Barbe Blanche s’est approché et a caressé le chiot entre les oreilles. Cadeau de Noël. C’est ce qu’il m’a demandé en souriant. J’ai hésité deux secondes avant de lui répondre. En quelque sorte. Il ne s’est plus occupé de moi, seulement de Nitak qu’il a tiré délicatement hors de mon anorak. Il s’est mis à lui parler, le caresser partout, et quand Nitak lui a léché le menton, je me suis forcée pour ne pas lui arracher mon chien des mains. Mon chien. C’est exactement ce que j’ai pensé. Et ressenti. Je suis restée statufiée, à regarder fixement Barbe Blanche et Nitak. Cinq jours que ce bébé chien est arrivé je ne sais comment devant ma porte. Cinq jours. Et je réagis comme ça. J’ai brusquement demandé où je pouvais trouver un bon vétérinaire pour faire examiner le chiot. Dès que j’ai eu ma réponse, j’ai repris Nitak et je suis repartie à grandes foulées dans la neige.

D’abord la réserve. Ça n’a pas duré plus de quatre minutes avant que je ne le retrouve sous la table centrale de la librairie. Ensuite derrière l’étagère du fond. Deux minutes après il était sous la table centrale. Alors j’ai posé le coussin à mes pieds, à côté du bureau. Là, il n’a même pas essayé de faire semblant. Il est parti immédiatement se réfugier sous la table centrale. Depuis un mois, Nitak a fait sa niche sous la table centrale de la librairie. Pour la plus grande joie de mes clients. Au début, dès que quelqu’un entrait, il poussait ce qui peut se rapprocher le plus d’un aboiement. Surpris, mes lecteurs, habitués au silence de ma boutique, me regardaient, intrigués. Puis ils se penchaient, et commençaient à caresser Nitak, qui frétillait d’aise. Maintenant, il ne se manifeste plus du tout, mais tout le monde s’occupe de lui avant de consulter les ouvrages. Et chacun y va de son mot sur les chiots, les labradors, le comportement de tel ou tel chien, la façon de les dresser, de les alimenter. C’est sans fin. J’ai l’impression que chaque habitant de la ville possède ou a possédé un chien. Et je me surprends de plus en plus à apprécier ces petits propos insouciants. J’arrive encore, cependant, à rediriger la conversation vers la littérature. Est-ce la même chose avec les enfants. Je me demande au fil des jours si les relations sociales se nouent aussi facilement avec un enfant qu’avec un chien. Certainement plus profondément, mais ça, je ne le saurai jamais.

Aux Nomades également, l’arrivée de Nitak a perturbé le calme des petits matins. Dès le premier jour. Dès l’instant où je l’ai sorti de mon sac à dos pour le poser par terre. Il a couru de table en table, remuant, joyeux. Une caresse par-ci. Une caresse par-là. Antoine m’a regardée sans rien dire. Sans rien dire, mais un sourcil levé en signe d’étonnement amusé. J’ai haussé les épaules et regagné mon coin habituel. Une fois le tour de la salle achevé, Nitak m’a rejoint et s’est couché à mes pieds. Il s’est aussitôt endormi. L’air vif de l’aube naissante avait eu un effet immédiat sur lui, comme après chaque longue promenade. J’ai, dès le cinquième jour de son arrivée chez moi, institué l’usage du sac à dos. Ce chiot est encore trop jeune pour marcher pendant des heures. Surtout dans la neige persistante sur la campagne alentour. Et il était hors de question pour moi de me priver de mes balades quotidiennes. Ou de le laisser seul hurler dans la maison. Après l’avoir porté dans mon anorak plusieurs jours durant, le sac à dos s’est imposé comme une évidence. Dès que je l’ai fourré à l’intérieur, Nitak a trouvé sa position idéale. La tête sortie, posée entre ses deux pattes antérieures. En cas de bourrasque, je le sentais se blottir au fond du sac, puis émerger prudemment quand le vacarme du vent semblait s’apaiser. De temps à autre, un jappement, ou un coup de langue dans mon cou. Et toujours la même agitation à l’approche de la maison de Barbe Blanche. Nitak est devenu très vite copain avec Loustic, le chien d’Edouard Bataille. Grâce à lui, Barbe Blanche a un nom. Et maintenant, comme un rituel, je m’arrête chaque matin devant la maison. Je sors Nitak du sac, et il file se jeter dans les pattes du vieux chien blanc. Cinq minutes. Je lui laisse cinq minutes que je passe à bavarder avec Edouard Bataille. Les premiers jours, j’étais furieuse contre mon chien, de m’obliger à cet échange. La pluie, le beau temps, la santé de Nitak ont été les sujets de conversation évidents au tout début. Puis insidieusement, plus personnels. Edouard Bataille semble apprécier autant que moi sa solitude. La sienne, involontaire, et douloureuse à la mort de sa femme. Ses enfants éparpillés à travers le monde. Mais il a son chien, et son jardin. Quand il parle de ses fleurs et de ses arbres, sa voix change. Plus douce et plus excitée à la fois. Il parle de la vie, celle qu’il crée à partir d’une graine dans le sol. Celle qu’il ne verra pas s’épanouir. Celle qui le comble. Je sursaute le matin où il me dit l’odeur de la terre mouillée. Cette odeur première. Ce sont les mots qu’il emploie. Mes mots. Depuis, j’attends chaque matin notre rencontre avec presque autant d’impatience que Nitak.

La neige a fondu en quelques heures, vaincue par une chaleur aussi soudaine qu’inattendue. La nature, étouffée pendant plusieurs jours, éclate de partout. Comme si le printemps attendait calmement son moment, tapi sous l’épaisseur blanche. Les parfums sont vifs, puissants. Nitak, qui trottine désormais à mes côtés, ne sait plus où donner de la truffe. Il court dans tous les sens, aboie, jappe, renifle, tire la langue, court encore. Et s’écroule sous ma chaise dès qu’on entre aux Nomades. Les bribes de conversations glanées aux tables d’à côté me font comprendre que les gens hésitent entre bonheur envolé et bonheur retrouvé. Le long épisode neigeux, tellement inhabituel dans la région, a créé une ambiance autre dans la ville. Les passants se sont mis à se sourire, à échanger un mot. Les voisins se sont entraidés, déblayant leurs voitures à tour de rôle, allant frapper à la porte de la vieille dame seule pour voir si tout allait bien, si elle n’avait besoin de rien. Tout le monde sent que ce lien ténu va s’évanouir aussi soudainement qu’il est apparu. Et tout le monde semble le regretter, sans même imaginer qu’il ne tient qu’à eux de le maintenir. Mais le soleil est revenu réchauffer l’atmosphère. La douceur est là, avec ses promesses d’escapades à la campagne, et bientôt à la mer. La ville reprend ses habitudes, et moi les miennes. Café, verre d’eau, et journal. Rubrique nécrologique en dernier. Avec désormais chaque matin ce léger frémissement. Mais je continue à hésiter entre soulagement et déception. Rien depuis l’annonce de ma mort. Plus rien. Sauf Nitak, sorti de nulle part. Pourtant je réalise que ma vie a imperceptiblement changé depuis cette annonce. J’ai imperceptiblement changé. On m’a fait imperceptiblement changer. On, mais qui. Je n’ai toujours pas trouvé le moindre début de réponse à cette question qui m’obsède. Cette annonce m’a obligée à me retourner sur moi-même, Nitak m’a entraînée vers les autres. Est-ce la même personne qui en est à l’origine. Et pourquoi. Toujours les mêmes interrogations. Toujours sans réponse aucune. Il faudra bien que je trouve un moyen pour découvrir le but de tout ça. Pourtant, je ne me sens étrangement ni en danger, ni surveillée. L’effet violemment négatif de l’annonce de ma mort a été contrebalancé par le cadeau du chiot. Si toutefois la source en est la même. Je n’en ai aucune preuve, juste une conviction profonde. Peut-être devrais-je prendre le problème à l’envers. Non pas qui, mais pourquoi. Que veut-on de moi. Que cherche-t-on en annonçant ma mort et en m’offrant un chien. Ça n’a aucun sens. Tout du moins, je n’en vois aucun pour l’instant. Si je fais un bilan rapide de ma vie jusqu’à ce jour, je ne vois pas qui pourrait être intéressé de quelque manière par ce que je possède. Ma maison, et ma voiture. La maison aurait besoin de plusieurs milliers d’euros pour être totalement remise en état, et ma voiture aura bientôt dix ans. Quant à ma boutique, les murs ne m’en appartiennent pas. Je la loue depuis toujours. Je n’ai pas d’employé, et mon commerce me permet de vivre certes très bien, mais personne ne pourrait me qualifier de riche. Donc l’argent ne paraît pas être le motif de celui ou de celle qui me manipule. Et ma vie privée est un véritable désert. Voulu, assumé, mais un désert. D’un côté comme de l’autre, je n’arrive pas à déceler le moindre intérêt pour quiconque à se jouer ainsi de moi. Pourtant, il faut que je trouve rapidement un début de piste, si je veux reprendre en toute tranquillité le cours de ma vie. Je ne peux plus me permettre de guetter ainsi, jour après jour, un nouveau signe dans les petites annonces.

Le chemin n’en finit pas de grimper à l’assaut de la colline. Le soleil a du mal à percer le feuillage épais des chênes. Pourtant, la chaleur reste sensible, et Nitak laisse pendre une langue désolée. Je m’arrête pour reprendre mon souffle, et m’assois contre un arbre. Nitak se couche immédiatement à mes côtés, attendant que je lui verse à boire. Une écuelle pour lui, le reste de la bouteille d’eau pour moi. J’aperçois la vallée en contrebas, au travers d’une trouée dans les arbres. Et la ville, posée un peu plus loin. Je réalise alors que je gravis cette colline pour la première fois de ma vie. Moi qui pensais connaître toutes les routes, tous les bois, tous les monts et tous les sentiers du pays, jamais je n’étais venue ici. Je pensais également connaître tous les habitants de la région, mais jamais jusqu’à la semaine dernière je n’avais vu ni même entendu parler de la personne que je vais rencontrer au bout du chemin. Il m’a fallu des semaines pour la trouver. Et apparemment, il me faudra encore une bonne heure de marche avant de la voir. Je caresse mon chien qui souffle à mes côtés. C’est lui qui m’a amenée sur cette colline.

Je désespérais de trouver un début de réponse à mes questions quand il a fallu faire les vaccins de Nitak. Après l’avoir examiné et piqué comme il se doit, le vétérinaire m’a demandé son pedigree, en m’assurant que mon labrador était de pure race. Il voulait connaître sa lignée, et m’a pressée de lui dire dans quel élevage je l’avais acheté. Quelques secondes de réflexion, et je lui ai raconté mon étrange nuit de Noël. Avant qu’il ne réagisse, je lui ai enjoint de me donner le nom de tous les élevages de la région, ainsi que celui des propriétaires de labradors de pure race. S’il ne m’avait pas aussi bien connue, le vétérinaire, qui est également un de mes clients réguliers, n’aurait jamais accédé à ma demande. C’est très étrange ce qu’il vous arrive. Sa remarque faisait certainement allusion à l’annonce de ma mort, puisque que comme tout le monde en ville, il devait lire chaque jour la rubrique nécrologique. Il a proposé de se renseigner auprès de ses confrères dans le pays pour pouvoir me fournir une liste quasi exhaustive des élevages et des propriétaires. Une semaine plus tard, il est entré dans ma boutique, une enveloppe à la main.

Alors a commencé une longue et fastidieuse plongée dans le monde canin. De chenil en vétérinaire puis en possesseur de labradors, j’ai raconté mon histoire. Légèrement modifiée toutefois, pour ne perturber personne, et empêcher les questionnements. Le jour de Noël, attirée par des gémissements dans les bois derrière chez moi, j’ai découvert un bébé labrador. Depuis, j’en cherche le maître. C’est la version officielle que j’ai donnée à tout le monde. Mais coup de téléphone après coup de téléphone, je me suis heurtée au même étonnement. Comment un chiot nouveau né avait-il pu s’échapper. Pourquoi quelqu’un l’aurait-il abandonné. Et dans un tel cas, mes interlocuteurs me faisaient tous remarquer que si je tombais sur le monstre qui avait agi ainsi, il ne me l’avouerait certainement pas. Le dernier numéro de ma liste. Le dernier appel. Le dernier espoir qui s’échappe.

J’étais totalement découragée. Me restaient mes balades du matin et du soir, avec Nitak qui gambadait à mes côtés. Chaque matin, un soleil jeune faisait trembler la transparence de l’air. La terre, repue de toute la neige des semaines précédentes, exhalait des parfums inconnus, puissants. Un kilomètre en pleine nature, et mes angoisses s’évanouissaient. Chaque matin, Edouard Bataille m’attendait devant chez lui. J’appréciais de plus en plus ces éclats d’intimité volés à nos solitudes. Pourtant, je ne m’autorisais pas plus de cinq minutes avec lui. Chaque matin, mon chien s’écroulait sous ma table dès notre arrivée aux Nomades, pendant que je sacrifiais au rituel du café et du journal. Et un matin, l’idée m’a frappée. Pourquoi ne pas provoquer celui ou celle qui me provoquait. Pourquoi ne pas passer une annonce. Trouvé chiot labrador poil clair nuit de Noël. Suivait le numéro de téléphone de la librairie. C’est tout ce que j’ai dicté au journal. Et j’ai attendu. Deux jours. Cinq jours. Huit jours. Le neuvième jour, l’annonce était brève, mais très visible dans un encadré noir. Chiot labrador trouvé. Et un numéro de cellulaire.

La voix au téléphone était étrange. Autoritaire et feutrée. Une voix d’homme mûr peu habitué à parler, mais habitué à se faire obéir. Mon interlocuteur m’a immédiatement interrompue à peine avais-je évoqué l’annonce. Une adresse, une date, une heure. Le rendez-vous imposé était lapidaire et expéditif. Sans attendre ma réponse, il avait raccroché.

Il m’a fallu trois jours de recherches sur internet puis sur des cartes d’état major pour situer avec exactitude le lieu qui m’avait été indiqué. Compte tenu de l’isolement et du terrain très accidenté pour y accéder, je me suis mise en route avec une large marge de temps pour éviter tout retard. La marche, quoique forcée de temps en temps, avec des dénivelés abrupts et un sentier rocailleux encombré de buissons, est allégée par l’exceptionnel limpidité de l’air. La terre exhale une odeur de noisette et de poivre, et le soleil parsème le sol de traces d’or à travers les feuilles des arbres. Un silence palpable engloutit la colline pour mieux la protéger du monde. Arrivé au sommet, Nitak s’arrête brusquement de gambader. Il reste devant moi immobile, attentif, la tête dressée vers l’ouest. Je m’accroupis à ses côtés, lui gratte le dos et regarde ce qui l’a stoppé. A quelques dizaines de mètres en contrebas, une clairière a été artificiellement dégagée au milieu des pins. D’une maison en bois, basse et longue, posée sur le terrain nu, s’élève par une cheminée latérale une maigre fumée blanche. Pas âme qui vivre alentour, semble-t-il. Ce n’est qu’après plusieurs minutes d’observation que je remarque l’enclos à la lisière des arbres. A l’intérieur, je compte six chiens au pelage clair. Clair comme celui de Nitak. Sans aucun doute, des labradors. Ce n’est qu’à notre approche qu’ils commencent à aboyer.

L’homme qui surgit de la maison est grand, décharné dans son jean avachi et sa chemise aux manches retroussées sur des bras noueux. De longs cheveux gris encadrent les joues mal rasées d’un visage anguleux. Sans un mot, il s’approche et se baisse devant Nitak. Il le palpe avec minutie, lui retrousse les babines pour regarder ses dents, puis se redresse et me fixe de ses yeux noirs intenses. C’est bien lui. La tache brune sur le crâne près de l’oreille gauche. Il est en pleine santé. Vous prenez bien soin de lui. Et il retourne vers la maison avec un vague signe de la main qui semble une invitation à le suivre.

L’intérieur de la maison est à l’image de son propriétaire. Sombre, austère, renfermant le strict nécessaire. Un fauteuil fatigué devant la cheminée où brûlent quelques bûches. Une table entourée de trois chaises. Une radio posée sur un meuble bas. Pas de télévision. Pas de chaîne stéréo. Pas d’ordinateur. Tout du moins, pas dans cette pièce. Mais ce qui m’attire immédiatement, incongru au milieu de ce dépouillement, c’est le mur du fond tapissé de livres, du sol au plafond. Il y en a plusieurs centaines. Des traités philosophiques, des essais scientifiques. Sur les étagères du fond, le meilleur de la littérature mondiale.

L’homme surgit tout à coup près de moi, et me tend une tasse. Du thé. Vous devez être déshydratée après cette montée. Il reste là, immobile, pendant que je continue à examiner sa bibliothèque. Où vous procurez-vous vos ouvrages ? Je ne vous ai jamais vu dans ma librairie. Un long silence avant qu’il ne lâche sa réponse, cinglante. Vous ne m’y verrez jamais. Je ne vais pas en ville. Je déteste la foule. Je commande mes livres, et on me les envoie.  

Je bois mon thé assise devant le feu, Nitak couché dans mes jambes. L’homme remet une bûche, puis s’assoit contre le manteau de la cheminée et me regarde. Longtemps, nous parlons littérature. C’est un lecteur curieux, exigeant, critique. Amoureux des phrases et des mots, même si les siens sont jetés avec parcimonie. Retenus jusqu’à la dernière seconde. Mais ses mots sont choisis avec un soin extrême, comme s’il cherchait à tout instant à dire sa pensée exacte. La parole d’un vrai solitaire. Le silence s’installe peu à peu, uniquement troublé par le crépitement du bois qui se consume. J’attends qu’il me parle de Nitak. J’attends qu’il me dise pourquoi. J’attends. 

Redescendre la colline s’avère plus délicat que de la monter. Les pierres roulent sous mes pas et je trébuche à plusieurs reprises, me retenant aux branches des arbres. Le soleil, bas sur l’horizon, n’arrive plus à pénétrer au travers des feuilles. L’air s’est soudain refroidi, et j’accélère le pas malgré les embûches que je devine plus que je ne les vois, pour rejoindre la vallée avant la nuit.

Tout en dévalant la pente abrupte, je repense à l’étrange conversation que j’ai eue avec l’homme aux labradors. Il a dû s’écouler vingt minutes avant qu’il ne prenne la parole. Vingt longues minutes d’un silence épais. Un silence rempli des questions que je retenais à grand peine. Mais quelque chose dans l’attitude de l’homme assis en face de moi m’empêchait de les poser. Je savais qu’alors il se fermerait. Définitivement. Et j’avais éperdument besoin de réponses. C’est le dos tourné pour arranger le feu qu’il a commencé à raconter son aventure. Parce que c’était son aventure, et non la mienne. J’ai compris alors qu’il avait autant de questions que moi. Et que c’était la seule raison pour laquelle il m’avait convoquée.

Début décembre, j’ai reçu les livres que j’avais commandés. Mais il y en avait un en plus. Un traité sur les labradors. C’est au moment où j’allais le glisser dans l’enveloppe que j’avais préparée pour le renvoyer que la feuille est tombée. La feuille, plus trois billets de cent euros. Juste quelques mots tapés sur un ordinateur. Tenez. L’homme fouille dans la poche arrière de son jean et me tend un papier froissé plié en quatre. Ma main tremble légèrement quand je le déplie. Le message est écrit en caractères gras. Veuillez déposer le 24 décembre à minuit pile un chiot labrador de votre élevage devant la porte de madame Eléonore Martin. Suivi de mon adresse. En post scriptum, faites en sorte qu’il soit arrivé par hasard. C’était tout. Pas de signature. Pas de nom. Rien pour laisser deviner l’auteur de la missive. Comment avez-vous fait pour ne pas laisser de traces devant chez moi. C’est tout ce que j’ai trouvé à demander à l’homme qui me fixe. Comment. La neige. J’ai déposé la boîte avec le chiot, j’ai sonné puis j’ai recouvert les trous laissés par mes bottes avec de la neige que j’avais ramassée avant, un peu plus loin. On se regarde un long moment sans plus rien dire. D’où venait le colis. Je commençais peu à peu à reprendre le contrôle de mes pensées. Rouen. Une petite librairie spécialisée où j’achète des ouvrages trois ou quatre fois par an. Vous connaissez quelqu’un à Rouen. J’ai levé les yeux vers lui, incrédule. C’était la question que je m’apprêtais à lui poser. Personne. Mais vous. Pas même le libraire. J’ai connu leur activité en lisant un article d’une revue. Il y avait leurs coordonnées. Je les ai appelés, et ils ont accepté ces envois réguliers. Ça fait maintenant cinq ans. Un coup de fil, une commande, un chèque, et une livraison deux semaines plus tard. Voilà toute l’affaire. Rouen pour moi, c’est comme Toulouse, Paris, Bordeaux ou Lyon, les autres librairies qui me fournissent. Un autre long silence. Je ne comprends pas. Je ne comprends vraiment pas.

Et je ne comprends toujours pas pourquoi j’ai tout raconté à cet inconnu. Tout. Je lui ai absolument tout dit. Théo suspendu dans le ciel. Mon aphasie. Ma solitude volontaire. Mon refuge dans les livres. Ma librairie. L’annonce de ma mort. Et Nitak. Tout. Il y avait des années que je n’avais autant parlé. Jamais avant, en fait. Mais pourquoi devant cet homme. Peut-être parce qu’il m’était inconnu, précisément. Peut-être parce qu’il savait écouter. Et j’avais senti chez lui une blessure sœur à la mienne. Il est resté longtemps sans prononcer un mot quand je me suis arrêtée. Puis il s’est levé et m’a dit d’une voix très douce que je devrais songer à rentrer avant la nuit.

Quand je suis arrivée à la maison, le soleil avait été englouti par l’horizon depuis longtemps déjà. La nuit, claire et étoilée, baignait dans des senteurs de printemps à venir. J’ai nourri Nitak qui n’a pas tardé à s’endormir devant le feu que j’allumais. Moi, je n’ai rien pu avaler. Je ne cessais de revivre cette étrange rencontre. Je me suis aperçue alors que je ne savais rien de l’homme aux labradors. Pas même son nom. Je ne savais que son regard intense, ses manières brusques et attentives à la fois, comme un reste de civilité appris il y a bien longtemps. Je me sentais vide. Vide d’avoir vaincu la colline. Vide d’avoir dit mon histoire. Vide. Mais pas apaisée. Les questions, toujours les mêmes, restaient là. Sans réponse aucune. Le seul indice après toutes ces semaines ne menait à personne. Rouen. Qu’est-ce que Rouen pouvait bien venir faire dans cette toile tissée insidieusement autour de moi. Rouen. Je n’avais jamais mis les pieds à Rouen. Je ne connaissais rien de cette ville. Ni son histoire. Ni son architecture. Ni son économie. Rien. Rouen ne me disait rien. Et je n’y connaissais âme qui vive. Aucun de mes clients lointains n’y habitait. Il en allait de même pour l’homme aux labradors. La seule connexion entre nous était géographique. L’amour des livres avait-il été un élément essentiel pour le choix de ce messager, ou proprement fortuit. Comme un clin d’œil. Un hasard ludique. 

Epuisée, je suis allée me coucher.

Les petits matins éclataient dans une limpidité vigoureuse. Mon heure bleue était éclaboussée d’un soleil neuf. Conquérant. Quand je me mettais en route pour rejoindre la ville, l’air transparent vibrait de senteurs fraîches. Jeunes, brillantes. Nitak sautait partout, affolé par son premier printemps. La terrasse des Nomades, débarrassée de sa carapace protectrice de l’hiver, rayonnait de chaleur dès les premières heures. Antoine avait disposé tout autour des bacs de fleurs colorées, et la saison nouvelle débordait jusque dans la rue.

Convaincue de ne jamais trouver de réponses à mes questions, j’avais réussi à chasser peu à peu de mon esprit et de mes nuits les événements des mois passés. Ma vie reprenait le cours normal que je lui avais imposé depuis toujours, troublée seulement par la présence folâtre de mon chien. Je lui ai appris à quitter la maison pour courir dans le parc, sans sortir jamais de la propriété. Il s’est vite révélé un jardinier désordonné, creusant des multitudes de trous un peu partout. J’ai donc délimité des enclos, planté des massifs de fleurs et des haies de buissons. J’ai désherbé, ratissé, bêché, tondu. Arrangé le parc laissé à l’abandon depuis tant d’années. Ces heures au grand air et au soleil m’ont bientôt façonné un corps musclé, déjà endurci par la marche, et donné un teint lumineux. J’avais du mal à me reconnaître quand je croisais mon reflet dans un miroir. J’y voyais la jeune sœur que je n’ai jamais eue.

Pâques. J’ai décidé de fermer la librairie pour trois jours. Trois jours loin de la foule des touristes qui commencent à se déverser sur la ville. Trois jours que je vais mettre à profit pour un grand ménage. J’ouvre toutes les fenêtres de la maison, laissant les pièces s’emplir de soleil, de lumière et d’odeurs. Et pendant trois jours, j’époussette, je lave, je frotte, je bats les tapis, je décroche les tentures, je vide les armoires, je range les tiroirs. C’est dans la chambre qu’occupaient mes parents que je le trouve, enfoui sous une pile de vieux tissus. Un album de photos. La couverture de cuir rouge est craquelée, fissurée par endroits. Je reste un long moment immobile, l’album fermé dans les mains. Je descends le poser sur la table du salon, et je retourne à mes travaux. Mais le silence apaisant qui m’accompagnait jusque là m’insupporte. Je mets de la musique à plein volume, pour étouffer le cri que je sens monter en moi.

Les fenêtres du salon ouvertes sur les rayons de lune et les senteurs tendres de la nuit, je contemple l’album posé devant moi. Est-ce que je vais trouver assez de courage pour l’ouvrir. Assez de courage pour surmonter mon chagrin si vieux. Je le sens remuer, une boule entre mon ventre et ma gorge. Je ferme les yeux un instant. Et quand je me réveille, le ciel est d’un noir moins profond. Les parfums qui montent des massifs de fleurs plus sucrés. J’ai dû dormir quelques heures. D’un sommeil calme et plat. Un sommeil neutre que j’essaie de retrouver dans mon lit.

Dernier jour de ménage. La maison respire un air neuf. Jeune et frais. Dernière soirée pour un repos égoïste. Mon corps épuisé fonctionne au ralenti. Mes membres bougent avec retard, pesants. Alourdis de toute l’énergie que je leur ai imposée. La marche matinale règlera cette mécanique qui paraît pour l’instant m’échapper, comme si elle réagissait indépendamment de moi. L’album est là, assoupi sur la table basse. Je le saisis brusquement, et je l’ouvre.

Ils sont si beaux. Mon père et ma mère, enlacés devant les vagues, un sourire timide accroché sur leurs visages juvéniles. Quel âge peuvent-ils avoir. Dix huit ans. Vingt ans. Deux enfants sages jouant aux grandes personnes. Je regarde l’expression de ma mère. Lumineuse, radieuse. Cette expression qui s’est définitivement éteinte plus tard. Je n’en ai aucun souvenir. La seule trace de tendresse et de chaleur qu’il me reste d’elle, c’est le son de sa voix dans la pénombre de ma chambre, quand elle me lisait une histoire pour m’endormir. Il y avait ce même sourire dans sa voix. Mais elle a aussi cessé de me lire des histoires. Et sa voix s’était faite rêche. Sèche et coupante. La tendresse de mon père, et son sourire, c’était son regard. Ses yeux noirs si doux pour me dire son amour entier. Intact et éternel.

Les boucles blondes de Théo emmêlées à mes cheveux bruns. Ses petits bras autour de mon cou, et moi qui le tient serré contre moi. Un après-midi d’été dans le parc. J’aurais toujours dû le garder serré comme ça. Je n’aurais jamais dû le lâcher. Jamais.

Je referme l’album aussi brusquement que je l’avais ouvert. 

Etienne Bertrand. L’homme aux labradors s’appelle Etienne Bertrand. Ce matin, dans le courrier qui m’attendait à la librairie, j’ai trouvé une lettre de lui. Plus exactement, une commande de livres. Ce qui m’a tout d’abord frappée, c’est que son mot était manuscrit. Plus personne n’écrit à la main de nos jours. Sauf Etienne Bertrand. Encre bleu marine sur papier blanc. Un papier épais, lourd, doux au toucher. Un papier spécial  apparemment découpé dans un rouleau. Les lettres droites, élancées, presque fières s’alignaient impeccablement. Avant même de lire le message, j’ai repensé à la note de la vieille comtesse. Cette même élégance dans la calligraphie.  Il me demandait des ouvrages très spécifiques. Un traité de botanique sur la flore particulière des collines de l’arrière pays, rédigé par un érudit d’une université allemande. Deux romans hongrois récemment traduits en français. Un ouvrage d’astronomie et un traité de physique. 

Au bas de la page, deux lignes. Si ce n’est pas trop lourd pour votre sac à dos, pouvez-vous m’apporter ces livres vous-même. J’aurai peut-être alors un début de piste pour vous.

Jamais une commande n’aura été honorée en si peu de temps. Exceptés les romans hongrois, dont deux exemplaires étaient rangés sur mes étagères, je n’avais pas les autres livres dans ma librairie. J’ai harcelé les éditeurs, envoyé plusieurs e-mails pressants, suivis de coups de téléphone, et exigé qu’ils me soient adressés en express. J’ai tout de même dû patienter trois longs jours, mais le dimanche suivant j’étais de nouveau à l’assaut de la colline. Cette fois, dès l’arrivée au bord de la clairière, Nitak s’est élancé vers la maison en aboyant joyeusement. Je me suis retenue de courir et de crier alors, alors, qu’est-ce que vous avez trouvé.

Etienne Bertrand n’était pas à proprement parler souriant, mais quelque chose de moins fermé dans son visage, de plus relâché dans son attitude pouvait le laisser penser. Il a tout d’abord salué mon chien qui lui faisait fête, lui frictionnant vigoureusement le crâne puis le ventre. Ce n’est qu’ensuite qu’il m’a adressé un signe de tête et invitée d’un geste à entrer dans la maison. Tout était parfaitement en ordre, comme lors de ma première visite. Sobre toujours, mais d’une propreté maniaque. Seul changement, la cheminée muette et les fenêtres grandes ouvertes sur la forêt. Ça sentait le pin et le romarin. Une odeur fraîche et verte. Pure. Ici, l’air était encore plus translucide que dans la vallée. Et le silence naturel. On se sentait bien, immédiatement. 

Pendant qu’il allait chercher des boissons, j’ai posé la commande d’Etienne Bertrand sur la table. Mon impatience ne cessait de croître, et ce n’est qu’un reste d’éducation et un fond de timidité qui m’a empêchée de l’agresser avec mes questions. Il m’a fallu attendre le règlement des livres et la fin de nos verres pour qu’il se mette à parler.

J’ai beaucoup réfléchi à la façon d’appréhender les choses après votre départ. Votre histoire m’a beaucoup troublé, d’autant plus qu’on m’y a impliqué de force. Sans me demander mon avis, et je n’aime pas ça. Vous avez dû comprendre que je tiens par-dessus tout à mon indépendance. Ma liberté, et ma solitude. Tout comme vous. Les gens ne m’intéressent plus depuis très longtemps. Je préfère de très loin la compagnie des chiens. Depuis plus de quinze ans que je vis ici, je ne vois pratiquement personne. Le vétérinaire une fois par mois. Quelques acheteurs de labradors. Et l’épicier chez qui je fais le plein chaque semaine. Ma fréquentation des humains ne va pas plus loin, et c’est parfait ainsi.

J’ai failli l’interrompre pour savoir pourquoi il avait choisi ce mode de vie, mais heureusement Etienne Bertrand a continué son discours.

Quand j’ai reçu cette demande étrange avec ma commande de livres, j’ai cru à un cadeau particulier qui vous était fait. La façon dont je devais opérer semblait entrer dans le côté magique de l’affaire. Minuit, le 24 décembre, pas de traces, tout cet aspect spécifique laissait croire à quelque chose de gentil. Alors, quand vous m’avez tout raconté, ça m’a mis en colère. Très en colère. Que quelqu’un s’arroge le droit de se servir de moi, et de mes capacités, m’a mis hors de moi. Quand je parle de mes capacités, il faut que vous sachiez, avant que j’aille plus loin, que j’ai été militaire dans une vie antérieure. Donc, ne pas laisser de traces ne me posait aucun problème. Et il semblerait que le commanditaire était parfaitement au courant de mon passé. Raison supplémentaire pour tâcher de découvrir de qui il s’agit. Et ce qu’il cherche.

Je n’ai pas pu m’empêcher de laisser échapper un petit cri de surprise. Etienne Bertrand m’a regardée sans comprendre.

Ce sont les deux mêmes questions qui m’obsèdent depuis l’annonce de ma mort. Qui. Pourquoi.

Il me fixe et hoche la tête. Pensif. Sérieux. Son regard se perd un long moment sur les branches qui se balancent paresseusement devant la fenêtre, avant de se poser à nouveau sur moi.

Rouen. C’est tout ce que j’avais comme point de départ. J’ai pris contact avec le libraire, et je lui ai raconté une histoire de labradors pour qu’il recherche la personne qui avait commandé le livre, et me l’avait fait envoyer. Il s’est tout d’abord montré quelque peu réticent, mais mon amabilité légendaire l’a fait céder. Ou peut-être le fait que je sois un si ancien et si régulier client.

Une esquisse de sourire maladroit pour souligner sa tentative d’humour. Etienne Bertrand se lève brusquement et se plante devant moi.

Gabriel Dumont. Est-ce que ce nom vous dit quelque chose. Gabriel Dumont.

De retour chez moi, je passe une partie de la nuit à fouiller les tiroirs que je viens de ranger. En vain. Je ne trouve pas ce que je cherche. Pour confirmer ce que je soupçonne. Sans comprendre cependant. Mes pensées s’agitent follement, se croisent, se cognent, et m’ôtent toute rationalité dans mes explorations. Enervée, je descends dans le jardin boire un verre de vin sous les étoiles. Le ciel est troué de milliers de lumières blanches qui s’étalent jusqu’à l’horizon. Pas un souffle d’air ne vient troubler le calme de cette nuit. Nitak s’arrête, ensommeillé, sur le pas de la porte et hésite un instant avant de venir me rejoindre. Il s’affale contre moi, non sans avoir d’abord levé la tête vers les parfums de miel et d’épices qui flottent au-dessus du sol.

Ce n’est qu’au petit jour, après quelques heures de mauvais sommeil, que je l’ai trouvée, coincée derrière la commode de la chambre de mes parents. La photo de classe de mes sept ans. Elle avait été prise juste après la rentrée scolaire. Un mois avant que Théo ne s’envole vers le ciel. Au dos, le nom de chaque élève, et celui de l’instituteur. Gabriel Dumont. Un jeune homme au sourire timide. Il ne devait pas avoir plus de vingt quatre ou vingt cinq ans à l’époque. Il a été le seul, pendant les semaines qui ont suivi la mort de Théo, à ne jamais me poser de questions, à ne jamais montrer une compassion convenue. A ne jamais essayer de me faire parler, quand je me suis tue totalement.

Lorsque j’ai ouvert ma librairie, il a fait partie de mes tous premiers clients. A sa première visite, il m’a juste dit son nom et rappelé, avec ce même sourire timide, qui il était. Là encore, aucune curiosité malsaine à mon encontre. Aucune question. Et deux ans plus tard, il a cessé de venir. Il a complètement disparu. Jusqu’à aujourd’hui.

Cher Etienne,

Sans doute serez-vous surpris en recevant cette lettre. Surpris de mon départ assez soudain, et de ne pas vous en avoir averti auparavant. Peut-être craignais-je, en vous en faisant part, que vous ne décidiez de vous joindre à moi. Après tout, vous aussi êtes impliqué dans cette histoire, maintenant. Mais j’avais désespérément besoin d’être seule – est-il seulement nécessaire de le mentionner, vous comprenez très certainement ce que je ressens. Ça fait maintenant plusieurs mois que l’annonce de ma mort est parue dans le journal, et jusqu’alors, je n’avais pas le moindre embryon de piste. Jusqu’à ce que vous me lanciez ce nom, Gabriel Dumont. Je vous en ai dit ce que je savais, c’est à dire peu de choses.

Après être redescendue de votre colline, j’étais en proie à la plus grande perplexité. Que venait faire ce vieil instituteur dans ma vie, et pourquoi. C’est sur le chemin du retour, sans même m’en rendre compte, que j’ai décidé de partir à sa recherche.

Les choses n’ont pas été simples à mettre en place. Il m’a tout d’abord fallu trouver un remplaçant pour la librairie, et les personnes à la fois professionnelles et de confiance ne sont pas légion. C’est mon comptable qui m’a déniché la perle rare, un confrère qui avait récemment vendu son commerce et s’ennuyait ferme dans sa retraite nouvelle. Quelques jours seulement ont suffi à le mettre au courant. Quelques jours supplémentaires ont été employés à régler les dernières factures et fermer la maison.

Puis Nitak et moi avons sauté dans la voiture, direction Rouen.

Si le but de mon voyage ne m’avait pas obsédé si fortement, j’aurais pu pleinement profiter d’une errance buissonnière inattendue. Malgré tout, le plaisir de me retrouver seule dans la bulle mouvante de ma voiture s’est vite imposé. D’emblée, j’ai évité les autoroutes trop rapides et trop rectilignes pour flâner sur les voies secondaires. Traversées de minuscules villages, paysages changeant insidieusement, frontières invisibles franchies au ralenti, tout était là pour m’apporter le calme obligé à une réflexion neutre. Si je n’avais pas été la protagoniste involontaire de cette aventure, comment aurais-je voulu la voir agir. C’est en changeant de point de vue que j’ai établi un début de stratégie. Mon départ hâtif et irréfléchi pouvait me précipiter vers une arrivée catastrophique. 

Pour cette première nuit, je me suis arrêtée en Bourgogne, dans une auberge perdue à la sortie d’un village. C’est devant la fenêtre de ma chambre, ouverte sur les vignes, que je vous écris. Le paysage ici est certes vallonné, mais les collines sont recouvertes d’une végétation bien éloignée de la nôtre. Les parfums y sont plus discrets, plus fades, comme assoupis malgré la pluie fine qui est tombée en début de soirée. Tout est doux, et les odeurs franches du début de nuit autour de ma maison me manquent. Je ne me savais pas si viscéralement attachée au sud. Peut-être aurais-je dû m’en éloigner plus souvent pour réaliser que ma fixation n’était pas uniquement intellectuelle. J’ai besoin de soleil dur, de vent violent. J’ai besoin de senteurs musquées, épicées. La sauvagerie primaire du pays où je vis fait partie intégrante de ce que je suis. Les décors bucoliques offerts comme une carte postale me rebutent. Une nature ne s’apprécie que lorsqu’on l’a conquise. Elle ne doit pas être donnée immédiatement, comme ici, dans ces si jolis coteaux. En n’étant pas farouche, elle perd toute fierté. Elle me fait penser à un visage trop fardé, qui cherche à séduire par tous les moyens.

Je vous imagine retranché au milieu des taillis de cade, cerné par les pins et les chênes, si bien protégé du dérisoire tumulte du monde. Dès que cette histoire sera définitivement close, je retournerai m’enfermer pour toujours au pied de ces collines. Mais pour l’instant, il me faut continuer, débusquer Gabriel Dumont et tâcher de comprendre. Qui. Pourquoi. Ces deux questions n’ont cessé de m’obséder depuis des mois. Grâce à vous, Qui est identifié. Reste à savoir Pourquoi.

Je reprends la route dès demain matin. Je vous tiendrai régulièrement au courant des avancées ou des échecs de mes investigations.

A bientôt,

Eléonore.

Cher Etienne,

Ici, la mer est grise et plate. Une étendue de mélancolie. Même lorsqu’un rayon de soleil plus hardi que les autres arrive à percer la couche épaisse des nuages, l’eau reste grise et plate. Et glacée. J’ai la nostalgie de vagues bleues et d’éclaboussures de lumière. Et de chaleur.

Comme vous le devinez certainement, je suis échouée sur une plage de Normandie. Echouée, c’est bien le terme. Et mon moral est à l’image de la mer, gris et plat.

C’est à Rouen que j’ai eu votre e-mail.  Partie en catastrophe, comme vous le savez si bien, je n’ai pas emporté mon ordinateur. De toute façon, je ne souhaitais pas m’en encombrer, voulant éviter le plus possible d’être reliée au monde extérieur. Mais comme j’avais promis à mon remplaçant de prendre des nouvelles de la marche de la librairie une fois par semaine, je me suis arrêtée dans un cyber café (quel horrible néologisme, mais qui, cependant, définit bien l’atmosphère du lieu, plus cyber que café). Votre message m’a moins surprise que peinée. Enfermée dans ma recherche, je n’avais pas compris à quel point l’intrusion de Gabriel Dumont dans votre vie, et la facilité avec laquelle il vous avait débusqué, vous avaient affecté. Pas une seconde je n’ai imaginé que vous puissiez avoir envie de vous joindre à moi. Votre splendide isolement, si proche du mien, m’en aurait dissuadée. Mais il est vrai qu’en me lançant sur les routes, je n’ai pensé qu’à ma quête. Pas à la vôtre. Pas un instant je n’ai eu le sentiment de trahir votre confiance. Et je n’en ai jamais eu l’intention, soyez-en assuré. J’ai agi comme je le fais depuis la mort de Théo. Uniquement pour moi, indifférente au reste du monde. Pourtant, si vous aviez été à mes côtés, je ne me retrouverais pas à l’heure qu’il est devant ce paysage insipide à me demander ce que je dois faire.

C’est à Rouen que tout s’est déclenché. Quand je suis arrivée devant la librairie, je n’ai pas pu entrer. Peur tétanisante. La réponse à mes questions était là, derrière cette porte que je ne pouvais pas pousser. Peur panique. Une fois que je saurai. Une fois que j’aurai tout résolu. Une fois que j’aurai compris. Que deviendra ma vie. Que ferai-je de toutes ces heures avant de devenir trop vieille pour m’en soucier. Alors que. Maintenant que. Je commence à peine à ouvrir les yeux. Je commence à lever la tête. Je commence à sentir le soleil sur ma peau, le vent dans mes cheveux. Je commence à voir les autres. Leur souffrance. Leur bonheur. Ai-je envie désormais. Ai-je le courage de retourner à mon silence. Ne plus marcher. Ne plus jouer avec Nitak. Ne plus être sensible au parfum de la terre, à la violence d’une tempête, à la douceur de la lumière du matin.

Quelques secondes seulement. En quelques infimes secondes ces interrogations se sont bousculées dans ma tête, me clouant sur place. J’ai réussi à rejoindre ma voiture pour fuir cette ville au plus vite. 

Ça fait deux jours maintenant que je suis échouée là, sur cette plage sans réponse. Seule avec mon désarroi.

Eléonore.

Cher Etienne,

Pardon pour ce très long silence. Dix jours déjà que j’ai lu votre dernier e-mail. J’espère, et sans aucun doute je souhaite que vous ayez agi sans attendre une hypothétique réponse de ma part.

Quand j’ai compris que devant mon inertie vous alliez reprendre la chasse à votre compte, je me suis sentie à la fois inquiète et soulagée. Toujours cette peur de savoir, enfin. Et toujours cet espoir de savoir, enfin.

Je suis encore engloutie dans cet univers de désolation, en tête à tête silencieux avec une mer terne et morne. Décidément, je reste totalement insensible aux nuances infinies de gris qui façonnent ce paysage.

Je vais dès demain rejoindre le soleil, le grand vent et la chaleur.

Je suis anéantie par ma lâcheté. Je n’avais plus qu’à faire un pas pour sortir enfin de mon enfermement. Et je ne l’ai pas fait, très certainement craignant de m’aventurer en dehors de mon monde égocentré et minuscule. Mais mon monde, protecteur et familier.

Souvent je me suis demandé quelle aurait été ma vie, Théo à mes côtés. Plus extravertie. Plus tapageuse. Plus légère. C’est une évidence. Mais plus heureuse, je n’en suis pas si sûre. J’ai aimé, et j’aime encore vivre enfouie dans les livres, bien à l’abri au creux des pages. Les livres ne demandent rien. Les livres n’imposent rien. Ils proposent, ils suggèrent. Ils mentent avec une audace qui frôle le sublime.

Je ne veux pas perdre ça. Je ne veux pas me retrouver propulsée malgré moi dans la trivialité du quotidien. Ma réponse aux efforts de Gabriel Dumont pour m’y amener sera la résistance. Si ses motivations continuent à m’échapper, je ne pense plus avoir le moindre désir de les connaître. Le Qui me suffit désormais. Je vous abandonne le Pourquoi.

Mais peut-être n’est-ce que le Comment qui vous fait agir. Comment vous a-t-il débusqué dans vos collines, vous qui avez pris un si grand soin à vous y cacher.

Si par un hasard, non provoqué cette fois-ci, nous nous croisons à nouveau, vous me l’expliquerez. A moins que vous ne soyez alors dans l’obligation de me dévoiler la raison de votre réclusion volontaire. Je n’ai jamais cherché à la savoir. Votre Théo n’appartient qu’à vous.

Demain, le soleil. Et la paix retrouvée.

Eléonore

Mon heure bleue retrouvée. Nitak court partout, reprenant possession de son territoire dans un débordement de sauts et de jappements désordonnés. Je me sens aussi fébrile que lui. Quand je suis arrivée très tard hier soir, mon épuisement, après des heures de route sans un arrêt, s’est dissipé sitôt descendue de la voiture. Les senteurs brutes de la nuit m’ont assaillie comme une bouffée de vie nouvelle. Et ce matin, un calme si profond juste avant l’aube. J’avance doucement dans le parc, mes pieds nus chatouillés par un reste de rosée. Je m’adosse contre le tronc épais du cèdre, tournée vers l’est. Je l’attends. Le premier rayon de soleil. Il apparaît dans le furtif bruissement des feuilles qui s’éveillent sous une brise imperceptible. Quand enfin il m’éblouit au point de m’obliger à fermer les yeux, je rentre. Chez moi. Enfin chez moi.

Longue promenade dans les collines alentour. Besoin de sentir à nouveau le soleil sur ma peau. Le vent dans mes cheveux. Besoin des éclats de couleurs des fleurs sauvages. Besoin des parfums puissants de cette nature indomptée. Je respire profondément, vivifiée par la pureté gracile de l’air. De retour à la maison, je décide de ne pas retourner à la librairie pendant encore quelques jours. 

J’ai envie de perdre mon temps.

Six jours. Je me suis octroyé six jours de vide réparateur. A vagabonder dans les chemins avec mon chien. A musarder dans le parc. A dormir au pied des arbres. A écouter de la musique jusqu’au bout de la nuit. A lire au petit matin. Six jours pour moi. Pour moi seule. Sans questions pour me perturber. Sans aucune nouvelle de personne. Pas une seule fois je n’ai ouvert mon courrier ni allumé mon ordinateur ou la radio. Connaître l’état du monde tel qu’il ne va pas ne m’a jamais effleurée. Je me suis retrouvée un matin dans un état de béatitude total, à fixer mon réfrigérateur et mes placards désertés. Plus rien à manger, ni pour moi, ni pour Nitak. Il fallait que j’aille faire le plein de nourriture.

Je suis ressortie du supermarché aussi vite que j’y étais entrée. Une chanson absurde hurlée en fond sonore, des mères encombrées d’enfants qui couraient en criant entre les rayons, des vieillards accrochés à leur caddie comme à un déambulateur, des vigiles en patins à roulettes qui coursaient des chapardeurs potentiels dans les allées. Ce que la société de consommation offre de plus vulgaire s’étalait devant moi. J’ai fui. Oublié instantanément l’aspect pratique de la grande surface. Arrivée en ville, j’ai parcouru avec délice les étals du marché. Retrouvé dans un sourire les éclats de voix des marchands pour apostropher les clients. Choisi des fruits et des légumes colorés hors de toute enveloppe en plastique. Confectionné des bouquets de thym, de laurier et de romarin. Tâté des fromages moelleux et odorants. Un tour dans une petite épicerie de quartier pour acheter des pâtes, du riz et du vin, et je suis rentrée chez moi sans passer devant la librairie. 

Il m’a fallu quarante huit heures pour effacer les effets de cette sortie. Ma plongée obligée et violente au milieu de la turbulence du quotidien m’a laissée désemparée. Depuis près de trois semaines, je n’avais croisé que très peu de gens, et échangé des mots convenus uniquement avec les hôteliers et restaurateurs dans les établissements que j’avais fréquentés. Je me suis rendue compte à quel point j’étais redevenue sauvage. A quel point la compagnie des autres me mettait mal à l’aise. A nouveau. Depuis le faire-part de ma mort dans le journal et l’arrivée inattendue de Nitak le soir de Noël, j’avais fait un pas, hésitant certes, hors de ma forteresse. Mais après mon escapade catastrophique en Normandie, tout semblait m’y ramener. Tout, c’est à dire mes vieilles habitudes dans la maison. Mon indifférence à ce qui m’entourait. Ma peur d’être à nouveau blessée. Déçue. Brisée. Le confort de mon cocon familier. Celui que je m’étais créé. Celui qui me protégeait. Du monde. Des autres. De moi.

Pourtant, me restait mon chien dont je ne pouvais plus me séparer. Mon chien qui courait vers les autres. Mon chien qui me tirait vers le monde.

Le matin du troisième jour, après mon heure bleue, j’ai rejoint la librairie en marchant d’un bon pas, Nitak courant partout autour de moi.

A mon arrivée aux Nomades, Antoine m’accueille avec un large sourire. Il caresse mon chien qui part faire le tour des tables, pour saluer les habitués. Puis, comme toujours, Nitak s’affale à mes pieds sous la table où je bois mon café et mon verre d’eau, tout en lisant le journal.

Cette odeur de vieux papier, d’encre et de cuir craquelé quand je pénètre dans la librairie. L’odeur familière des milliers de mots enfermés dans des milliers de pages pour dire la souffrance, l’amour, la douleur, l’amitié, le chagrin, l’enfance, les pleurs, la vieillesse, les joies. Toute l’horreur et toute la beauté du monde sont là, tordues, déformées, transfigurées, rêvées, mais tellement réelles. Incroyablement vraies dans ces mensonges. Le pathétique sublime de l’humanité donné à voir à chaque détour de chaque phrase de chaque livre. Ma vie éparpillée dans chaque chapitre de chaque volume.

Je ferme les yeux, respire à fond. Nitak va d’un pas lent s’allonger sous la table centrale. Je me mets au travail.

Toute la journée, je range, je trie, je sélectionne, j’arrange. Je dispose les livres selon mes critères, mes préférences, mes choix, tour à tour m’amusant ou m’étonnant de ceux de mon remplaçant. Je ne lui connaissais pas un goût si prononcé pour les bandes dessinées. Intriguée, je feuillette quelques planches, jusqu’à tomber sur un album qui m’absorbe totalement. Je décide en fin de compte de laisser sa présentation en l’état, séduite par cette littérature graphique pourtant éloignée de ma culture. Les clients ont l’air heureux de me revoir. S’ils ne me le manifestent pas verbalement, ils le font avec un léger sourire ou un signe de tête. Curieusement, je me surprends à leur sourire également, allant jusqu’à adresser quelques mots à ceux que je sais être propriétaires de chiens et qui vont caresser Nitak.

La journée s’esquive sans que je m’en aperçoive. Je n’ai même pas eu le temps de jeter un coup d’œil au courrier soigneusement empilé sur un coin de mon bureau. Avant de fermer, je regarde rapidement s’il n’y a aucune urgence. Factures d’électricité, de téléphone, taxes diverses pourront attendre jusqu’à demain. Lettres d’éditeurs et de clients également. Tout en bas de la pile, une épaisse enveloppe rouge, avec seulement mon nom dessus. Je reconnais immédiatement l’écriture d’Etienne Bertrand.

Tard dans la soirée, mon dîner terminé depuis longtemps, j’ai ouvert les fenêtres sur la nuit et allumé un feu dans la cheminée. J’ai eu enfin le courage d’ouvrir l’enveloppe. Une feuille de ce papier si particulier qu’utilise Etienne Bertrand s’en est échappée. Quelques phrases à mon intention. 

J’ai trouvé Gabriel Dumont sans véritablement le chercher, il ne se cachait pas. C’est vous qu’il attendait, mais se doutant de votre refus de le rencontrer, il m’a remis ce texte pour vous. 

S’il vous prend un jour l’envie de remonter à l’assaut de ma colline, nous pourrons en parler.

Etienne.

J’ai tiré hors de l’enveloppe des feuillets imprimés soigneusement agrafés.

C’était une petite fille enfouie sous des boucles brunes. Quand par inadvertance son regard croisait le mien, je ne décelais dans ses yeux qu’une douleur trop grande pour elle. Son visage m’est revenu précisément une semaine après la mort de ma femme. Et de mon fils. Cette mort que je ne pouvais accepter, comme elle ne pouvait accepter celle de son petit frère.

J’avais vingt cinq ans. Ma nomination comme instituteur dans cette ville du sud me coupait de tout ce qui avait été ma vie jusque là. Mes parents mes amis mes habitudes de sorties mes lieux favoris mes activités. Je laissais tout ça derrière moi avec une allégresse qui ne manqua pas de me surprendre. Certes l’inconnu, sans me terrifier, me faisait un peu peur, mais je voulais par-dessus tout rompre avec la routine de mon quotidien douillet. Si douillet. L’aventure que je m’offrais était toutefois minuscule, encadrée par les avantages du fonctionnariat. Tout de même, dès mon arrivée dans cette géographie nouvelle, je me suis senti perdu. Il m’a fallu trouver rapidement un logement, que j’ai déniché pas trop loin de l’école où j’allais enseigner. Un petit appartement aménagé dans les combles d’un vieil immeuble, que l’on atteignait après avoir gravi six étages aux marches de bois usées. Mais sous mes fenêtres, les toits de la ville chatoyaient sous le soleil. J’apercevais au loin les collines qui cernaient la cité, et le parfum des arbres et des fleurs du parc voisin envahissait mon espace. J’étais chez moi.

Alors j’ai appris les quartiers, les avenues, les fontaines, les hôtels particuliers, les jardins, les immeubles, les cafés, les parcs, les marchés, les rues, les églises, les musées. J’ai appris le soleil dur, le ciel bleu, le vent sidérant, la pluie implacable, l’air vif, le rire des jeunes filles, l’insouciance des jeunes gens, la gaieté des couleurs. J’ai appris la ville, ma ville. Et je l’ai aimée.

Mes déambulations se sont poursuivies intensément pendant les trois semaines qui ont précédé la rentrée des classes. Sans même en avoir conscience, j’ai commencé à prendre des habitudes. Chaque matin, j’allais faire mes courses dans la même épicerie, acheter mon pain dans la même boulangerie. Très vite, j’ai fréquenté une minuscule librairie dont le chaos m’avait attiré. Et chaque fin d’après-midi, j’allais lire une heure ou deux à la terrasse d’un café, toujours le même. Les commerçants m’ont tout d’abord reconnu, puis souri, puis parlé. Au bout de quelques jours, certains connaissaient mon nom et je savais celui de leurs enfants. Le libraire me mettait de côté des ouvrages susceptibles de m’intéresser. Au café, je n’avais même plus besoin de passer une commande. Dès que j’étais installé, le garçon posait devant moi ma boisson favorite. C’est comme ça que j’ai rencontré Anne.

J’étais assis à ma table attitrée sur la terrasse, celle que j’avais choisie dès ma première visite. Légèrement en retrait, au soleil mais caressée par l’ombre des grands platanes, proche d’une fontaine dont le bruit de l’eau tombant délicatement dans la vasque apportait une note de fraîcheur. Plongé dans la lecture d’un recueil de contes persans, je n’ai pas prêté attention à l’arrivée du serveur. Son salut- Gabriel-comment-va désormais traditionnel, qui me faisait lever la tête vers lui et lui rendre son bonjour, s’est transformé ce jour-là en sketch de comédie. La jeune femme de la table d’à côté s’est levée brusquement et l’a bousculé. Il a perdu l’équilibre, s’est rattrapé à ma chaise et nous sommes tombés tous les deux, éclaboussés par mon jus de citron quand la table a dégringolé. Tout ça n’a duré qu’une ou deux secondes, mais devant l’air absolument effaré de la jeune femme, le garçon et moi avons été pris d’un fou rire qui nous a secoués pendant une bonne minute. C’est de cette façon fracassante qu’Anne est entrée dans ma vie.

Anne. Comment parler d’elle sans la trahir. Comment dire tous ses gestes délicats, ses sourires si soudains et furtifs, sa démarche paresseuse et dansante, la douceur absolue de sa peau, le parfum sucré de ses longs cheveux, l’or et le miel de ses yeux. Comment évoquer le charme infini d’Anne. Je ne saurais. Même aujourd’hui, après plus de quarante années à ses côtés, quarante années à la regarder, la frôler, l’embrasser, la caresser, quarante années à l’apprendre sans me lasser une seule seconde. Je ne saurais. Anne m’a toujours bouleversé. Dès le premier jour, le premier instant, le premier regard là, affalé par terre sur la terrasse, ma chemise imbibée de jus de citron. J’avais cru, par deux fois auparavant, être amoureux. J’ai su à la seconde où j’ai plongé dans ses yeux qu’il n’en était rien. 

Je suis né sur cette terrasse, un après-midi de fin d’été.

A deux jours de la rentrée des classes, je suis devenu fébrile. Comme lorsque j’étais enfant, même si aujourd’hui je me trouvais de l’autre côté du miroir. Pourtant, dès le premier instant, mes petits élèves m’ont séduit. Douze têtes brunes, onze châtain, et une blonde égarée au milieu. Ces enfants étaient joyeux, chahuteurs et facilement prompts à rire de tout. Leur accent chantant accentuait cette sensation de bonheur immédiat qui se dégageait du groupe. Mais la plus vive, la plus bruyante et la plus intelligente était sans conteste Eléonore Martin. Elle avait toujours une longueur d’avance sur les autres. Elle comprenait avant même que j’ai fini d’expliquer. Et dans la cour de récréation, elle remportait tous les jeux de ballons, de marelle, de course, battant même les garçons. Mais cette enfant lumineuse s’est éteinte du jour au lendemain. Quand elle est revenue en cours deux semaines après l’enterrement de son jeune frère, tout son éclat s’était évaporé. Jusqu’à la fin de l’année, avant de quitter définitivement l’école, elle n’a plus dit un mot. Plus participé à la vie de la classe. Plus partagé aucun jeu. Elle trimbalait stoïquement ce chagrin trop lourd pour elle. Trop incompréhensible. Trop injuste. Je n’ai pas cherché à la faire sortir de sa léthargie et de son mutisme, sachant que ce serait peine perdue, et qu’elle le ressentirait comme une agression. Je me suis contenté de noter les devoirs qu’elle rendait toujours à l’heure, admiratif qu’elle puisse survoler le programme bien au-dessus de ses camarades, malgré tout. Quand ses parents, désemparés par la mort de leur petit garçon et le silence de leur fille sont venus me consulter, je leur ai suggéré de lui faire sauter une année et de l’inscrire temporairement à des cours par correspondance. Je pensais qu’un semestre ou deux suffiraient pour qu’elle manifeste d’elle-même le désir de réintégrer le monde. J’avais tort, mais je ne l’ai su que bien des années plus tard.

Mon bonheur tout neuf semblait ne pas avoir de limites. Très vite, Anne est venue s’installer avec moi au-dessus des toits de la ville. Elle préparait avec une concentration qui me fascinait les épreuves du concours de professorat d’histoire. J’allais le plus souvent possible la chercher à la sortie de ses cours, retrouvant avec une certaine émotion l’atmosphère à la fois studieuse et décontractée de l’université. J’avais abandonné deux ans plus tôt une maîtrise de littérature pour devenir instituteur, et jusqu’à présent, je n’avais pas regretté ma décision. Pourtant, jour après jour, en parlant avec Anne, le goût de la recherche s’est à nouveau emparé de moi. Insidieusement. Presque perfidement, pourrais-je dire, si le résultat n’en avait pas été positif. Poussé dans une analyse approfondie et lucide des raisons qui m’avaient fait quitter l’université, je me suis rendu compte que le sujet d’étude que j’avais choisi ne me convenait pas. Fortement encouragé par Anne, je me suis réinscrit en maîtrise et me suis mis au travail.

Cette première année est passée comme un grand éclair éblouissant. Eclats de soleil, éclats de rires, éclats de joie, éclats d’énergie, éclats de vents, éclats d’amour.

Seuls les yeux d’Eléonore Martin n’avaient plus d’éclats.

J’ai obtenu ma maîtrise sans difficulté, et sur ma lancée, j’ai décidé de poursuivre mes recherches pour préparer un doctorat. Anne ne cessait de me stimuler, toute à la joie de sa nomination comme professeur dans le lycée voisin.

J’ai continué à apprendre à lire et à écrire à une horde d’enfants exubérants pendant encore trois ans. Chacun à sa manière était attachant, et les voir s’épanouir au fur et à mesure de leur découverte de la lecture fut pour moi un émerveillement sans égal. Peu à peu, leurs visages se sont superposés à celui d’Eléonore, sans jamais l’effacer totalement. J’espérais qu’elle avait apprivoisé sa douleur, mais personne ne pouvait me renseigner. Je ne croisais plus ses parents en ville, et ses amis à qui j’avais posé deux ou trois questions anodines à son sujet n’avaient aucune nouvelle d’elle depuis qu’elle avait quitté l’école.

A la fin de ses trois années, mon doctorat m’a permis d’être nommé maître assistant de littérature comparée à l’université de Rennes. Nous avons quitté le sud, Anne et moi, avec un mélange de nostalgie et d’enthousiasme. Cette ville, nous l’avions adoptée et elle nous avait adoptés. C’était la ville où nous avions tous deux fini de grandir. Où nous étions enfin devenus adultes. Mais c’est tout de même dans une grande excitation que nous la quittions. Notre avenir se construirait plus au nord, là où notre enfant naîtrait.

Anne était enceinte depuis quatre mois. Elle me l’a annoncé le jour où j’ai soutenu ma thèse. Sa famille et la mienne étaient réunies pour l’occasion, et la fête qui s’en est suivie n’en a été que plus joyeuse.

Quand j’ai dit au revoir à mes petits élèves, j’ai cherché malgré moi une tête aux boucles brunes parmi tous les enfants. Mais Eléonore Martin avait disparu de ma vie. A tout jamais, semblait-il.

Rennes. Après Rennes il y a eu Lille, Montpellier, Lyon et Paris. Mais Rennes restera la ville où est né Grégoire. Quand j’ai vu mon fils, quand je l’ai tenu dans mes bras pour la première fois, j’ai été submergé par cette émotion indicible, celle qui me reliait à tous les êtres humains. Avec cet enfant s’achevait quelque chose. Et quelque chose commençait, l’aventure d’une vie.

Quarante ans de bonheur sans faille.

Et puis ce camion.

Après ses études d’architecture, Grégoire avait trouvé des stages dans des agences au quatre coins du monde. Après deux pays européens, l’Espagne et la Suède, il s’était d’abord installé au Brésil avant de remonter jusqu’au Canada. Il venait juste de terminer un contrat en Nouvelle Zélande quand il a décidé de rentrer définitivement en France pour y créer sa propre agence. Anne, folle de bonheur de le retrouver après des années d’éloignement, avait passé les deux derniers mois à nettoyer, arranger et décorer le petit appartement qu’il venait d’acquérir près de chez nous. La veille de son arrivée, elle avait cuisiné pendant des heures les plats préférés de notre fils.

Elle est partie seule le chercher à l’aéroport. Retenu à l’université pour une soutenance de thèse, je n’ai pas pu l’accompagner, bien que je sois aussi excité qu’elle par le retour de Grégoire.

Et puis ce camion. Il les a frappés de plein fouet quand ses freins ont lâché. 

Anne et Grégoire sont morts sur le coup.

Je suis mort moi aussi ce jour-là.

Encore maintenant, je me demande comment j’ai osé rester debout.

Peut-être est-ce ce vide sidérant qui m’a empêché de disparaître. Pas une seule seconde, pendant toutes ces années, je n’ai songé à faire éclater en milliers de particules inutiles cette enveloppe de néant qui me maintenait là. 

Je n’existais plus,  le présent n’existait plus. J’ai appris à conjuguer uniquement au passé, et j’ai oublié le futur.

Des semaines, puis des mois ont passé avant que je ne puisse bouger. J’étais toujours debout, mais immobile. Tétanisé. Absent au monde et à moi-même. Mais le monde ne m’oubliait pas. Un jour, je n’ai plus supporté les mots et les regards pleins de compassion. De pitié plutôt. J’ai décidé de partir dans une ville que je ne connaissais pas, une ville où je ne connaissais personne et où personne ne me connaissait. Rouen. Pourquoi pas Rouen.

C’est en faisant le tri de ce que je voulais emporter que je l’ai trouvée, enfouie au fond d’un carton. La photo de ma première classe. Immédiatement, les boucles brunes et les yeux malicieux d’Eléonore Martin m’ont retenus. Ce regard si flamboyant qui devait s’éteindre peu de temps après. Je me suis soudain souvenu de mon bref passage dans cette ville pour une conférence, une dizaine d’années auparavant. Et d’être entré dans cette librairie pour me retrouver face à Eléonore Martin. Face à son regard farouche. Fermé, à tout jamais.

La douleur vous accapare donc pour toujours. C’est ce que j’ai pensé en rangeant la photo dans un dossier.

Eléonore Martin ne me laissait aucun espoir.

Quand j’ai été à nouveau confronté à la photo en rangeant mes affaires dans le petit appartement que je venais d’acheter, je l’ai laissée en évidence, posée sur un meuble. Plusieurs fois par jour, je croisais le regard pétillant d’Eléonore Martin. Chaque fois pourtant, se superposait l’infini chagrin que j’avais perçu au fond de ses yeux, la dernière fois que je l’avais vue. Ce chagrin frère du mien. Ce chagrin qui désormais était ma vie.

La seule personne de la ville avec laquelle j’étais resté en contact était la comtesse de Vautrin. Nous nous étions rencontrés un jour de grand vent quand une bourrasque soudaine avait éparpillé sur l’avenue les feuilles du dossier que la vielle dame tenait à la main. Anne et moi avions poursuivi les pages au milieu des passants, en riant comme deux enfants tentant d’attraper le pompon sur un manège. Pour nous remercier, la comtesse nous avait invités à prendre un thé chez elle. Depuis ce jour, nos rencontres s’étaient naturellement transformées en rendez-vous mensuels. La culture, l’intelligence et l’humanisme de cette femme nous fascinaient. Madame de Vautrin nous fascinait. Quelle satisfaction pouvait-elle trouver à notre compagnie, je me le demande encore. Peut-être notre naïveté et notre émerveillement toujours intacts l’amusaient-elle. Pour nous, cette dame sortie d’un roman improbable du siècle passé représentait une grand-mère idéale. Après notre départ pour Rennes, nous avons correspondu très régulièrement avec elle. Au fil des années, si les échanges se sont faits plus paresseux, tout du moins de notre part, ils n’ont pour autant jamais cessé.

Je lui ai écrit, longuement. Je m’étais tu depuis la lettre bouleversante qu’elle m’avait envoyée. La mort brutale de ma femme et de mon fils avait clairement trouvé un écho en elle. Je n’avais pas eu la force de lui répondre, et elle avait respecté mon interminable silence. Par pudeur, pour surtout ne parler ni d’elle ni de moi, j’ai repris le thème des échanges que nous avions toujours eus. La littérature. Je la savais prodigieuse lectrice, aussi curieuse de livres anciens que d’auteurs nouveaux. Au détour d’une phrase, j’ai évoqué mon ancienne élève, sachant que la comtesse fréquentait de temps à autre la librairie d’Eléonore Martin. Sans doute a-t-elle deviné ma véritable préoccupation, car dans sa réponse, si elle mentionnait ses récentes acquisitions dans la librairie, elle s’épanchait quelque peu sur la libraire. Au fil des phrases, j’ai compris que la vieille dame était réellement peinée par l’enfermement volontaire de celle qu’elle nommait une si jolie jeune femme. Elle terminait sa lettre en souhaitant que quelqu’un puisse réveiller son regard.

Alors j’ai fait paraître l’avis de décès d’Eléonore Martin. En lui donnant la mort, je voulais lui offrir la vie. J’espérais qu’elle serait suffisamment intriguée pour réagir. Sortir de sa léthargie volontaire. Les semaines ont passé sans que j’ai la moindre possibilité de connaître le résultat de mon misérable stratagème.

Et puis la comtesse de Vautrin s’est éteinte. Je l’ai appris par une longue lettre posthume que son notaire m’a fait parvenir. Elle me disait une nouvelle fois l’inépuisable chagrin d’Eléonore Martin et son désir de lui léguer ses ouvrages rares, persuadée qu’elle seule saurait trouver les bons destinataires. Peut-être ce travail qu’elle lui confiait lui donnerait-il un semblant d’énergie vitale. C’est par ces mots que la vieille dame terminait son paragraphe. Et c’est ainsi que j’ai appris le peu d’effet de l’annonce que j’avais fait paraître.

Il me fallait trouver quelque chose de plus vif. Mon intention première était de redonner le goût de vivre à mon ancienne élève. Pourquoi ne pas lui donner une vie, tout simplement. Une vie dont elle serait responsable. Une vie qui ne dépendrait que d’elle. 

Un chiot.

Grégoire avait cinq ans quand Anne a déposé un soir dans ses bras une petite boule de poils chaude et gémissante. Je n’avais jamais vu un tel ravissement étonné sur le visage de mon fils.

Un chiot. Voilà le cadeau que je voulais faire à Eléonore Martin.

Ce cadeau, je le voulais spectaculaire, et poétique. Inimaginable et inoubliable. J’ai mis longtemps à dresser un plan qui correspondait en tous points à mon idée. Mais il me fallait un complice. Trouver Etienne Bertrand et dénicher sa cachette ne fut pas chose facile. Mais c’est une autre histoire, que je dirai au seul concerné.

Toutes ces semaines occupées à échafauder des tactiques. Toutes ces semaines pleines de l’espoir de redonner vie à Léo, comme l’appelaient ses camarades. Et au bout de tout ce temps, c’est moi qui ai repris vie. Anne et Grégoire ne quittaient pas mes pensées, mais je me retrouvais souvent à sourire en pensant à eux. Les moments de bonheur intense passés ensemble resurgissaient. Et la douleur s’amenuisait.

Eléonore Martin m’a sauvé. 

Puis-je l’avoir un tant soit peu aidée.

Il y a plus d’un an maintenant que l’avis de décès est paru. Je n’ai pas vu les semaines ni les mois passer. Seul Nitak, ayant désormais sa taille adulte, m’en fait prendre conscience. Il fait toujours le tour des habitués des Nomades chaque matin, mais avec moins de fougue. Même quand il ne dort pas, il reste sagement couché sous la table centrale de la librairie toute la journée, attendant la longue promenade du retour à la maison. 

J’ai conservé cette habitude de marcher, avec ou sans mon chien. Ça m’est devenu indispensable, comme de respirer. Mais la balade que préfère Nitak est celle qui prend d’assaut la colline pour aller rendre visite à Etienne Bertrand. Avant même d’atteindre la clairière, il court à toute allure jusqu’à l’entrée du chalet. Il n’aboie qu’une seule fois et ne bouge que lorsque Etienne apparaît à la porte.

Depuis mon retour de Normandie, je n’ai revu que trois fois Etienne. Chaque visite pour lui apporter les livres qu’il m’avait commandés. Pas un seul mot n’a été échangé sur Gabriel Dumont. Je n’ai pas cherché à savoir comment il l’avait retrouvé. Il ne m’a jamais demandé ce que contenait l’enveloppe qu’il m’avait remise. Nos conversations sont lentes et pudiques. Les chiens et la littérature restent notre terrain commun.

Depuis quelques jours, je me suis mise à écrire.

J’écris la vie de Théo. Celle qu’il aurait eue s’il avait réussi à toucher le ciel.

J’écris la vie de Théo pour qu’il ne disparaisse pas à tout jamais quand je ne serai plus là pour penser encore à lui. 

J’écris la vie de Théo. Je lui fais vivre tous les voyages. Toutes les aventures. Tous les bonheurs et tous les chagrins que je n’ai pas connus.

J’écris la vie de Théo. Et grâce à lui, je sens que je vis. Enfin.

J’écris la vie de Théo. Théo, peut-être.