Instantanés


Choses vues, entendues.
Choses vécues, imaginées.
Incongrues, étonnantes, amusantes ou fantastiques.
Un narrateur, avec la ville comme terrain de jeu favori.
Une seule page par Instantané.
Un seul Instantané par page.


1.      

C’était ma dernière soirée dans cette station balnéaire. Les trois précédentes, je les avais épuisées en longues promenades le long de la corniche, à regarder la mer qui scintillait pour mon seul plaisir. Les villas de l’autre côté étaient fermées depuis longtemps déjà, assoupies jusqu’au printemps prochain, comme la petite ville. Ce soir, voulant échapper à toute cette mélancolie, je me suis dirigé vers le bâtiment posé sur la colline, éclairé comme un gâteau d’anniversaire. Jusqu’alors, la vulgarité de ces lumières m’avait repoussé. Mais là soudain, j’ai eu envie de bruit, de gens, de clinquant.

Pourtant, en pénétrant dans le casino, je n’ai été accueilli que par un silence inattendu. Epais, palpable. Seul le frôlement de mes pas sur la moquette était perceptible. Pas un rire, pas un cri, pas la moindre exclamation. Ni rage ni joie excessives. Rien, juste ce silence suspendu. Je me suis avancé vers la grande salle où une vingtaine de tables de jeux emplissait l’espace. Elles étaient toutes désertes. Pas de joueur, pas de croupier, pas de serveur, pas d’agent de sécurité. Elles étaient toutes désertes, sauf une. Les clients et les employés formaient une ronde compacte tout autour. Le cœur du local battait là, en silence. Face au croupier, un joueur solitaire. Une femme d’une soixantaine d’années, élégamment vêtue. Des pendentifs très fins aux oreilles, du même gris blanc que ses cheveux relevés en chignon. Un rang de perles à son cou pour souligner le décolleté de sa robe de soie. Quand la bille arrêta sa course folle sur le 25 noir, les observateurs laissèrent tous échapper en même temps une profonde expiration. Le croupier poussa devant la joueuse une pile impressionnante de jetons. Des jetons de 50 et de 100. Elle venait de gagner une somme considérable d’argent. 

Alors elle se leva avec lenteur, repoussa le tas de jetons devant le croupier, et ne prononça qu’un seul mot. “Personnel”.

Puis elle sortit.

2.   

Ce matin-là, le printemps avait soudainement éclaté. Une lumière transparente baignait la ville, rendant l’air si léger qu’on avait le sentiment de pouvoir s’envoler. Les premiers rayons d’un soleil tout jeune avaient transpercé ma fenêtre quand je m’apprêtais à sortir. Je suis parti en me laissant porter par la douceur ambiante, sans autre but que de profiter de ce cadeau tombé d’un ciel bleu profond. Je me suis bientôt retrouvé à flâner sur les berges du fleuve, dont les eaux habituellement opaques chatoyaient jusqu’à devenir presque limpides. Au bout d’une heure de marche paresseuse, à redécouvrir les bâtiments de la rive opposée dont les pierres semblaient fardées, je me suis assis sur un banc posé à l’ombre d’un arbre. A quelques mètres de là, deux clochards sortis tout droit d’une scène de film, s’étaient installés sous l’arche d’un pont. Sans doute rendus joyeux par cette atmosphère nouvelle, ils commentaient tout ce qu’ils voyaient, les passants, les bateaux. Leurs voix et leurs rires résonnaient comme dans une caverne. La tête tournée vers l’extrémité de la berge, ils se sont soudain tus. J’ai regardé dans la même direction pour voir ce qui les avait rendus silencieux.

Sa silhouette se découpait à contre jour. Longue et fine, elle marchait lentement, ses cheveux clairs se balançant sur ses épaules au rythme de ses pas. Elle portait de grandes lunettes noires qui lui cachaient la moitié du visage. Quand elle est passée devant moi, elle a délicatement remis en place une mèche de ses cheveux gris déplacée par la brise.

“On attendait le printemps, et c’est l’automne qui arrive”.

Je n’ai pas vu lequel des deux clochards avait prononcé cette phrase quand elle est arrivée à leur hauteur.

3.   

C’est au creux d’un après-midi pluvieux que j’avais découvert ce café. Rien ne me prédisposait à pousser la porte de cet établissement discret niché au milieu d’une petite rue calme, si ce n’est une averse drue et froide. J’avais tout de suite aimé l’étroitesse du lieu, rendu chaleureux par une décoration désuète mais confortable. Une cheminée percée dans le mur du fond, flanquée de deux fauteuils, ajoutait à la sensation de s’installer dans le salon d’une vieille tante de province. Depuis, j’avais pris l’habitude de venir y passer une heure ou deux de temps en temps, pour lire un livre ou un magazine après une longue promenade. Il n’y avait jamais guère plus d’un client ou deux, des habitués qui se saluaient d’un signe de tête avant de replonger dans leur lecture.

Ce jour-là, j’ai immédiatement remarqué la présence d’une nouvelle cliente. Elle était la seule femme de la salle, installée à la table près de la fenêtre. Nerveuse, tendue, elle ne cessait de regarder sa montre, puis la porte. Son inquiétude la faisait paraître plus âgée qu’elle ne devait l’être. Une jeune quarantaine tout au plus. Quand la porte s’ouvrit et qu’un jeune homme entra, elle sembla se statufier. L’homme resta quelques instants immobile devant l’entrée, puis alla s’asseoir en face de la femme. Ils gardèrent le silence de longues minutes, avant que la femme n’esquisse un sourire timide avant de parler.

– J’avais tellement peur que tu ne viennes pas.

– …

– J’ai tant de choses à te dire.

– Moi, je n’ai qu’une seule chose à vous dire. Vous m’avez rejeté de votre vie à ma naissance, alors je ne veux en aucun cas que vous fassiez partie de la mienne.

Il s’est levé, a rangé sa chaise devant la table, et il est reparti.   

4.   

Le début du voyage a toujours été pour moi l’aéroport. Dès l’entrée, la promesse d’un ailleurs. Cette bousculade effrénée, cette pagaille joyeuse et turbulente, ces cris et ces interpellations dans toutes les langues, jetés par des gens de toutes les couleurs. Cette ambiance de désordre fondamental, de course obligée entre des caddies débordants de bagages, au milieu des rires, des larmes, des retrouvailles et des séparations, c’est pour moi le signal du départ. Cette frénésie me procure immédiatement une jubilation que je ne ressens pas avant de monter à bord d’un train ou d’un bateau. Cette foule bigarrée, encombrée aussi bien de valises de luxe que de sacs entourés de ficelle, ces regards anxieux ou tristes,  rieurs ou excités, ce lieu de transit qui renferme le monde entier, tout me transporte hors de mon quotidien.

Ce jour-là, je ne partais ni loin ni longtemps. Pourtant, en prenant ma place dans la file d’enregistrement des bagages, le plaisir était aussi intense que si je partais à l’autre bout de la planète. Il ne restait plus que deux personnes avant moi. Un couple d’une quarantaine d’années, arborant la tenue du voyageur moderne, jeans, blousons de cuir et baskets en toile aux pieds. L’homme poussait un chariot débordant de bagages volumineux. Huit grosses valises plus deux énormes sacs. Quand l’hôtesse leur fit signe d’avancer, il eut du mal à bouger son chargement et se retourna vers sa compagne.

– C’est toi qui as les billets et les passeports ?

Elle fouilla dans son sac et lui tendit une pochette.

– Aide-moi avec le chariot.

Elle resta immobile deux secondes, puis recula.

– Je suis désolée, je ne pars pas.

Elle fit demi tour et s’enfuit en courant.

5.   

Au cours de mes pérégrinations dans la ville, il m’arrivait de temps à autre de traverser cette minuscule place. Je l’avais découverte tout à fait par hasard un après-midi de printemps où j’avais suivi paresseusement le chemin tracé par le soleil dans la cité. Enfouie au milieu d’un entrelacs de ruelles étroites et tortueuses, la petite place carrée était bordée par des maisons basses aux fenêtres fleuries. Un platane jaillissait au milieu de deux bancs posés à l’est et à l’ouest. Quatre réverbères rescapés du siècle dernier veillaient sur chaque angle. Je m’étais assis sur le banc d’ouest, étonné de découvrir ce lieu à côté duquel j’étais passé des centaines de fois, sans en soupçonner l’existence. Ici, le fracas de la ville ne pénétrait pas, il n’y avait ni voiture ni passant pressé, comme si le mouvement frénétique de la métropole y était interdit. Ou simplement ignoré. Alors quelquefois, je venais m’y reposer en lisant un livre. Mais jamais je n’y ai vu quelqu’un, promeneur ou habitant, comme si j’étais le seul à oser troubler le silence apaisant de ce lieu protégé.

Une nuit, quittant très tard une soirée chez des amis, j’avais décidé de rentrer à pied chez moi, pour dissiper la lourdeur des heures passées à table. J’avais traversé une bonne partie de la ville, à demi endormi, quand je me suis retrouvé sur la petite place. Les réverbères jetaient une lumière jaune sur les bancs et le platane. C’est à l’instant où ils sont sortis de l’ombre que je les ai vus. Un couple âgé aux cheveux blancs parfaitement coiffés. Longue robe claire pour elle, costume sombre pour lui. Enlacés avec un style suranné, ils tournaient au son d’une valse qu’ils étaient seuls à entendre.

6.   

J’avais pris l’habitude, depuis quelques années, de me rendre chaque matin à pied à mon bureau. Une petite demi-heure de marche intensive achevait de me réveiller et contribuait à me mettre en forme pour les heures de travail qui m’attendaient. Les jours de pluie ou de grand froid, si je regrettais le confort d’une voiture, voire l’inconfort des transports en commun, je ne dérogeais pas à ma règle. Pourtant ce matin-là, mis en retard par une panne d’électricité et exaspéré par un ciel bas et gris, je faillis m’engouffrer dans le métro. J’y renonçai au dernier moment, décidé à vaincre les éléments qui contrariaient mon quotidien. Occupé à finir de boutonner mon manteau et enrouler mon écharpe, ce n’est qu’après le deuxième carrefour que je les remarquai. Des flèches blanches peintes sur le trottoir. Nettes, impeccablement tracées, espacées l’une de l’autre de deux mètres environ. Intrigué, je me retournai pour constater qu’elles commençaient bien avant l’entrée de mon immeuble. Sans plus hésiter, je me mis à les suivre, m’éloignant peu à peu de mon trajet habituel. 

Je ne sais plus combien de temps j’ai marché ainsi à travers la ville. Tête baissée vers le trottoir, tournant autour des places, sautant des ponts, traversant des passages étroits, cheminant sur des pavés mouillés. Je me retrouvai bientôt dans un quartier inconnu. Délabré. Murs noirâtres, magasins désertés aux vitrines barricadées, immeubles dégradés. Seules les flèches paraissaient neuves et propres, illuminant la chaussée. Peu à peu, l’espace entre elles a commencé à diminuer. Un mètre cinquante. Un mètre. Trente centimètres. Puis seulement une longue flèche éclatante qui butait sur un mur. Deux entrepôts aux façades lézardées et aux vitres cassées encadraient le mur. Un mur soigneusement repeint du même blanc que les flèches. Sur le mur, en rouge écarlate, un immense point d’interrogation.

7.   

Depuis toujours, j’avais pour habitude de faire des escapades hors de la ville pour quelques jours. J’évitais les périodes de vacances et les lieux touristiques, encombrés tout au long de l’année. Je privilégiais des villages improbables, perchés sur des collines quasi inaccessibles ou encore cachés au creux de vallées fermées. Ces moments entre parenthèses m’étaient bientôt devenus indispensables. J’y allais seul, tout le temps. Loin du bruit, du tumulte, des vociférations. Loin des problèmes, des doutes, des interrogations. Je vivais pleinement ces heures de solitude volontaire pour me débarrasser des minuscules tracas et énervements qui polluaient mon quotidien. J’en revenais comme purifié des scories ordinaires, prêt à retrouver le fracas des jours.

Cette année, j’avais élu pour domicile éphémère un petit chalet posé sur une clairière au milieu d’une forêt. Levé à l’aube, je partais chaque matin pour de longues balades en suivant d’étroits sentiers au milieu des arbres. Peu à peu, j’évacuais les crispations qui entravaient mes pas dans la ville. Je ne rencontrais personne, ayant pris soin d’acheter tout ce dont j’avais besoin pour ce court séjour au dernier village, éloigné de plus de dix kilomètres du chalet. Ma surprise en fut d’autant plus grande quand je découvris au cœur des bois, le troisième jour, une chapelle entourée d’un petit cimetière. Aucune habitation alentour, aucune de trace d’un village ni ruine de château. Rien que l’espace dégagé au milieu des arbres pour la chapelle et le cimetière. Je m’approchai et essayai de pénétrer dans l’édifice, mais la porte était fermée à clef. Alors je fis le tour du cimetière, qui ne comptait qu’une vingtaine de tombes. De simples dalles posées sur l’herbe. Je notai quatre noms de famille différents. Mais tout au fond, à demi dissimulé sous les sapins, un véritable mausolée. Jurant avec la modestie des autres tombes, bâti en pierres claires, il était lourdement orné de frises ciselées autour d’un visage d’homme sculpté dans un médaillon. Au-dessus, en lettres d’or, ces trois mots : Ci-git Moi.

8.   

C’était un jour gris de fin d’automne. Une humidité sournoise s’insinuait jusqu’aux os. Sur la ville pesait un ciel bas prêt à tout engloutir. Il semblait que toute couleur avait soudainement disparu, pour laisser place à ce gris sale et terne. D’humeur aussi lourde que ce climat de fin du monde, je suivais d’un pas lent les trottoirs luisants. Dans ma tête des arcs en ciel, des éclats de soleil, des massifs de fleurs multicolores, des mers bleues, des prairies vertes parsemées de marguerites blanches et de coquelicots écarlates. Autour de moi, un brouillard opaque et des rues d’une infinie tristesse.

C’est presque sans m’en rendre compte que je suis entré dans ce parc. J’avais mes habitudes dans ce jardin agencé en plein cœur de la ville. Régulièrement, je venais en faire le tour, suivre les allées qui longeaient les pelouses ondulées. J’aimais m’asseoir pour lire ou rêvasser à l’ombre des grands arbres, là où la respiration de la cité s’apaisait enfin. Mais ce jour-là, les allées étaient recouvertes d’une couche de boue collante, les pelouses disparaissaient sous un lit de feuilles mortes brunâtres, et les plates-bandes dénudées n’offraient au promeneur qu’une chair de terre noire. Une atmosphère de mélancolie désespérée enveloppait le parc. 

Je m’arrêtai devant les arbres fruitiers qui bordaient le flanc sud. Les pommiers et les poiriers en espalier semblaient frissonner, leurs dernières feuilles tombées. Mais tout au bout, un arbre aux branches maigres était entièrement recouvert de gros fruits ronds d’un orange vif. C’était si inattendu, si saugrenu que je restai là, statufié, à regarder ce phénomène. Une jeune femme tenant un petit garçon par la main s’approcha, et montra l’arbre à l’enfant.

– Tu as vu ? Il y a des kakis dans le plaqueminier.

Cette phrase illumina ma journée.

9.   

Chaque matin, je réalisais la chance inespérée que j’avais d’habiter pas trop loin de mon bureau, et de pouvoir ainsi m’y rendre à pied. En voyant les visages froissés des voyageurs descendant des bus ou sortant du métro, déjà épuisés par une heure de trajet entassés les uns contre les autres, je m’en rendais parfaitement compte. Jour après jour le spectacle de cette lassitude grise, qu’aucun rayon de soleil ne savait faire sourire, me confortait dans ma décision de ne pas déménager, même si je rêvais d’un appartement plus grand. Une fois par semaine cependant, je rejoignais la cohorte des travailleurs du petit matin. Un déplacement dans une ville de province pour des rencontres professionnelles m’obligeait à prendre le train dès les premières heures du jour.

Quand je pénétrai dans le hall, la gare affichait ce même vacarme silencieux du petit matin. Les gens se croisaient en marchant vite ou en courant, le regard fixé sur un ailleurs invisible qu’ils cherchaient à atteindre en tout hâte, mais malgré eux, semblait-il. Personne ne parlait, ne riait, ne criait. La foule d’automates que je traversais chaque semaine pour rejoindre les quais. Seule une voix, précédée de trois notes de musique, transperçait régulièrement ce brouhaha. Une voix masculine impersonnelle, métallique, pour annoncer le départ et les arrivées des trains. Je terminai un café au goût indéterminable quand la voix s’éleva. Claire, chaude, presque tendre pour signaler le départ imminent de mon train, et le numéro du quai vers lequel il fallait se diriger. Je jetai mon gobelet dans une poubelle et m’avançai vers mon wagon quand la voix reprit, toujours aussi chaude.

“Je t’en supplie Christine, ne prends pas ce train. Rentre à la maison. Je t’aime.”

Quand le silence se fit, je m’aperçus que tous les voyageurs étaient comme moi figés sur place, un léger sourire aux lèvres.

10.   

Si je ne m’étais pas trompé de chemin, jamais je n’aurais pénétré dans cette petite ville. Seule une route mal goudronnée et truffée d’ornières y menait. La bourgade, adossée à une impressionnante paroi rocheuse, en marquait la fin. J’ai garé ma voiture le long du mur d’enceinte qui protégeait les habitations, puis j’ai consulté ma carte électronique. En vain. La ville n’était citée nulle part. Une ville fantôme, fallait-il croire. Comme je disposais de temps avant d’atteindre ma destination finale, je décidai de visiter ce lieu oublié des géographes.

Je m’enfonçai dans la rue centrale qui montait d’une façon abrupte vers la falaise, de l’autre côté de la cité. Il y avait peu de monde en ce début d’après-midi, et aucune voiture. La chaussée était bordée par des maisons de deux étages, couvertes de toits en ardoise. Les façades en pierre blonde étaient égayées par des fleurs multicolores suspendues dans des bacs à chaque fenêtre. Sur les trottoirs, des boutiques sans prétention. Une épicerie, une pharmacie, une boulangerie, une boucherie. Un peu plus loin, une droguerie, un marchand de chaussures et un autre de vêtements. Ni café ni restaurant dans cette rue. Arrivé à une minuscule place, je pris une ruelle pavée très étroite sur ma gauche, et je me retrouvai bientôt face à une devanture sortie d’un autre âge. Un véritable cabinet de curiosités. La vitrine débordait d’objets aussi hétéroclites qu’incongrus, entassés au petit bonheur les uns sur les autres, sans recherche d’aucune sorte. Des masques africains posés près d’un squelette humain. Des crânes d’animaux sur des livres à la reliure craquelée. Des herbiers, des miniatures, des pierres fossiles. Des lettres manuscrites échappées des tiroirs d’un meuble bancal. Des miroirs aux cadres en argent. Des toiles de petits maîtres. Lorsque je poussai la porte, je déclanchai un carillon au son cristallin et joyeux. Je me faufilai non sans mal au milieu d’un amas de bibelots qui s’élevait du sol au plafond. Arrivé au fond de la boutique, je remarquai une jeune femme accompagnée d’une petite fille, en train d’admirer un étalage de chapeaux. La petite fille s’amusait à les essayer, riant aux éclats quand les plumes lui chatouillaient la joue. 

Elle souleva un haut de forme et poussa un cri quand un lapin blanc s’en échappa et se mit à sauter de tas en tas partout dans la boutique.

11.   

Dimanche. Je hais les dimanches, comme dit la chanson, ces jours vides obligés. Habituellement je vais travailler, profitant du calme de mon bureau pour mettre à jour mes dossiers en attente et réfléchir à la stratégie à adopter pour développer mon agence. J’ai la chance de pouvoir décider de mes heures de liberté, et je les choisis en fonction de signes infimes. Un rayon de soleil. Un air de musique. Un mot entendu. Une phrase lue. Un bruit insolite. Mais ce dimanche, c’est le bleu du ciel qui m’a jeté dans les rues. Un bleu ardent, totalement inespéré en ce milieu d’hiver. Alors j’ai vagabondé de longues heures, guidé par les éclats de lumière sur les façades des immeubles et la douceur infinie de l’air. Tous ceux que je croisais, promeneurs solitaires, couples ou familles, arboraient le même sourire incrédule que moi. Un dimanche de printemps en hiver, comme une promesse aussi soudaine que fragile.

C’est ainsi que je me suis retrouvé dans l’extrême nord de la ville, que je n’avais guère coutume de fréquenter. Après avoir monté une ruelle étroite, j’ai pénétré dans un jardin qui s’étendait sur tout le sommet de la colline. Epuisé après ces kilomètres de marche, je me suis laissé tomber sur un banc, d’où j’avais une vue époustouflante bien au-delà des limites de la cité. Je ne saurais dire combien de temps je suis resté là, perdu dans la contemplation des toits scintillant sous le soleil. Lorsqu’une brise assez froide s’est levée, comme pour rappeler que le printemps était encore loin, je me suis enfin redressé pour partir. C’est seulement à ce moment-là que j’ai remarqué le livre posé sur le banc près de moi. Ecorné, comme bouffi à force d’avoir été feuilleté. Un roman d’un auteur japonais qui m’était inconnu. Sur la page de garde, une phrase griffonnée au crayon. J’ai adoré, lisez-le et faites-le circuler. Au-dessous, une liste de prénoms suivis des lieux où l’ouvrage avait été trouvé. 

Une semaine plus tard, j’en avais terminé la lecture. J’ai ajouté mon prénom au bas de la liste, ainsi que le nom du parc où je l’avais pris. Un jour de pluie, je l’ai déposé sur le siège d’un abribus.

12.   

Les passages dans la ville m’avaient toujours intrigué. Comme des rues cachées, qui certainement renfermaient des mystères, ou des histoires indicibles. Je m’y aventurais de temps en temps, avec toujours cette sensation de me mouvoir dans un conte fantastique. Ces passages fermés, couverts, étroits et sombres semblaient tout droit sortis d’un conte d’Edgar Allan Poe ou de Villiers de l’Isle Adam.  Il y flottait une atmosphère étrange, feutrée et surannée. Cette impression soudaine de se retrouver deux siècles auparavant était due en grande partie à la décoration chargée des passages. Murs peints de délicates bergères aux longs jupons, frises richement ajourées pour souligner le plafond également orné de scènes de châteaux et de chevalerie. Et partout cette même lumière diffuse censée éclaircir la pénombre, provenant de globes d’opaline fixés en hauteur. De chaque côté, des boutiques d’antiquités, d’horlogerie, de meubles désuets. On trouvait plusieurs passages disséminés à travers la ville, que je m’amusais à traverser dès que je le pouvais. Certains, moins ornementés, plus neutres, étaient entièrement dévolus au commerce des épices ou de la confection. Ils grouillaient de vie, de cris, d’employés courant dans tous les sens, s’interpellant dans toutes les langues. Le passage que je visitais ce jour-là semblait encore plus secret que les autres. J’étais souvent passé devant le porche sans même soupçonner qu’il en marquait l’entrée. C’est la pluie qui m’a poussé à l’intérieur. 

C’était un passage tortueux, obscur et silencieux. Peu de promeneurs, et des échoppes mal éclairées aux devantures poussiéreuses. Mais tout au bout, des lettres rouges lumineuses pour indiquer la présence d’un restaurant. Un restaurant au nom étrange. Aux Amants du Passage. J’ai poussé la porte et pénétré dans une salle minuscule. Une seule table au milieu, magnifiquement dressée, avec deux couverts. Quand j’ai demandé au vieil homme qui s’était approché de moi si je pouvais déjeuner, il m’a aimablement répondu que la table était réservée. Peut-être pour toujours, a-t-il ajouté en souriant légèrement. Tant que s’aimeront les amants du passage.

13.   

L’hiver n’en finissait plus de finir. Jour après jour, le même ciel bas et uniformément gris rendait la ville terne et sans relief. La persistance d’une humidité glaciale me déprimait avec constance. Et puis un matin, un rayon de soleil triomphant m’a réveillé. Une lumière inespérée a déchiré le gris. Je n’y croyais plus, après toutes ces semaines sombres et plombées. Ce ciel d’un bleu si pur m’a donné une envie subite et irrésistible de voir la mer. Le murmure des vagues, l’air chargé de sel et d’iode, le sable qui roule sous les pieds, j’ai eu soudain besoin de cette bouffée d’enfance. Deux heures après, je roulais vers le sud. Comme vers une promesse d’été. 

Je suivais une petite route au soleil couchant quand j’ai découvert une auberge isolée en bordure d’une crique. Je n’osais pas croire qu’il restait encore des lieux semblables sur cette côte presque entièrement bétonnée. 

Sitôt levé, je me suis précipité dans l’escalier abrupt qui permettait un accès direct à la plage. J’étais le seul à fouler le sable vierge, le seul à me jeter dans la mer. D’abord saisi par l’extrême fraîcheur de l’eau, j’ai nagé vigoureusement vers l’horizon, avec comme toujours cette folle idée d’être une fois capable d’en toucher la courbure. Au retour, étendu sur ma serviette, je n’ai pas mis longtemps à m’endormir au soleil matinal, le corps plein d’une bienfaisante fatigue. 

C’est le bruit du moteur qui m’a fait sursauter. Un petit bimoteur passait lentement au-dessus de la crique. Il tirait une banderole portant un message. Ce n’est qu’au deuxième passage, abritant mes yeux du soleil, que j’ai réussi à le déchiffrer. 

J’aime pas la mer. Voilà ce que disait message.

14.   

Chaque été, la maison était envahie par la famille et les amis. J’évitais l’excitation générale et les cris des enfants en restant dans la ville désertée. J’en aimais les rues vidées de leurs voitures, les trottoirs nus, les boutiques endormies et jusqu’à la chaleur moite qui assoupissait un peu plus la cité. Mais dès les premiers froids, je partais m’enfermer seul pour quelques semaines dans la maison silencieuse. C’était un ancien corps de ferme posé au pied d’une colline, entouré de forêts à perte de vue, et bordé à l’arrière par une petite rivière. On y accédait par un chemin de terre ardu, le village le plus proche était à cinq kilomètres et l’habitation voisine à deux. Son parfait isolement me convenait à merveille, et pouvoir y passer des jours paisibles faisait partie intégrante de mes minuscules bonheurs.

Dès mon arrivée, une fois les volets ouverts et les provisions rangées, j’ai allumé un feu de bois pour chasser l’humidité qui stagnait entre les épais murs de pierres. Très vite, le crépitement des bûches et l’odeur des branches de tilleul qui brûlaient ont envahi l’espace, projetant dans toute la pièce une sensation de bien-être apaisante. J’ai passé les heures suivantes enfoncé dans mon fauteuil préféré, à lire pendant que la nuit tombait en faisant taire le vent.

Le lendemain, j’ai été réveillé dès l’aube par une clarté inattendue qui inondait ma chambre. Je me suis précipité à la fenêtre où je suis resté longtemps, ébahi comme un enfant, à contempler le paysage entièrement recouvert d’une épaisse couche de neige qui miroitait sous le soleil. Elle recouvrait tout, les champs, les arbres et la forêt. C’est en baissant les yeux sur la prairie devant la maison que je l’ai vu. Tout noir, parfaitement immobile, et qui me regardait. Un loup.

15.   

J’avais choisi le mois de mai pour retourner dans cette ville où j’avais vécu dix ans plus tôt. Je savais y retrouver les maisons basses que j’aimais tant, avec leurs jardinets débordant de fleurs multicolores, les vastes parcs où il faisait bon s’arrêter pendant des heures sous les arbres, le fleuve si large traversé par des cargos venus du bout du monde. Un ciel translucide pour mieux faire exploser le printemps. Je me réjouissais de retrouver l’atmosphère calme et bon enfant de cette métropole qui paraissait ne jamais pouvoir être atteinte par les problèmes du monde. Un lieu en marge, hésitant entre capitale et province, évitant avec zèle la trépidation inutile des métropoles de même importance. Dès les beaux jours arrivés, la ville se transformait en immense terrain de jeux et de fêtes. Concerts organisés ou improvisés sur les places, barbecues géants dans les parcs, enfants lâchés sur les pelouses et dans les piscines ouvertes. 

A peine sorti de l’avion, je me suis précipité dans les rues, impatient de replonger dans cette ambiance qui m’avait tant manqué. J’ai emprunté avec délice les sentiers cachés qui se faufilent à l’arrière des maisons. Les barrières de bois qui fermaient les jardins débordaient de glycine. Tout sentait la joie de vivre. J’ai soudain débouché sur une avenue noire de monde. Des milliers de personnes défilaient en criant des slogans hostiles à la mondialisation et la finance internationale. Je me suis arrêté, saisi par le décalage entre mon vagabondage et cette colère populaire. Les manifestants brandissaient des banderoles avec des messages furieux et vindicatifs. Un immense grondement s’élevait tout au long de l’avenue. Je suis resté un très long moment à observer cette révolte en marche, inattendue dans cette ville. C’est au moment où j’allais m’éloigner que je l’ai remarquée. Une jeune fille juchée sur le toit d’un abribus tendait une pancarte vers la foule. J’ai retrouvé mon sourire en déchiffrant ce qu’elle y avait écrit. Cherche partenaire de badminton, suivi d’un numéro de téléphone.

16.   

C’est une amie qui m’avait fait découvrir ce restaurant. J’étais très souvent passé devant sans jamais éprouver le moindre désir d’en pousser la porte. Bien que la terrasse soit accueillante, sa situation en plein cœur du quartier le plus touristique de la ville me faisait craindre le pire quant à la qualité de la cuisine et celle de la fréquentation. Ma surprise n’en fut que plus grande la première fois que je pénétrai dans une salle petite et basse de plafond, mais douillette et familiale. Un feu de bois sur le mur du fond égayait l’atmosphère tout en servant de grill pour des viandes appétissantes. Depuis ce dîner, j’étais devenu un client régulier de l’établissement, où la table près de la cheminée m’était toujours proposée. 

Très rapidement, j’ai remarqué une femme assise seule dos à la salle, qui était toujours là quand je venais. Bien qu’elle soit discrète, ses tenues ne manquaient pas d’attirer l’attention. Plus exactement, c’était toujours le même tailleur pantalon, le même bandeau dans les cheveux, les mêmes escarpins, le même sac, mais à chaque fois d’une couleur différente. Cette femme silencieuse était tantôt uniformément bleue, ou blanche, jaune, verte, grise, noire, mauve. Un autre détail, moins visible, m’avait intrigué. Son repas achevé, elle sortait un stylo de son sac et inscrivait quelque chose à l’intérieur du menu. Puis elle quittait rapidement l’établissement.

Un jour qu’elle partait juste à mon arrivée, j’ai discrètement pris le menu laissé sur sa table. Une fois installé, je l’ai ouvert, intrigué. Tout en bas sur la page de droite, elle avait noté deux lignes, d’une écriture minuscule. Le chef a changé, la qualité a baissé. Essayez plutôt « Chez Benoît » rue de l’Atlantique.

Je ne l’ai plus jamais revue dans ce restaurant. Mais il est vrai que « Chez Benoît », la cuisine était délicieuse.

17.   

Sur la place devant chez moi, il y a un marché trois fois par semaines. Quand je suis réveillé tôt, j’aime regarder depuis mon balcon les stands se monter. Au moment où s’ouvrent les vastes parasols multicolores, on dirait le chapiteau d’un cirque qui s’élève dans le petit matin, avec ses promesses de rêve. Alors je descends parcourir les allées avant qu’il y ait foule. Les fruits et les légumes montés en pyramides vertes, blanches, jaunes ou rouges, les poissons aux écailles vif argent, les fromages sagement alignés, les poulets, les jambons et les charcuteries, tout réjouit l’œil et ouvre l’appétit. Mais je m’arrête toujours un peu plus longtemps devant l’étal des épices, où les couleurs et les parfums m’entraînent chaque fois dans des contrées ensoleillées baignées de mers chaudes. L’exotisme au bout de la rue. 

Mais l’exotisme se niche également sur les petits marchés de villages reculés. Au cours de mes pérégrinations vagabondes à travers le pays, je ne manque jamais de m’arrêter quelques heures pour flâner sur les marchés des bourgades les plus enclavées. J’écoute d’abord les accents chantants, traînants ou rauques des clients et des marchands, ces accents qui disent aussitôt le pain d’épices, les olives de toutes sortes, les colliers de piments, les tresses d’ail, les fruits et les légumes à peine cueillis. Je ne manque jamais d’acheter quelques produits locaux, fromage, miel, huile de noix ou d’olive et charcuterie dont je sais le goût authentique, si différent de ce qu’on trouve dans la capitale.

C’est au bout d’un de ces marchés campagnards que je l’ai vue. Une très vieille dame vêtue de noir, les cheveux protégés par un foulard, assise devant une caisse en bois. Devant, un panneau sur lequel étaient tracés à la main quelques mots. Œuf du jour. Sur la caisse, une toute petite corbeille en osier, remplie de paille. Au milieu, un œuf. Un seul œuf. L’œuf du jour.

18.   

Offrir un cadeau avait toujours représenté un puissant casse-tête pour moi. Il fallait, certes, tenir compte avant tout des goûts de la personne qui devait le recevoir, mais je ne pouvais me résoudre à choisir un objet qui ne correspondait pas un peu aux miens. Je passais beaucoup trop de temps à me décider pour finalement décevoir tout le monde. Aussi, quand une fête obligatoire comme Noël arrivait, je sentais monter en moi une panique oppressante. Pour y remédier, j’avais pris l’habitude, depuis quelques années, de grouper mes achats en une seule fois. Deux ou trois semaines avant la date fatidique, dans une vaine tentative d’échapper à la foule, je me rendais dans un des grands magasins de la ville, certain de trouver à peu près tout sur place. J’avais également mis en place un système assez simple pour m’épargner toute hésitation. Des jouets ou des livres pour les enfants, des jeux vidéos ou des films pour les adolescents, des écharpes, des ceintures, des cravates ou des parfums pour les adultes. Pas très original, mais efficace.

Cette année, je comptais sur une après-midi vacante de mi-novembre pour faire mes achats dans le calme. Pourtant, dès mon arrivée dans le magasin, j’ai été saisi par la cohue qui y régnait. Une cohue proche du chaos. Les gens se pressaient autour des rayons, se bousculaient, se marchaient sur les pieds, tout cela dans un vacarme assourdissant mêlé de cris et de protestations. Et pour couvrir le tout, une musique tonitruante. L’énervement des acheteurs menaçait de se transformer à tout moment en agressivité. Je décidai de repartir mais je me trouvais prisonnier d’un bloc compact d’hommes, de femmes et d’enfants à demi étouffés. La musique s’est alors arrêtée brusquement, provoquant un silence soudain dans la foule. Chacun retenait son souffle, attendant une annonce d’importance. Promotion. Enfant perdu. Voiture mal garée. Alerte à la bombe. Mais après de longues secondes de calme suspendu, une chanson délicieusement entraînante et joyeuse a empli l’espace. Sans même s’en rendre compte, les clients ont commencé à légèrement bouger en rythme, et moi aussi. Bientôt, tout le monde dansait dans les rayons, transformant les allées du magasin en vaste boîte de nuit.

19.   

Il y avait bien longtemps que je n’avais plus réservé une place pour assister à un spectacle. Prévoir un mois ou deux à l’avance ce que j’allais faire de ma soirée m’était insupportable. De même, j’évitais soigneusement de lire toute critique de films, de livres ou d’expositions pour garder intactes mes découvertes. Une affiche me faisait entrer dans un cinéma, un titre me faisait acheter un ouvrage, un artiste pénétrer dans un musée. Selon ce principe, le théâtre, la musique vivante, l’opéra ou la danse m’étaient pratiquement devenus interdits. Si les concerts pouvaient être remplacés par des enregistrements, il en allait tout autrement pour le théâtre. Mais s’il m’était arrivé, deux ou trois fois, de regretter d’avoir raté une pièce, je continuais à préférer ma liberté de choix. Tout du moins, garder le sentiment que je ne me laissais en rien influencer par la mode culturelle du moment.

Pourtant, dès l’annonce de sa montée sur scène, je me suis précipité pour retenir un fauteuil pour la première. Lui, le plus grand comédien non pas de sa génération, mais du siècle, revenait au théâtre à près de quatre vingt dix ans. Depuis mon enfance, comme beaucoup, je l’admirais. J’avais vu, et revu, tous ses films. Sa puissance, son charisme qui confinait au magnétisme, son étrange beauté, sa voix aussi douce que profonde, sa prosodie qui éclairait chaque infime détail de ses textes, tout le rendait exceptionnel. Depuis une dizaine d’années, il s’était mis en retrait du métier, et du monde. On ne le voyait plus nulle part, on ne l’entendait plus, on ne le croisait plus. Alors, apprendre qu’il allait jouer une pièce, certainement pour la dernière fois, je n’aurais pour rien au monde manqué ce rendez-vous.

La salle était remplie jusqu’au moindre strapontin. Le bruissement fébrile des conversations reflétait l’attente de ce moment rare et excitant. Et soudain le silence avec les lumières qui s’éteignent, suivies des trois coups. Le rideau s’ouvre, la scène s’illumine, et il est là. Debout, seul face au public. Magnifique. Pendant une minute, puis deux, il ne bouge pas. Et ne dit rien. Puis, de cette voix incomparable, il prononce un mot. Un seul mot.

Non.

Et il s’en va.

20.   

Une fois par mois, je devais me rendre dans un quartier oublié du nord de la ville. Si au début j’avais trouvé cette obligation contraignante, elle m’était apparue, au fil du temps, plutôt insolite et presque agréable. Délaissant le métro, le moyen le plus rapide de me rendre sur place, j’avais opté pour un trajet long et tortueux en bus. Coincé contre la vitre, je pouvais laisser mon esprit vagabonder à loisir en regardant défiler les quartiers cossus du centre, peu à peu remplacés par des rues brouillonnes et agitées au fur et à mesure que j’approchais de ma destination. Là, tout changeait. Disparus, les immeubles élégamment ravalés, les places silencieuses, les larges trottoirs ombragés, les boutiques de vêtements de luxe, d’accessoires en cuir fin, de chocolats et d’alcools rares. Ici, des rues étroites mal pavées, des trottoirs défoncés, des maisons basses brinquebalantes, des épiceries vendant des produits du monde entier. Un autre monde, mais un monde multicolore, pressé, joyeux, délicatement épicé. Un monde que j’ai découvert mois après mois.

J’ai commencé à visiter ce lieu si singulier pour moi avec précaution. Non par crainte, mais plutôt avec le sentiment que j’y entrais par effraction. Ces ruelles renfermaient un quotidien qui m’était inconnu. Pourtant, très vite, je m’y suis senti à l’aise. Rien de bourgeois ici comme dans le reste de la ville, où la richesse s’étalait sur les façades et dans les vitrines. Ce lieu à part avait su préserver sa vie première, et les jeunes se mêlaient aux vieux, les cadres aux ouvriers et artisans, les autochtones aux immigrés. Ils se connaissaient, se croisaient, se parlaient et se retrouvaient le soir dans un petit bar à la décoration inchangée depuis des décennies. Mais ce qui me frappait, c’était la vétusté des maisons et des petits immeubles. Le manque de moyens pour rafraîchir les murs à la peinture effacée depuis longtemps, pour colmater les fissures béantes comme des cicatrices mal soignées, tout laissait apparaître un dénuement pérenne qui ne semblait pourtant pas entamer la bonhommie des habitants.

Un jour que je m’enfonçais dans une allée cachée au fond du quartier, je remarquai sur le mur d’un bâtiment à demi effondré une plaque en cuivre rutilante soigneusement vissée. Intrigué, je m’avançai pour voir quel médecin, notaire ou avocat avait eu l’idée saugrenue de s’installer dans ce lieu perdu. Sur la plaque, gravés en lettres noires, un simple message.

J’ai habité ici.

21.   

Après plusieurs semaines d’immersion pour achever un travail complexe et absorbant, je me suis senti envahi par un besoin d’évasion et de grand air. Je n’avais pas vu le printemps arriver, aussi ai-je été surpris par l’éclosion colorée de la végétation le jour où j’ai pu m’échapper de mon bureau pour une longue balade dans un parc de la ville. Le soir même, je prenais ma voiture en direction de la montagne. Quand j’étais enfant, j’avais passé tous mes étés dans ces paysages sauvages et imposants, où persistait encore un peu de la beauté vierge de la nature. J’ai eu envie de retrouver cette sensation de liberté brute, de ciel pur et d’air translucide.

A cette période de l’année, le village où je m’étais arrêté semblait avoir retrouvé son calme d’antan. Les skieurs avaient déserté les pistes dès la neige fondue et les touristes n’envahiraient les sentiers qu’à l’été. J’étais le seul client du gîte où j’avais trouvé refuge, et certainement le seul étranger du bourg. Les premiers jours, je me suis cantonné à des marches vagabondes au bord du ruisseau et dans les bois qui encerclaient les montagnes. Mes muscles ankylosés par des mois d’immobilisme commençaient peu à peu à se détendre, puis à se raffermir. Je m’aventurais de plus en plus loin au fil des jours, et de plus en plus longtemps. Je ne me lassais pas des parfums forts et subtils de la forêt, ni des jeux de lumière au travers des arbres. Je n’avais pour rythmer mes pas que le bruit de l’eau sur les rochers, le chant des oiseaux et le bruissement des branches sous la brise. Au bout d’une semaine, je me sentais prêt pour une course plus sérieuse. Atteindre le sommet qui dominait toutes les vallées alentour ne me paraissait plus impossible.

J’ai mis plus de cinq heures pour arriver, totalement fourbu et à bout de souffle. Je n’avais croisé personne pendant mon escalade, légèrement perturbé à l’idée d’un accident qui me laisserait isolé pour un temps très long. Mais une fois mon but atteint, j’ai profité de cette totale solitude pour admirer le paysage grandiose qui s’étalait sous mes yeux. J’allais enfin me résoudre à redescendre quand j’ai entendu quelqu’un derrière moi dire c’est beau, hein. Quand je me suis retourné, je me suis trouvé face à une minuscule petite fille toute vêtue de rouge, assise sur une rocher, serrant une poupée dans ses bras.

22.   

Me rendre dans le sud du pays, avec cette promesse de soleil et de douceur pour oublier le gris qui recouvrait la capitale, faisait partie de mes petits bonheurs intimes. Pourtant ce jour-là mon plaisir a été perturbé dès le début du voyage. Une grève tenace paralysant tout le transport aérien, je devais prendre le train. Huit heures de trajet au lieu des deux habituelles, avec la perspective de wagons bondés par des passagers énervés de se voir imposer une telle perte de temps. De plus, je n’ai jamais aimé le train, insensible à cette fausse poésie véhiculée par l’imagerie collective, n’y trouvant qu’une infinie monotonie. Voir défiler un paysage de champs, de bois, de fermes et de banlieues en un interminable travelling ne me passionnait pas vraiment. Mais je n’avais d’autre choix. Aussi, je me focalisais sur la fin de cette longue journée, anticipant le délice du séjour à venir. Un repas sur une terrasse, un bain de mer tardif, une balade dans la garrigue. Et des senteurs encore vivaces, des couleurs franches, comme un éternel été pour mieux narguer la ville froide du nord.

Dès que le train s’est ébranlé, j’étais déjà épuisé. Il y avait eu la traversée d’une foule opaque pour atteindre mon wagon, puis mon siège coincé entre une mère et ses deux enfants qui, après avoir ri et chahuté, ont commencé à se disputer. Comme je m’y attendais, toutes les places étaient occupées, et le vacarme des conversations et des éclats de voix empêchait toute idée de repos, ou l’espoir d’une heure ou deux de lecture dans le calme. Au bout de trois heures, dans une vaine tentative d’échapper au tumulte ambiant, je me suis dirigé vers le bar. Là aussi, c’était surpeuplé, et les passagers semblaient s’y être réfugiés pour mieux pouvoir hurler dans leurs téléphones. J’allais rebrousser chemin quand le train a brusquement stoppé en plein milieu d’un tunnel. Toutes les lumières se sont alors éteintes, et les conversations se sont tues. Un grand silence noir s’est abattu sur les wagons. On ne percevait plus que la respiration angoissée des voyageurs. Au bout d’une interminable minute de cette étrange immobilité, des cloches se sont mises à sonner. Puis des voix d’enfants, des bribes de chansons, des carillons, des chants d’oiseaux, des klaxons de voitures, des airs d’opéra et des sirènes de police se sont élevés en un concert cacophonique improvisé. Tous les téléphones s’étaient mis à sonner en même temps, juste avant que les lumières ne se rallument et que le train ne reparte.

23.   

La circulation en ville était devenue insensée au fil des années. Plus les autorités tentaient de limiter le nombre de véhicules, plus les embouteillages se multipliaient. Aussi, j’avais pris l’habitude de laisser ma voiture au garage, ne la sortant que pour de longs trajets. Au quotidien, pour me déplacer à l’intérieur de l’agglomération, j’utilisais les transports en commun, ou je marchais. J’évitais ainsi les énervements obligatoires du conducteur coincé entre un camion de livraison et un bus, et je découvrais des quartiers entiers en m’enfonçant dans des petites rues ignorées des larges artères censées fluidifier le trafic. C’est donc avec une légère angoisse que j’ai appris que je devais me rendre impérativement dans une banlieue éloignée, très mal desservie par le métro ou le train. Le plus logique était d’y aller en voiture.

Pour échapper à tout agacement superflu, je suis parti avec deux bonnes heures d’avance, d’autant plus qu’il me fallait traverser toute la ville d’est en ouest pour rejoindre l’autoroute.  Mais dès que je me suis engagé dans la rue, je suis resté bloqué. Pour patienter, j’ai allumé l’auto radio, et appris ainsi qu’il y avait une grève sauvage sur tout le réseau ferroviaire. C’était mon jour de chance, à n’en pas douter. Mètre après mètre, j’ai enfin rejoint la grande avenue qui me menait tout droit vers la sortie de la ville. Mais avant de l’atteindre, il me fallait encore faire le tour de l’immense place qui desservait sept autres boulevards.

Une demi-heure plus tard, j’ai réussi à me glisser dans la ronde des voitures qui tournaient autour de la place, dans un tintamarre de klaxons, coups de freins, insultes et cris de colère. Ma sortie étant la troisième, je suis sagement resté sur ma droite en restant concentré pour éviter toute collision avec les véhicules qui essayaient de se frayer un chemin au milieu de cet amas de tôles. Parce que si les autres rues étaient bouchées, ici c’était plutôt une étendue de carrosseries. Il n’y avait plus un centimètre carré de libre entre deux voitures. Ce n’est qu’une fois atteint le boulevard que je devais prendre que j’ai compris. Devant chaque avenue qui permettait de s’éparpiller dans la ville et de désengorger la place, il y avait un panneau de sens interdit. Blague de potaches. Révolte des grévistes. Action incompréhensible de la police. Je ne saurais dire. Tout ce que je savais, c’est que j’étais pour l’instant condamné à tourner au ralenti sur cette place pendant un temps indéterminé.

24.   

Deux voyages d’affaires m’avaient permis de résider très brièvement dans cette ville étrange. Etrange, c’est ainsi qu’elle m’était apparue pendant les quelques jours que j’y avais passés. Pour confirmer ou infirmer cette impression, j’avais donc décidé d’y séjourner une semaine entière, pour mieux l’épuiser. Comme toutes les grandes métropoles autour du monde, elle s’était développée le long de la seule voie de communication naturelle, un fleuve si large qu’il permettait la remontée de cargos depuis l’océan jusqu’au port de la vieille ville. Là, les ruelles étroites et pavées, les bâtisses en pierre brunie par le temps et les fenêtres à meneaux disaient les siècles passés et l’opulence de la cité. Une opulence de commerçants, une opulence cossue mais discrète qui contrastait avec le clinquant et l’arrogance des tours qui hérissaient le centre ville. 

Au fil des jours et de mes flâneries attentives, j’ai été déçu par l’urbanisme anarchique de la cité, où l’élégance surannée des demeures entourées de jardins était étouffée par des constructions d’immeubles sans charme. Choqué par les vitrines des magasins où le luxe et le chic qui y étaient proposés disparaissaient dans un empilement chaotique rebutant. Désappointé par le manque de galeries d’art et la pauvreté de la statuaire publique. Mais charmé par les grands parcs agréablement aménagés. Séduit par les petits marchés et les restaurants qui proposaient des cuisines du monde entier. Un bien-être inattendu surgissait de ces contrastes. Pourtant, cette sensation d’étrangeté ne me quittait pas. 

Ce n’est qu’au bout de quatre jours que j’ai enfin compris. Tout le monde, hommes, femmes, enfants. Vieux, jeunes. Policiers, pompiers, agents municipaux. Joggers, joueurs de tennis, cyclistes. Serveurs, femmes de chambres, vendeurs. Tout le monde portait des chaussures vertes.

25.   

Dès que j’ai su lire, les livres ne m’ont plus jamais quitté. Une pile en permanence sur mon bureau, deux ou trois ouvrages sur ma table de chevet, un volume dans ma poche ou ma valise. Chaque fois que je visitais un lieu inconnu, quartier ou ville, un de mes plaisirs intimes était de chercher la librairie. Non pas une librairie, mais bien la librairie. Celle qui n’avait pas besoin de vitrine tapageuse pour attirer le client. Celle qui ne mettait pas en avant la dernière production inepte d’une star à la mode. Celle qui ne s’occupait que de littérature et de culture. J’errais des heures dans les rayons, fouillant dans l’amas de recueils, en feuilletant quelques uns, dénichant une édition introuvable d’un auteur oublié. Alors, dès que je suis arrivé dans cette bourgade à l’écart des grands axes, j’ai immédiatement parcouru toutes les rues, ruelles et passages à la recherche de la librairie. J’ai fini par la dénicher au fond d’une impasse. La clochette qui tintinnabule quand on pousse la porte, l’odeur de vieux papier et de poussière, les étagères et les tables qui croulent sous les piles de volumes, tout y était. Après deux heures passées à piocher dans ce fouillis, je me suis arrêté sur un livre à la couverture jaunie, aux pages gonflées par l’humidité. L’auteur m’était inconnu, et il n’y avait pas de quatrième de couverture pour connaître la teneur de l’ouvrage. Mais le titre m’ayant accroché, je suis reparti avec le roman.

Le soir même, j’ai commencé à le lire. Amusé dès le début par le personnage principal, mélange de misanthrope bourru et de rêveur naïf, j’ai été surpris quand son nom est apparu. Le même que le mien, alors que j’ai un prénom peu courant et un patronyme compliqué. La coïncidence, que j’ai crue tout d’abord purement fortuite, s’est révélée volontaire au fil des pages. Le livre était l’exact récit de ma vie. Toutes les péripéties, même les plus intimes et les plus minimes, y étaient décrites avec précision. Des faits que j’avais oubliés, des gens dont je ne me souvenais plus ressurgissaient au détour d’un paragraphe. Profondément troublé, j’ai poursuivi ma lecture jusqu’au petit matin, pour m’apercevoir que le roman s’achevait le 16 avril de cette année, à l’aube, me montrant en train de refermer ce livre.

Passé un long moment d’hébétude, je me suis précipité dans l’impasse pour parler au libraire. Mais quand je suis arrivé devant la boutique, ce n’était plus une librairie, mais une quincaillerie.

26.   

C’était la première fois que je venais dans cette ville en été. Mes précédents séjours, je les avais effectués au beau milieu de l’hiver, quand les rues disparaissaient sous la neige et les habitants sous leurs manteaux. J’avais été émerveillé comme un enfant par la cité immaculée où les bruits s’assoupissaient dans un grand silence blanc. Mais cette fois-ci, j’ai eu le sentiment de débarquer dans une autre ville. Une ville verte, débordant de fleurs, de cris, de rires et de joyeuses conversations. Sur les trottoirs, aux terrasses des cafés, dans les parcs, les gens avaient éclos de leurs anoraks et n’étaient plus couverts que de tissus aussi courts que légers.

Je suis parti au hasard des rues, surpris de ne pas reconnaître des lieux pourtant familiers. Les cyclistes envahissaient les chaussées désertées en février, les massifs éclataient de couleurs dans tous les jardinets, les arbres formaient des voûtes ombragées au-dessus des artères. Les passants que je croisais arboraient tous un sourire radieux en levant les yeux sur un ciel immuablement bleu. Un air de bonheur léger flottait sur la ville. Il s’affichait ostensiblement sur les inscriptions fantaisistes des T-shirts. Je m’amusais à déchiffrer ces tatouages de vêtements sur les passants. Photos d’enfants souriants, professions de foi diverses, dessins fantaisistes, soleils éclatants, paysages verdoyants, animaux fantastiques. Une galerie d’art populaire mouvante. 

C’est dans un parc que je l’ai vu. Un homme d’une trentaine d’années, immobile et pensif à l’ombre d’un arbre. Mon roman Le Vagabond sort le 24, vous pouvez lire l’incipit dans mon dos. C’est ce que proclamait son T-shirt. J’ai discrètement fait le tour de l’arbre pour lire la première phrase.

27.   

La nuit écrasait la campagne avec violence. J’avais oublié ce noir intense, profond, oppressant, qui s’abattait sur le paysage jusqu’à l’engloutir complètement. Je vivais depuis toujours en ville, là où les lumières ne s’éteignent jamais, contraignant le ciel nocturne à un obscurcissement de convenance. Alors, me retrouver fin février, par une nuit sans lune, en train de rouler sur une petite route sinueuse bordée de forêts, c’était aussi inhabituel qu’angoissant. Les phares de ma voiture accentuaient l’aspect fantomatique de ce décor inconnu. Les arbres devinés dans cette lueur blafarde jetaient des ombres menaçantes, me donnant la sensation d’évoluer dans un cauchemar d’enfant. 

Quand mes amis m’avaient invité à visiter le domaine qu’ils venaient d’acquérir, je m’étais réjoui de pouvoir profiter de quelques jours de libres pour m’y rendre aussitôt. J’avais oublié l’hiver, le froid, le gris et les courtes heures de jour pour prendre le volant en direction du sud. Le sud, depuis toujours pour moi synonyme de vacances, de ciel bleu et de chaleur, comme un éternel été. Mais l’hiver gagnait tout le pays, et la nuit tombait ici aussi rapidement que dans le nord, ce dont je m’apercevais maintenant sur cette route perdue au milieu des collines. J’essayais d’en deviner le tracé maladroit du bout de mes phares. Rendu nerveux par cette atmosphère de film d’angoisse, tendu à l’extrême, je roulais au pas pour ne pas risquer de quitter la chaussée ou de heurter un sanglier surgi des bois, espérant apercevoir enfin le panneau signalant l’entrée de la propriété. 

Au sortir d’un virage, une violente rafale de vent envoya un objet sur mon pare-brise et le fit éclater. Je pilai et ramassai sur le siège passager un grand V en bois peint en rouge. Je levai les yeux pour découvrir que le V avait été arraché au panneau marquant l’entrée du domaine de mes amis. Les vignobles Lambert étaient devenus le ignobles Lambert.

28.   

C’est pour une mission professionnelle que je me suis rendu dans cette station balnéaire. Si l’idée de me retrouver pour quelques jours au bord de la mer avait de quoi me séduire, y aller au plein cœur de l’hiver ne m’enchantait pas outre mesure. Le vent glacé qui vous cisaille, la pluie aux gouttes serrées qui vous laisse transi, le gris sombre des vagues qui s’écrasent sur une plage nue, tout ça était certes romantique mais peu engageant. La seule perspective plaisante était la certitude de trouver un lieu vierge de touristes. Pourtant, à mon arrivée, c’est cet aspect désertique qui m’a surpris. A part la petite auberge où je me suis installé, tout était fermé. Boulanger, boucher, épicier, pharmacien avaient baissé leurs rideaux, tout comme les magasins de vêtements, chaussures, jouets, gadgets qui s’échelonnaient sur la promenade du front de mer. Les villas avaient portes fermées et volets clos. Les massifs de fleurs des jardins étaient emmitouflés sous des bâches aux couleurs ternes pour les protéger du froid. Engoncé dans un épais manteau, le visage à demi recouvert d’une écharpe pour lutter contre des bourrasques qui me giflaient, je me suis engagé sur les trottoirs de la petite ville. Incrédule, je regardais ces rues mortes, ces maisons endormies, cette végétation éteinte. L’impression d’évoluer dans un lieu figé, vide de toute trace de vie, immobile pour l’éternité. L’impression d’être le dernier homme sur terre après une catastrophe que je n’aurais pas su comprendre. Sans vraiment m’en rendre compte, je me suis mis à marcher plus vite, luttant à la fois contre le froid, contre la nuit qui tombait insidieusement sur ces chaussées désolées que j’étais le seul à fouler, et contre l’angoisse diffuse qui s’emparait de moi.

C’est en arrivant à un carrefour que je l’ai vu. Erigée au milieu d’un rond de point, statue aussi gigantesque qu’incongrue, un clown multicolore et grimaçant au nez rouge clignotant, comme un signal désespéré dans tout ce silence noir.

29.   

Même si j’appréciais particulièrement les promenades le long de la mer, les randonnées en montagne ou les balades en forêt, je restais avant tout un marcheur des villes. Mes déambulations quotidiennes au travers des rues m’étaient devenues indispensables. Etre en mouvement au milieu du mouvement de la cité, c’était ma façon de me sentir appartenir au monde. Je trouvais émouvant de découvrir l’histoire d’un lieu pas après pas. J’avais appris, au fil du temps, à soulever les strates enfouies dans les bâtiments pour en faire surgir les grandes épopées. Les pierres racontaient les batailles, les révoltes, les utopies des époques passées. Elles gardaient le souvenir de tous les cris, de tous les chants. Des espoirs et des défaites. L’architecture, la statuaire et les plaques des rues disaient les victoires, les inventions, les découvertes, les artistes visionnaires. La ville s’offrait comme un grand livre ouvert, où de nouvelles pages s’écrivaient tous les jours. Mais ce que j’y lisais jour après jour assombrissaient mes déambulations. Les magasins qui quelques mois auparavant étalaient triomphalement tout ce que la société produisait d’utile et de futile fermaient les uns après les autres. Les vitrines étaient recouvertes de peinture blanche qui ne réfléchissait aucune lumière. Les rues semblaient s’éteindre les unes après les autres. La cité se dégradait lentement, n’offrant plus au promeneur que des façades noires ou couvertes de graffiti. Même les bâtiments patrimoniaux se délabraient inexorablement.

Je fus d’autant plus surpris de découvrir, dans une rue quasi abandonnée, une boutique joliment éclairée, offrant en vitrine des articles de maison ludiques et colorés. L’enseigne qui s’étalait sur le fronton annonçait Listes de Mariages. Et assis contre la devanture, un homme mal rasé, cheveux emmêlés et vêtements fatigués. Devant lui, une pancarte sur laquelle étaient écrites quelques lignes. Liste de Divorce. J’ai besoin d’un logement, de meubles et d’une voiture. Merci de votre aide.

30.   

Il y avait plusieurs années que je n’étais pas entré dans un musée. Les touristes qui s’y pressaient en nombre rendaient impossible toute visite calme et détendue. Ils s’agglutinaient devant les œuvres les plus connues, poussaient des exclamations dans toutes les langues, se prenaient en photo devant les tableaux et les sculptures, empêchant les amateurs de les contempler ne serait-ce que quelques minutes. Quand les étrangers quittaient le pays, c’étaient les citadins qui se précipitaient dans les lieux. Voir les dernières expositions était devenu à la mode. Encouragés par les médias, ils devaient faireToulouse-Lautrec, Rodin, Vermeer, Degas, Turner ou Giacometti, pour se sentir à la pointe de la norme civilisée. Je décidai pourtant de m’aventurer dans les trois salles du plus grand musée de la ville qui exposaient un de mes peintres favoris, disparu depuis plus de cinquante ans et sorti de son purgatoire par un conservateur plus curieux ou connaisseur que les autres. Il n’y avait pas eu beaucoup d’échos pour cet accrochage dans les journaux, et je fus donc agréablement surpris par le faible nombre de visiteurs. Je pus admirer à ma guise les grandes toiles monochromes, qui mises côte à côte sur les murs provoquaient un sentiment étrange. Malaise et profondeur mêlés, d’où ressortait peu à peu une puissance sauvage et apaisante. En atteignant la troisième salle, je vis un groupe d’une dizaine de personnes devant un tableau uniformément bleu. Un bleu intense, mouvant. Abyssal. Je m’approchai et remarquai un homme montrant la toile d’un geste impérieux tout en parlant. Arrivé près du groupe, je l’entendis alors expliquer dans des termes doctes et choisis l’immensité de l’allégorie glissée par l’artiste dans la minuscule tache de peinture rose dans l’angle droit du tableau. Il décrypta avec beaucoup d’assurance l’intention du peintre, à savoir révéler le mystère de la création de la vie. 

Une fois tout le monde éloigné, je restai seul un long moment face à la toile bleue. Perplexe devant la tache rose, qui n’avait jamais été mentionnée dans aucun des ouvrages consacrés au peintre. C’est alors qu’un des gardiens du musée s’avança et détacha avec un grand soin la petite tache rose. Il se retourna et me regarda d’un air peiné. Du chewing gum. Les gens ne respectent plus rien.

31.   

Mes déplacements professionnels m’amenaient souvent dans des lieux improbables. Des villes enclavées, oubliées au fond d’une vallée, ou accrochées à flanc de colline. Mais ces bourgades à l’écart du monde offraient toujours d’agréables surprises au passager égaré dans ses rues. Des maisons au charme suranné, entourées de jardins savamment ébouriffés, des églises émouvantes de simplicité, des places ombragées qui invitaient à une longue pause lecture. J’aimais me perdre dans ces ruelles abruptes, silencieuses et étroites. J’aimais m’arrêter dans les épiceries qui présentaient des légumes et des fruits fraîchement cueillis, des fromages biscornus et des pains qui donnaient l’envie immédiate de mordre dedans. J’aimais regarder les visages, plissés comme les montagnes environnantes, des vieux assis au soleil devant chez eux. Un univers en dehors de l’univers. Un univers préservé, avec ses codes, ses habitudes, sa lenteur si éloignée de la dérisoire agitation des grandes métropoles. Et le soir venu, délice suprême, dénicher le bistrot qui offrait des plats au nom étrange, mais à la saveur unique.

Ce jour-là, je trouvai mon bonheur au creux d’un sentier, en lisière de forêt, à la sortie du bourg. J’avais marché une vingtaine de minutes au milieu des champs de maïs et de tournesols pour atteindre l’auberge, une ancienne ferme à la façade recouverte de vigne vierge. La salle, envahie sur le mur du fond par une gigantesque cheminée, semblait chaleureuse et confortable. L’odeur du bois de laurier qui brûlait dans l’âtre parfumait délicatement la pièce. C’est avec gourmandise que j’ouvris la carte, anticipant l’authenticité et la délicatesse du menu. Je mis plusieurs longues minutes à déchiffrer ce qu’elle proposait. S l de de poulpes cotoyait divers t rt res, accompagnés de légumes de s ison. Jusqu’aux desserts qui proposaient des sorbets et gl ces m ison, des t rtes et différents sortes de g^teaux. Interloqué, j’appelai le garçon et lui montrai mon étrange menu. Il sourit et me fournit une explication qui lui paraissait parfaitement logique.

Le chef n’aime pas le goût du A.

32.   

Parmi mes rituels, celui, immuable, de lire le journal le matin pour accompagner mon café. Même si obtenir instantanément toutes le nouvelles du monde était devenu aussi facile que banal grâce à la technologie, je continuais à privilégier cette pause quotidienne. Tourner les pages dans un grand bruit de papier froissé, être accroché par un titre ou une photo, plonger dans une analyse exhaustive d’un fait politique ou économique continuait à me ravir. J’avais besoin de cet écran fragile entre le monde et moi, alors même qu’il me renvoyait ce monde avec ses grandeurs et ses bassesses. Les faits divers me réjouissaient autant que les grandes découvertes, témoins d’une humanité hésitant sans cesse entre son côté primaire ou cérébral. Mais ce plaisir minuscule devenait majuscule quand je me trouvais dans une ville de province. Chaque matin, une fois la lecture de mon quotidien habituel terminée, j’ouvrais avec délice la presse locale. Passées les quelques dépêches qui exposaient sans aucune perspective les problèmes du moment, sans chercher à les expliquer ni les comprendre, le journal développait les informations de la région à grand renfort de superlatifs. Fête dans une maison de retraite, concours de pétanque, bal de printemps, ouverture d’un nouveau magasin, la vie semblait si douce à la lecture de ces articles. Et puis, les petites annonces. Naissances, baptêmes, anniversaires, mariages, obtentions de diplôme et décès rythmaient les jours paisibles et réguliers des bourgs de la région. Le ton bonhomme de ces colonnes tranchait singulièrement avec celui, sérieux ou arrogant, des quotidiens nationaux. Ma surprise fut d’autant plus grande quand je tombai sur l’avis de décès d’un certain Léon Plumier à l’âge vénérable de 93 ans. 

Il ne manquera à personne. La ville reposera en paix sans lui.

33.   

Peut-être était-ce parce que ma mère n’a jamais joué que les Impromptus sur le vieux piano droit de la maison où j’ai grandi que je place Schubert au-dessus de tous les musiciens. S’il ne possède que partiellement la perfection fantaisiste d’un Mozart ou la saisissante rigueur mathématique d’un Bach, il n’en est pas moins un étourdissant mélodiste. Piètre pianiste moi-même, n’ayant jamais osé m’attaquer à l’œuvre du maître, j’en suis venu à collectionner toutes les interprétations de ses compositions, principalement des Impromptus. Mais aucune ne pouvait me bouleverser comme celle de ma mère, qui ralentissait à plaisir le rythme pour en faire surgir toute la mélancolie dissimulée dans l’élégance des circonvolutions.

Et puis un jour, ce choc quand je l’ai entendu pour la première fois. Je devais passer une semaine dans une ville étrangère où je ne connaissais personne. Pendant une promenade de découverte dans le centre historique de la cité, je me suis arrêté devant le théâtre qui annonçait pour le soir même un concert consacré à Schubert par un pianiste local. Il s’agissait d’un jeune homme inconnu en dehors de la région. Me sentant désœuvré, j’ai pris une place. Je suis ressorti de la salle profondément ébranlé. Jamais aucun interprète, fut-il le plus grand, n’avait compris à ce point le compositeur. Et trente ans plus tard, après une prodigieuse carrière internationale centrée sur Schubert, il faisait une tournée mondiale qui l’amenait pour trois soirées exceptionnelles près de chez moi. J’allais enfin pouvoir l’écouter à nouveau sur scène. 

Deux heures éblouissantes. Les spectateurs debout, pour dix minutes d’applaudissements. Puis le pianiste s’est assis et a recommencé à jouer. Tout le répertoire de Schubert. Encore. Et encore. A six heures trente du matin, quand il s’est écroulé, la salle était encore pleine. Aucun spectateur n’était parti. 

C’était la dernière fois qu’ils l’entendaient. C’était la dernière fois qu’il jouait.

34.   

L’été avait disparu d’un seul coup, chassé par un vent violent et noyé sous une pluie tenace et serrée. Parti précipitamment de chez moi sous un soleil trompeur, je n’avais ni imperméable ni parapluie pour m’abriter quand le ciel devenu gris acier s’est brusquement déchiré pour déverser des millions de litres d’eau sur la ville. Les trottoirs se sont rapidement transformés en torrents et la circulation est devenue proprement chaotique. Les bus n’avançaient plus et tous les taxis avaient été pris d’assaut par des piétons aussi insouciants que moi. L’urgence du rendez-vous qui m’avait amené dans ce quartier que je connaissais peu s’est rapidement diluée sous la violence de l’averse. A moitié trempé, je me suis faufilé dans un des passages creusés il y a près de deux cents ans pour relier les avenues entre elles tout en protégeant les passants des intempéries. Les devantures des magasins offraient toutes le même aspect suranné, avec cette élégance fanée qui ne manquait pas de charme. Arrivé au bout de cette allée couverte, j’ai remarqué une façade vert pâle entièrement décorée de guirlandes de fleurs multicolores. Un salon de thé. J’ai poussé la porte, décidé à attendre dans ce lieu improbable que la pluie cesse. Dès que je suis entré, j’ai été saisi par un parfum d’enfance. Gâteaux sortant du four, cacao, cannelle et viennoiseries. La clientèle semblait aussi vétuste que le décor. Le bleu pastel et l’or des murs se mariaient harmonieusement avec les cheveux blancs crantés des dames vêtues de robes imprimées aux cols de dentelle. Je me suis assis à une table d’angle, avec le sentiment d’avoir soudain remonté le temps. Guidé par l’odeur délicieuse qui planait dans l’air, j’ai commandé un chocolat chaud et une brioche au sucre à une serveuse aussi âgée que ses clientes. Quand elle est revenue dans la salle en portant un plateau avec ma consommation, toutes les clientes se sont mises à chanter : elle vendait des p’tits gâteaux.

Je n’ai compris le sens coquin du texte écrit au siècle dernier qu’à la fin. J’ai eu beaucoup de mal à terminer mon chocolat et ma brioche sous le regard amusé des vieilles dames aux cheveux bleus.

35.   

Malgré les facilités apportées par la fulgurance des avancées technologiques, j’ai continué à privilégier l’argentique pour les photos. A ceux de mes amis qui s’étonnaient de mon choix, j’expliquais que je voulais garder la maîtrise du temps. Avec une pellicule, décider de ce qu’on voulait imprimer était aussi important que la photo en elle-même. On ne pouvait se permettre de mitrailler à tout-va pour ne garder qu’un cliché sur une centaine. J’aimais sélectionner un sujet, une ambiance, un lieu. Définir le bon cadrage, guetter la lumière particulière faisait également partie de mon plaisir de photographe amateur. Puis l’attente fébrile du tirage, si éloigné de l’immédiateté du numérique. Toujours une surprise, un flou inattendu ou une surexposition qui apportaient cet infime supplément de poésie. Même s’il me fallait maintenant courir toute la ville pour trouver une boutique qui vendait encore des pellicules, je m’accrochais au vieil appareil qui m’accompagnait dans tous mes déplacements. Quand j’arrivais dans un lieu qui m’était nouveau, je passais d’abord un jour ou deux à me promener sans prendre la moindre photo. Mais je repérais ce que je voulais garder comme sentiment de ma visite. Une façade, une place, un port, un arbre, rien de prédéfini mais des éléments essentiels à mon souvenir.

Je revenais d’une balade insouciante dans le centre du pays, sautant de village en village au gré de mon humeur. Architecture rugueuse, collines coiffées de forêts charnues, marchés aux produits alléchants, tout m’avait enchanté. J’avais pris trente six photos, tout un rouleau. J’étais impatient du résultat, charmé d’avance de retrouver l’ambiance chaleureuse que j’avais ressentie tout au long de mon périple. Quand enfin j’ai examiné les clichés, mon désarroi a été total en découvrant sur chacun d’eux, en arrière plan, la même femme brune, tantôt vêtue de noir, tantôt de bleu ou de rouge. Et toujours souriant en fixant l’objectif.

36.   

L’hiver semblait ne jamais devoir finir, accablant la ville d’un gris plomb tenace. Incapable de subir une journée de plus sous cette chape de tristesse, j’avais sauté dans ma voiture et m’étais enfui vers la lumière. J’étais parti vers l’ouest, espérant qu’avant de disparaître le soleil offrirait quelques lueurs aux cieux. Et quand j’ai buté dans la mer, là où se finit la terre, le paysage resplendissait, doré sous les derniers rayons du jour. Le village de pêcheurs où je m’étais arrêté se laissait doucement glisser depuis la colline jusque dans l’eau, où de larges barques rouges, vertes et jaunes se balançaient dans un port minuscule. Dès le lendemain, en déambulant au travers des ruelles serrées, j’ai eu l’impression d’évoluer dans une carte postale. Mais une carte postale vivante, gaie, colorée, et surtout baignée de lumière. Cette lumière qui m’avait si douloureusement manqué, et que j’avais crue perdue à tout jamais. Ensuite, j’ai tourné le dos à la mer et je me suis enfoncé dans la lande. Balayée par le vent, la terre laissait affleurer des rochers sur lesquelles grimpaient des buissons épineux. Le chemin que je suivais serpentait au milieu de cette végétation rebelle et âpre. C’est en atteignant le sommet de la pente ardue que je gravissais depuis plus d’une heure que je l’ai aperçue. Une chapelle, posée sur le toit de la butte et qui dominait l’océan. Quand je suis entré, la pénombre était si épaisse,

après l’éblouissement de la matinée, qu’il m’a fallu plusieurs minutes avant de découvrir les murs entièrement recouverts d’ex-voto.            Des objets, des statuettes, des photos et des plaques. Un filet de pêche en remerciement de l’abondance de poissons. Un stylo pour l’obtention d’un diplôme. Une barque pour avoir survécu à une tempête. Et des plaques, partout, rendant grâce pour la naissance tant attendue d’un enfant, pour une maladie guérie, un amour retrouvé. Sur le dernier mur, un panneau de bois avec quelques mots gravés. 

Roger a disparu en mer le 28 octobre. Merci de m’avoir débarrassée de lui.

37.   

Depuis toujours, je tentais autant que possible d’éviter les médecins. Déjà, pendant mes maladies d’enfant, ma mère refusait de me faire garder le lit, et j’avais donc pris l’habitude de traiter par le mépris tout désagrément physique qui aurait pu me contraindre au repos. Et de fait, je n’étais que très rarement souffrant. Les seules salles d’attente que je fréquentais une fois par an étaient celles de mon dentiste, et de mon généraliste pour un bilan de santé. Pourtant, après trois semaines d’un état fiévreux qui perturbait mon quotidien et me fatiguait à l’extrême, je me suis décidé à pousser la porte d’un cabinet médical. Apparemment, je n’étais pas le seul à avoir attrapé ce virus. La salle d’attente était bondée. Des mères avec des enfants. Quelques hommes seuls. Trois vieilles dames. Des étudiants. Tout le monde arborait le même air renfrogné, le corps abattu plié en deux, le nez dans un mouchoir. Quelques uns lisaient un journal, certains un livre, les jeunes gens fixaient leurs tablettes, les vieilles dames regardaient dans le vague entre deux éternuements. J’ai tiré la dernière chaise libre près de la fenêtre, sorti un recueil de textes de ma poche, et je me suis assis en joignant mon soupir à celui des autres, sorte de chorale désespérée. Une des mères est entrée dans le cabinet du médecin en tirant son fils derrière elle. Quand elle est ressortie, l’enfant et elle exhibaient un sourire joyeux qui a surpris les autres patients. Une heure plus tard, trois autres malades étaient entrés avec le même air maussade, pour repartir du même pas enjoué. Au fil des entrées et des sorties qui toutes se ressemblaient, j’étais de plus en plus intrigué. Mon tour est enfin arrivé. Après m’avoir questionné puis ausculté, le médecin a rédigé une ordonnance, en précisant qu’il me donnait un traitement très léger. Puis il m’a regardé, a rajouté deux lignes en m’enjoignant de ne surtout pas négliger les derniers conseils. Quand j’ai lu la feuille qu’il me tendait, je n’ai pu m’empêcher de sourire. Outre quelques anti inflammatoires, il me recommandait une chanson des Beatles chaque matin, et deux poèmes de Baudelaire chaque soir.

Je suis reparti moi aussi d’un pas léger.

38.   

Autant que possible, j’essayais depuis toujours d’éviter les super marchés. Je privilégiais les commerces de proximité, qui animent la vie d’un quartier. Quand j’entrais chez mon boulanger ou mon boucher, ils ne manquaient jamais de me demander des nouvelles de mes enfants, et je m’enquérais volontiers de leur famille. L’épicier, lui, était la gazette du coin. Tout en choisissant soigneusement les légumes et les fruits, il tenait ses clients au courant des derniers événements de la rue, mariage, naissance, maladies, petits et grands épisodes de la vie de nos voisins. Grâce à ces commerçants, chaque quartier ressemblait plus à un village qu’à un arrondissement anonyme d’une métropole. Les grandes surfaces, érigées en périphérie des villes comme autant de nouveaux temples, attiraient les fidèles qui venaient de déserter les églises. Certaines circonstances cependant m’avaient poussé à les fréquenter quelques fois, comme ce jour où loin de chez moi, je devais remplir le réfrigérateur d’une maison louée pour les vacances. Dès l’entrée dans cette espèce de hangar, j’ai été saisi par l’odeur de chlore et de javel qui stagnait entre les rayons, et indisposé par la musique insipide qui tentait d’étouffer le brouhaha de la foule. Tout paraissait clinquant, mais tout paraissait faux, même les légumes et les fruits brillants comme du plastique. Je savais déjà qu’ils n’auraient aucun goût. Au bout de quatre allées sillonnées pour y prendre les produits dont j’avais besoin, j’allais abandonner mon caddie et fuir ce lieu quand je l’ai vu. Un tout petit garçon, seul devant une pyramide de boîtes de gâteaux cinq fois plus haute que lui. Après un instant de réflexion, il s’est accroupi et a retiré un paquet tout en bas. Quand la pile s’est écroulée au milieu des cris des clients, j’ai fini de remplir mon caddie le sourire aux lèvres.

39.   

Choisir un lieu pour mes vacances faisait déjà partie du voyage. Pour une évasion profonde, je privilégiais les endroits isolés, en marge du bruit et de la foule. Mais c’était la recherche d’un logement qui me procurait le plus de plaisir. J’y portais un soin extrême. Un petit hôtel oublié dans un village. Une auberge enfouie dans les bois. Une maison d’hôtes accrochée à une falaise au bord de la mer. Je négligeais le confort inutile et l’opulence factice au profit de l’authentique, même si cela signifiait un séjour spartiate. Si quelques surprises m’ont parfois attendues à l’arrivée, jamais je n’ai été déçu. Au pire déstabilisé, étonné, voire désarçonné, mais le plus souvent amusé par l’insolite d’un objet ou l’agencement excentrique d’une pièce. Pour mes déplacements professionnels, au contraire, je ne sélectionnais que des grands hôtels anonymes, tous bâtis sur le modèle standardisé des chaînes internationales. Généralement bien situés à l’intérieur de la ville, ces établissements offraient l’avantage d’un environnement de travail sans faille. Sans faille, mais aseptisé. Toutes les chambres avaient été conçues sur le même modèle, et rien ne permettait de deviner si on se trouvait en Europe, en Asie, au Moyen Orient ou en Afrique. C’étaient des bâtiments élaborés en priorité pour des hommes d’affaires. Décoration neutre qui confine à l’absence de décoration, ton beige des murs, des moquettes et des rideaux, ameublement minimaliste et austère pour ne gêner en rien la concentration laborieuse du client. La topographie des lieux, rigoureusement identique d’un endroit à un autre, procure une familiarité aussi pauvre que fausse. Tout est pratique, rien n’est typique. Pourtant ce jour-là, en pénétrant dans ma chambre uniforme où rien ne devait m’évoquer la ville d’Amérique du Sud où je venais d’arriver, ma surprise fut totale en découvrant sur la table, près du traditionnel plateau de fruits, un perchoir sur lequel trônait un perroquet multicolore qui me souhaita la bienvenue en anglais, français, portugais et espagnol.

40.   

Chaque été, aux premières chaleurs, le sable doré qui borde les côtes du pays disparaissait sous une marée humaine. Serviette contre serviette, parasol contre parasol, peau contre peau, la vague des vacanciers en mal de soleil et de mer débordait jusque dans l’eau. Pour accueillir cette foule grandissante d’année en année, le littoral avait peu à peu était bétonné et serti d’immeubles aussi laids que hauts. Il en allait de même pour les sommets montagneux couverts de neige l’hiver où on retrouvait une affluence semblable sur des pistes creusées comme des cicatrices au creux des forêts. Si la campagne restait relativement paisible, préservée jusqu’alors de ces hordes dévastatrices, les villes connaissaient à leur tour un envahissement régulier. Les monuments historiques et les musées avaient certes depuis toujours attiré des visiteurs curieux de connaissances nouvelles et de culture. Mais ils drainaient dorénavant des colonies de touristes suivant docilement, en rang deux par deux, un guide menant son troupeau à l’aide d’un parapluie levé bien haut comme un oriflamme. Je les croisais, de plus en plus nombreux, sillonnant les rues du centre de la cité où j’habitais. Ils s’arrêtaient tous devant les mêmes bâtiments, prenaient tous les mêmes photos, mangeaient tous la même chose dans les mêmes restaurants. Aucune fantaisie ne semblait leur être accordée, pas la moindre découverte seul en s’enfonçant dans les ruelles pavées bordées d’églises et de maisons à colombages. Pas de flânerie dans les parcs, le temps paraissait compté. Apparemment, ils visitaient une ville pendant trois jours, puis une autre pendant deux jours, une troisième était à peine traversée. Ils ne voyaient rien, les musées aussi se parcouraient au pas de charge. Ces troupeaux de touristes me fascinaient autant qu’ils me révulsaient.

Un jour que je me promenais sur le parvis de la cathédrale, un chinois se détacha de son groupe et s’approcha de moi. Il était agité et semblait désemparé. Avec quelques mots d’anglais et force gestes, il me demanda son chemin pour rejoindre son hôtel. Il ne savait plus où il se trouvait, ayant suivi un autre peloton que le sien, guidé par le même parapluie rouge.

41.   

Cette année-là, l’hiver était anormalement doux. Comme un été qui refusait de s’en aller, ou un printemps pressé de naître. Mais, en corollaire, il pleuvait abondamment. Jour après jour, la ville était embrumée sous un crachin persistant, ou noyée sous une pluie fine et serrée. Sur les trottoirs, c’était un ballet incessant de parapluies multicolores qui se croisaient, se frôlaient, se cognaient. Les passants avec un simple capuchon ou chapeau pour se protéger se hâtaient tête baissée, visage fermé. Tout le monde attendait le soleil. Tout le monde espérait le soleil. Quand il est enfin apparu, après avoir réussi à déchirer le gris du ciel, la température a brusquement chuté mais les gens ont retrouvé le sourire. S’en est suivie une longue semaine glaciale mais lumineuse. Dans les parcs, les joggers étaient de retour, le souffle figé en petits nuages blancs devant eux. Les promeneurs marchaient d’un pas vif pour combattre le vent froid qui s’engouffrait dans leurs manteaux. Les enfants s’amusaient à glisser sur les flaques d’eau transformées en flaques de glace. Bien sûr, ce soleil froid s’est bientôt éteint. Le temps s’est adouci, les nuages sont revenus accompagnés d’une pluie morose. 

Un jour, cependant, j’avais décidé de braver cette bruine grisâtre pour me rendre à pied à un rendez-vous. L’asphalte brillant faisait chuinter les roues des voitures dans un feulement déconcertant. J’avais parcouru deux kilomètres abrité sous mon parapluie quand le vent s’est brusquement levé. Un orage s’est alors abattu avec une violence inouïe, engloutissant entièrement la ville sous de véritables cataractes. Mon parapluie retourné puis envolé, je me suis précipité dans la première boutique sur mon chemin me mettre à l’abri. Une pharmacie. Un touriste vêtu d’un short, d’un T-shirt, sandales aux pieds, expliquait dans un français difficile qu’il éternuait sans cesse, qu’il avait mal à la gorge, qu’il frissonnait et que ses pieds étaient trempés. Que devait-il faire. Imperturbable, la pharmacienne lui a répondu « achetez-vous des bottes en caoutchouc ».

42.   

Arriver dans une ville inconnue a de tout temps revêtu un plaisir particulier pour moi. Que ce soit un déplacement en province ou à l’étranger, l’excitation était la même et montait de jour en jour avant le départ. Je me refusais à lire quoi que ce soit sur le lieu où je devais aller. J’essayais d’en savoir le moins possible sur l’histoire, l’architecture ou la culture avant de m’y rendre. Je me voulais vierge de toute influence, aussi savante soit-elle. Et dès mes valises posées, je me précipitais au hasard des rues, guidé par une lumière particulière, la promesse d’un parc ou un reflet sur l’eau. Je finissais toujours par arriver sur une rive ou sur une berge. Presque toutes les cités avaient grandi près de la mer ou au bord d’un fleuve. Les ports marchands avaient depuis longtemps cédé leur place aux ports de plaisance, mais je n’en essayais pas moins de deviner la provenance des péniches ou des cargos qui remontaient les fleuves ou traversaient les baies. Si l’agitation des centres urbains paraissait semblable tout autour de la terre, les bruits de la circulation, les parfums de cuisine, la hauteur des bâtiments, les couleurs des magasins rendaient chaque cité parfaitement identifiable, et unique. C’était ces différences, parfois infimes, que j’aimais déceler. Peu à peu, j’avais appris à lire les villes, et très vite je savais si j’étais dans une ville pressée ou une ville de flânerie, une ville laborieuse ou une ville rêveuse. Mais quand je me suis arrêté sur la grande place de cette cité, j’ai immédiatement compris que pour la première fois je me trouvais dans une ville religieuse. Une gigantesque cathédrale flanquée de deux églises dominait une foule de religieux vêtus de robes blanches, noires ou rouges, arrivés en cortèges des rues adjacentes, précédés par des enfants porteurs de bannières. La foule s’était amassée tout autour, dégageant le centre pour laisser passer les prêtres. Un petit garçon a laissé échapper un ballon qui a roulé au milieu de la place. Les cortèges se sont arrêtés dans un grand silence. Puis un abbé a soulevé sa soutane et shooté dans le ballon. Alors les religieux ont entamé une partie de foot ball endiablée, sous les hourras de la foule.

43.   

Après cinq semaines de travail ininterrompu pour terminer un dossier, je n’avais qu’une envie. Sortir, marcher sans but pendant des heures, prendre l’air et ne penser à rien, ce que j’ai fait pendant quelques jours. Mais ce qui me détendait le plus, c’était la cuisine. Le plaisir débutait par la tournée des marchés et des petits commerçants spécialisés pour choisir les ingrédients. Couleur et forme des légumes, rondeur des fruits, parfum des épices et des herbes, fraîcheur des poissons et des viandes, tout était prétexte à hésitation et à tentation avant de se décider pour la confection d’un plat. Une fois les paniers remplis, la félicité continuait devant les fourneaux. Peler les légumes, les émincer, les couper délicatement, puis les jeter dans une casserole et les écouter frémir. J’élaborais mes préparations autant avec le regard, pour un savant mélange de couleurs, qu’à l’oreille, pour déterminer le parfait degré de cuisson. Ce que j’affectionnais par dessus tout, c’était l’improvisation. Je composais mes repas selon mon intuition, sans jamais ouvrir le moindre manuel ni parcourir la moindre fiche explicative. La pâtisserie échappait à ce mode quelque peu sauvage, aussi mes desserts se transformaient-ils le plus souvent en salades de fruits bigarrées. 

Pourtant pour ce dîner, je décidai de faire moi-même mon pain. Novice dans ce domaine, obligé de suivre une recette que j’ai lue avec attention, j’ai vite refermé le livre et me suis mis au travail avec entrain. Les mains dans la pâte que j’ai pétrie longuement, j’ai ajouté une bonne dose de levain avant de la laisser reposer. Je l’ai mise au réfrigérateur, convaincu de la pertinence du froid sur ma préparation, bien que ce ne soit recommandé nulle part. Quelques heures plus tard, quand j’ai ouvert mon frigidaire, la pâte avait tout envahi et s’est mise à couler sur le sol, se répandant peu à peu dans la cuisine.

44.   

Pour mes voyages, professionnels ou d’agrément, proches ou lointains, j’ai depuis toujours privilégié l’avion. Si l’effervescence d’une gare me met mal à l’aise, l’agitation cosmopolite d’un aéroport provoque une exaltation qui marque le début de l’aventure. Un train, c’est un déplacement. Un avion, c’est la promesse d’un ailleurs. Même si le vol n’excède pas une heure, l’impression d’atteindre pour la première fois l’inconnu ne me quitte pas, que ce lieu me soit ou non familier. Et puis, ces si longues minutes avant le départ, à flâner dans les boutiques, boire un café en regardant passer les voyageurs, essayer de deviner leur destination à leur tenue. Toutes les langues résonnent dans un hall d’aéroport. Babel recommencée. Une fois à bord, bien sanglé dans son siège, on ne peut que se laisser aller. Impossible de s’arrêter. Impossible de descendre. Impossible de renoncer. Par le hublot, on regarde la ville si grande devenir insignifiance, les forêts immenses minuscules taches vertes. Seules les montagnes dressent leurs sommets enneigés assez haut pour nous saluer. Et puis la mer, infinie. Ce trajet devait me la faire survoler pendant plusieurs heures. Le repas achevé, mon livre terminé, j’ai regardé un film avant de m’assoupir tranquillement avant l’arrivée. Ce sont les cris qui m’ont réveillé, avant de ressentir les secousses. Les turbulences étaient si violentes que les bagages ont dégringolé des coffres. L’avion a commencé à piquer du nez, dans les hurlements des passagers. Quand les masques à oxygène sont  tombés, un silence épais s’est abattu sur la cabine. La mort certaine qui approchait à une vitesse folle avait plongé tout le monde dans un état de sidération qui avait éteint jusqu’au moindre soupir. Des minutes d’éternité dans cette terreur calme. C’est à ce moment que j’ai entendu le couple assis derrière moi. La voix de la femme, claire, épuisée. Il faut que je te dise. Charles n’est pas ton fils. J’étais enceinte de John quand on s’est marié.

Je n’ai pas osé me retourner pour les regarder quand on a enfin atterri.

45.   

La canicule était tombée brusquement sur la ville, l’écrasant sous un soleil implacable. La température avait grimpé de vingt degrés du jour au lendemain, jusqu’à des hauteurs jamais atteintes. Le premier jour, dans les rues, les passants hébétés de ne pouvoir respirer normalement se regardaient, incrédules. Les prévisions météorologiques laissaient entendre que ce phénomène anormal allait durer au moins deux semaines. Une éternité. Des consignes étaient régulièrement données. Ne sortir que par obligation. Ne pas faire de sport en plein air. Boire beaucoup d’eau. Fermer ses fenêtres et ne pas les ouvrir la nuit, la chaleur ne baissant pas et accentuant la pollution. A la fin de la première journée, on ne trouvait plus le moindre appareil pour se rafraîchir quelque peu dans les magasins, pris d’assaut par des acheteurs paniqués. L’air stable, aussi épais qu’immobile, ralentissait chaque geste du quotidien. Aspirer devenait un effort. Bouger devenait un effort. Marcher devenait un effort. La suffocation, un état permanent. Dormir, un rêve inaccessible. Le climat habituellement tempéré accentuait le malaise général. Les hôpitaux étaient débordés par des personnes âgées déshydratées et des enfants asthmatiques. Un chaos au ralenti mais inexorable se répandait sur la ville. Les rues ont très vite étaient totalement embouteillées, les gens privilégiant leurs voitures climatisées aux transports en commun. Aussi, pour me rendre à mes rendez-vous, je me déplaçais à pied. Chaque pas était une lutte contre cette sensation d’étouffement insupportable. La moindre parcelle de trottoir offrant un coin d’ombre était bloquée par des piétons hagards. Mètre après mètre, le sentiment d’asphyxie grimpait. 

C’est le troisième jour que je l’ai croisé. Un homme avançait d’un pas vif en plein soleil. Il tenait à la main, à hauteur de son visage,  un grand ventilateur qui tournait à pleine vitesse. Derrière lui, trois jeunes gens hilares le suivaient, cheveux au vent.

46.   

Depuis la fin de mes études, je n’étais plus jamais entré dans une bibliothèque. Pourtant, j’y avais passé bon nombre d’heures aussi studieuses qu’heureuses. Paresseuses également. La lecture concentrée, le calme du lieu, le chuchotement quasi religieux, tout concourait à un assoupissement indolent. J’avais toujours été sensible au charme de ces grandes salles murmurantes, tamisées, propices au recueillement intellectuel. On y déambulait à pas feutrés, on s’y croisait en n’échangeant guère plus qu’un sourire ou un signe de tête, on s’y asseyait pour ne plus bouger jusqu’à la fermeture, isolé dans le halo de sa lampe. Et puis cette odeur de vieux papier, de poussière légère. Une atmosphère singulière et sans pareil. Mais j’avais déserté ces antichambres de la culture et de la pensée, ces espaces entre parenthèses, pour me lancer dans une vie professionnelle agitée, en perpétuel mouvement. Cependant, si je me retrouvais ce jour-là dans cette ville oubliée d’un pays coincé dans les montagnes, c’était bien pour m’enfermer dans une bibliothèque. Il y avait plus de dix ans que j’étais à la recherche de l’unique exemplaire d’un ouvrage écrit par un obscur petit maître du dix-huitième siècle. Avec autant d’acharnement que de patience, j’avais épuisé toutes les pistes possibles, même les plus improbables, pour essayer de déterminer l’endroit où se cachait ce livre. Une chasse au trésor sans fin qui occupait mes moments de loisir. D’espoir en découragement, j’avais finalement eu la certitude qu’il se trouvait enfoui sur une étagère dans une salle secrète de cette bibliothèque ignorée. Quand j’ai enfin tenu le volume entre mes mains, j’ai été saisi d’une profonde émotion. J’ai mis plusieurs minutes avant de l’ouvrir. Pour trouver des pages blanches. Que des pages blanches. La mauvaise conservation du livre, pendant tant d’années, avait fait disparaître l’encre. Le texte était totalement effacé. Désespéré, j’ai feuilleté fébrilement le recueil. Vers le milieu, j’ai pu lire un mot échappé à l’usure du temps. Un seul mot. 

Pourquoi.

47.   

C’était un lieu discret, en bordure d’une petite place au fond d’un quartier tranquille, éloigné du centre ville. Un café à la devanture vieillote, mais recouverte dès le printemps d’une vigne vierge qui lui redonnait tout son charme. Un café anodin, sans l’arrogance des endroits branchés de la cité. Un café paisible. Surtout, c’était mon café. J’avais mis des mois à le trouver. Après plusieurs essais infructueux au gré de mes balades, je l’avais découvert un jour de pluie, presque par hasard. Je m’étais aventuré dans ce coin écarté en cherchant une librairie qui avait disparu. Découragé et frustré, j’ai fui les premières gouttes en pénétrant dans le petit établissement qui jouxtait la librairie fermée. Dès que je suis entré, j’ai eu l’impression de changer d’époque. Le décor, sobre et douillet, semblait figé depuis des décennies. Des miroirs mouchetés par le temps ornaient des murs jaune pâle. Les tables gardaient gravés dans le bois les souvenirs des clients qui s’y étaient succédés. Aux quatre coins de la salle, des plantes fleuries laissaient éclater leurs couleurs sous des lumières douces judicieusement placées. Au fond, un long comptoir en zinc derrière lequel s’affairait un homme imposant au large sourire. En m’asseyant, j’ai immédiatement su que j’avais enfin trouvé mon café. Celui où j’irai lire, rêver et paresser, faire une pause bienvenue loin du fracas du monde. Et depuis des années, j’y passais une heure ou deux chaque semaine. Mais ce soir-là, contrairement aux autres jours, la salle était pleine. J’allais repartir quand un habitué que je croisais régulièrement m’a fait signe de venir le rejoindre. Il m’a alors expliqué qu’un site de rencontres sur internet avait organisé un speed dating. Il s’amusait à observer les dames et demoiselles aller de table en table et échanger un dialogue minuté avec des hommes de toutes tailles et de tous âges. Mais soudain, il s’est pétrifié. Il fixait une femme très belle, à la longue chevelure rousse, qui venait de s’asseoir face à un jeune homme. Il est devenu livide, et a murmuré quelques mots avant de s’affaisser sur son siège.

C’est ma femme.

48.   

La ville était devenue liquide. Tout avait lentement commencé une dizaine de jours plus tôt. Quand les pluies continues qui noyaient le pays depuis deux mois ont cessé, le fleuve s’est mis à enfler. Bientôt les berges n’ont plus suffi à le contenir, et les eaux puissantes ont débordé sur les quais, entraînant avec elles les bateaux imprudemment amarrés sur les rives. Puis le fleuve a peu à peu pris possession de la cité. Les rues se sont transformées en lit pour des ruisseaux aussi sauvages qu’improbables. Des caves des immeubles ont jailli des flots qui ont pris d’assaut les premiers puis deuxièmes étages des bâtiments. Les voitures qui n’avaient pas été complètement englouties sont parties à la dérive à travers la ville. Les eaux furieuses charriaient des morceaux de vie des habitants. Vélos, poussettes, vaisselle, livres, tableaux, chaises, tables, jouets, peluches, fauteuils et canapés traversaient à toute allure les artères submergées. La circulation automobile a rapidement été remplacée par un ballet incessant de barques, bateaux à moteur ou embarcations improvisées. Une brigade fluviale ravitaillait chaque jour les résidents prisonniers involontaires de leurs appartements situés en hauteur, mais privés d’eau potable, d’électricité et de nourriture. Une vie précaire et chaotique s’est progressivement mise en place, et personne n’était capable d’en évaluer la durée. 

Etant dans l’impossibilité de poursuivre mes activités, j’ai rejoint un groupe de bénévoles pour venir en aide aux sinistrés. Chaque matin, j’enjambais mon balcon pour grimper à bord d’un canot piloté par un pompier, et nous partions au fil de l’eau dans les avenues et les boulevards de la ville pour secourir ceux qui en avaient besoin. Le troisième jour, arrivés aux abords d’une place métamorphosée en lac, un cri de triomphe provenant du haut d’un immeuble nous a fait lever la tête. Du balcon du troisième étage, un jeune garçon muni d’une canne à pêche venait de sortir de l’eau une poupée détrempée. 

49.   

Les bars d’hôtel sont des lieux éminemment littéraires. Si le cinéma s’en est souvent emparé, jamais aucune image n’a réussi à faire ressentir cette atmosphère si particulière de mots chuchotés, de conversations feutrées dont les murs gardent le souvenir. Le cuir craquelé des fauteuils, le bois balafré des tables dont la cire n’arrive pas à effacer les empreintes laissées par des milliers de verres, les tapis dont l’épaisseur ne cesse de surprendre, les miroirs mouchetés derrière le bar, tout renferme la mémoire des visiteurs qui s’y sont succédés pendant des décennies. Le temps pose sa marque sur les objets et les meubles comme une invitation à oublier le présent. Et puis ce silence singulier, les échanges susurrés à peine troublés par le tintement d’une petite cuillère contre une tasse. Les clients qu’on croise dans ces endroits hors du moment et protégés de l’agitation fébrile de la ville, semblent s’apprêter pour venir s’y installer. Pas de vêtements négligés ou frivoles mais une tenue d’une sobre élégance. C’est ce calme inespéré au cœur de la cité qui m’incite à fréquenter les bars d’hôtel. J’aime y donner rendez-vous, mais je choisis avec soin qui j’y invite. C’est parce qu’on ne peut y élever la voix ni s’emporter, à moins de se montrer grossier ou risquer d’être mis à la porte, que j’ai réussi à dénouer quelques affaires délicates en y recevant des partenaires commerciaux. 

Ce soir-là, j’avais retrouvé dans le bar le plus discret de la ville un investisseur étranger que je cherchais à rencontrer depuis des semaines. Avant d’aller dîner, nous nous sommes installés dans des fauteuils moelleux pour entamer en douceur une négociation que je savais difficile. Les autres clients avaient des tête à tête aussi retenus que le nôtre, et je voyais avec satisfaction mon interlocuteur se détendre peu à peu quand soudain cette quiétude policée s’évanouit. Le barman s’était laissé emporté par la préparation de son cocktail et remuait frénétiquement son shaker. Pris par le rythme, il se mit à chanter, accompagné par ses maracas improvisés, puis à danser et termina debout sur le comptoir, devant un auditoire aussi scandalisé qu’amusé.

50.   

La nouvelle circulait depuis des semaines. Confidentielle d’abord, avec un ou deux articles timides et dubitatifs dans la presse spécialisée. Puis la rumeur a enflé jusqu’à la confirmation définitive des organisateurs. Ils revenaient. Ils revenaient pour un unique concert qui serait retransmis dans le monde entier. Ceux qui avaient révolutionné la musique, ceux qui avaient fait chavirer nos parents avant de nous sidérer, ceux qui s’étaient tus depuis plus de vingt ans seraient à nouveau réunis sur scène pour un seul soir. Ils avaient tous l’âge d’être grands pères, l’un d’entre eux venait même d’être arrière grand père, mais peu importait. L’événement planétaire attirait trois générations d’adorateurs. Quand le groupe s’était séparé, presque trois décennies auparavant, personne n’avait compris leur décision. Et chaque membre, depuis, s’était tu. Pas d’album solo pour le chanteur, aucune participation avec d’autres artistes pour les musiciens. Ils avaient tout simplement disparu. Bien que traqués par les journalistes de tous les pays, leur repaire n’avait jamais été débusqué. Vivaient-ils tous ensemble. Etaient-ils réfugiés dans un ashram ou un couvent. Etaient-ils morts, ou bien enlevés par des aliens. Les suppositions les plus folles ne manquaient pas de courir, mais nul n’aurait su dire où ils étaient ni ce qu’ils faisaient. Adolescent, aussi bien leurs textes que leur musique m’avaient bouleversé, comme tant d’autres avant. Depuis, je n’avais jamais cessé d’écouter leurs disques, découvrant à chaque fois quelque chose de neuf, d’inattendu, et qui m’avait jusque là échappé. Personne ne les avait remplacés depuis leur silence volontaire. C’est donc avec un enthousiasme fébrile que je me suis retrouvé au milieu de milliers de personnes dans le lieu improbable qu’ils avaient choisi pour cette représentation. Près d’un lac de montagne, la scène surplombait une gigantesque clairière où tout le monde s’entassait. Dès les premières notes, amplifiées par l’écho du cirque rocheux qui entourait l’espace, la magie a opéré. Ils étaient de retour, enfin, eux, immuables et irremplaçables. La foule, transportée, chantait à l’unisson. 

Quand le vent s’est brusquement levé, personne n’y a prêté attention. Jusqu’à ce qu’une violente bourrasque traverse la scène et emporte la perruque du chanteur, dévoilant son crâne chauve et ridé. 

51.   

Chaque matin, aussitôt son café avalé, mon grand-père posait un dictionnaire sur la table et ouvrait son journal à la page des mots croisés. Son savoir, aussi vaste qu’éclectique, m’avait toujours émerveillé, encore plus quand j’avais appris qu’il avait quitté l’école à quatorze ans. Ses immenses connaissances, il les devait au remplissage quotidien des grilles. Il avait tout découvert dans ces cases. La mythologie égyptienne, grecque et latine, la géographie, l’histoire, les grandes batailles, les grands hommes, les religions, la philosophie, les sciences, les arts. Son érudition avait peu à peu surgi des mots croisés. Quand il trouvait un mot, ou un nom, il allait chercher dans une encyclopédie ce qu’il pouvait en apprendre. Et au fil des années, sa maison s’était transformée en une gigantesque bibliothèque. Il était sans le moindre doute le cantonnier le plus cultivé du pays. Mon père, pour se démarquer socialement, s’était mis à apprendre les échecs, plus dignes du rang qu’il voulait atteindre. Il était devenu un joueur correct et un honorable mathématicien. Quant à moi, j’avais très jeune était happé par le plaisir du piano et la pratique du tennis. Je n’avais jamais fait de mots croisés de ma vie, ni disputé la moindre partie d’échecs. Pourtant ce jour-là, assis à la terrasse d’un café, en avance pour mon rendez-vous, j’ai ouvert le journal abandonné sur une table voisine. Lassé par les nouvelles du monde, je me suis retrouvé devant la grille des mots croisés. Amusé, je me suis mis à remplir les cases, au gré de mes intuitions et de mes souvenirs scolaires et universitaires. Mais c’est sur un mot de neuf lettres que j’ai longtemps buté. La définition en était très vague. Loin dans le temps, proche dans le cœur. C’est en revoyant mon grand-père fouillant fébrilement dans son dictionnaire que j’ai trouvé. Loin dans le temps, proche dans le cœur, c’était lui en neuf lettres.

Grand-père.

52.   

Cette terre du bout du monde, j’en avais toujours rêvé. Enfant, j’avais découvert ce lieu perdu du grand nord dans des livres qui évoquaient l’aventure et la lutte quotidienne pour la survie. Plus tard, quand je m’y étais intéressé plus studieusement, c’était pour mieux connaître la vie et les mœurs des populations nomades de ce finisterre. Peu à peu, leur sédentarisation obligée avait fait surgir une bourgade de quelques maisons colorées regroupées autour d’une minuscule église, d’une école et d’une épicerie. Je m’attendais donc à trouver des cabanes au bord du fjord posées sur la neige comme autant de fleurs chatoyantes. Ma surprise fut totale et ma déception immense en descendant de l’avion. Une ville ultra moderne avait poussé sur la carte postale. La découverte de minerais rares et d’énergie fossile dans la région avait altéré l’environnement. Même si je le savais avant de m’envoler vers cette terre extrême, jamais je n’aurais pu imaginer un tel bouleversement. Des tours rutilantes cernaient un port encombré de cargos et de méthaniers aussi hauts que des immeubles. Dans les rues, les troupeaux de rennes avaient cédé la place à des dizaines de camions qui se croisaient en un incessant ballet rugissant. Mon village rêvé avait été totalement rayé de la carte. Je me demandais où ses habitants s’étaient réfugiés, leur culture engloutie sous des millions de litres de pétrole. 

Mon hôtel partait à l’assaut du ciel sur plus de soixante étages. Pour accéder à ma chambre, il me fallait emprunter un des huit ascenseurs de verre qui grimpaient le long des murs depuis le lobby jusqu’au sommet. Quand j’y suis entré, un groupe d’autochtones en tenue traditionnelle s’est engouffré à ma suite. La cabine s’est élevée avec une rapidité époustouflante, pour s’arrêter subitement entre deux étages aux deux tiers de son parcours. Et c’est là, suspendu au-dessus du vide dans cette cabine en panne, que j’ai trouvé ce que j’étais venu chercher. Loin de paniquer, mes compagnons en costume chamarré se sont mis à entonner des chants rituels jusqu’à ce que l’ascenseur reprenne sa course folle vers le toit de leur monde.

53.   

C’était d’un pas traînant que je me dirigeais vers la galerie d’art la plus prestigieuse de la ville. Nombre de créateurs aujourd’hui surcotés y avaient été découverts, et sa réputation dépassait largement les frontières. On se battait pour y exposer et pour être invité aux vernissages. J’évitais généralement avec le plus grand soin ce genre de mondanité aussi futile que stérile. Ceux qui s’y précipitaient venaient là non pas pour voir, mais pour être vus. C’était l’endroit où il fallait se montrer, comme aux premières de théâtre, de récitals, aux remises de prix, aux mariages et aux enterrements de célébrités. Tout un minuscule monde factice qui se donnait pendant quelques heures l’illusion d’exister. Pourtant ce jour-là, je ne pouvais me soustraire à faire preuve de présence pendant quelques heures. J’étais en affaire avec le galériste qui n’aurait pas compris que je m’abstienne, bien qu’il connaisse mon aversion pour ce genre de réception. Et ce vernissage promettait d’être exceptionnel. Le vieux maître qui était à l’honneur avait disparu de la scène artistique depuis plus de dix ans. J’avais toujours admiré son travail, puissant, sauvage, tourmenté, en quête perpétuelle de la vérité de l’univers. La force qui émanait de ses toiles ne pouvait masquer un profond désespoir. Naissait de ces interrogations une beauté bouleversante. Et ce soir, il ne présentait qu’une œuvre, certainement son testament, la fin de sa quête fiévreuse. Quand j’ai réussi à pénétrer dans le local, où une foule chamarrée et bruyante était agglutinée, une tenture pourpre voilait un tableau de huit mètres sur six environ, occupant tout le mur du fond de la galerie. Les conversations s’échauffaient autour du buffet, pour une fois chacun parlant ou tentant de parler d’art, puisqu’il n’y avait rien d’autre à contempler que cette tenture intrigante. L’absence de l’artiste entretenait toutes les rumeurs, allant de sa misogynie légendaire à sa mort prochaine. Aussi, lorsque le galériste s’est avancé pour dévoiler l’œuvre ultime, le silence s’est fait peu à peu. En tirant la tenture, il a annoncé le titre du tableau. Toute la laideur du monde. Est apparu un miroir de huit mètres sur six dans lequel se reflétaient les visages déconcertés des invités.

54.   

Ce matin-là, c’est le silence qui m’a réveillé. La rue s’anime aux environs de sept heures, et le chuintement des pneus sur le bitume, les brefs coups de klaxons et les vrombissements des motos me sortent de mon sommeil. Mais ce jour-là, l’absence totale de bruit m’a obligé à ouvrir les yeux. Une lueur blanche fusait à travers les persiennes. Intrigué, je me suis précipité pour ouvrir les volets. La chaussée, les trottoirs, les voitures, les toits, tout était entièrement enseveli sous une épaisse couche de neige. Je suis resté un long moment à la fenêtre, fasciné. Il n’avait pas neigé sur la ville depuis des années, et surtout avec autant d’intensité. Quelques flocons continuaient à voleter paresseusement au-dessus des maisons, mais le soleil naissant dans le ciel sans nuages les chassait peu à peu. Aucun véhicule ne roulait, aucun piéton ne marchait. Rien pour troubler ce silence blanc. Alors je suis sorti, heureux comme un enfant d’être le premier à fouler ce sol vierge. Les mains dans les poches, j’avançais bercé par le crissement de mes pas dans la neige, avec cette mystérieuse impression de cheminer dans un conte de fées. Tout me paraissait si étrange, dans cette ville endormie que je ne reconnaissais pas. Jamais je ne l’avais connue sous cette lumière si pure, enveloppée de manière si douce. 

Je suis bientôt arrivé au parc où je me promène régulièrement. Là encore, seul au monde. Les arbres immobiles de l’hiver tendaient vers le ciel leurs branches emmitouflées de blanc. Les allées désertes renvoyaient le seul écho de mes bottes s’enfonçant dans ce sol moelleux. Après une demi-heure de marche solitaire et étonnée, un cri rauque a déchiré le silence, bientôt suivi par un autre. Je me suis dirigé vers l’endroit d’où provenaient les sons, pour me retrouver bientôt près du grand bassin au milieu du jardin. La surface en était totalement gelée, tout comme les jets d’eau qui sortaient de la gueule des poissons qui ornaient la fontaine. Là, le vacarme devenait épouvantable. Une quinzaine de colverts, alignés sur la margelle, frustrés d’être privés de leur baignade matinale, vociféraient à tue tête. 

C’est ce jour-là que j’ai assisté à ma première manifestation de canards.

55.   

Chaque fois que j’arrivais dans cette ville, la même excitation, mais légère, délicate. Une euphorie douce. Ce sentiment d’échapper pour quelques jours ou quelques semaines au fracas vain du monde, aux minuscules turpitudes du quotidien. Cette ville était apaisante. Pourtant, à première vue, elle n’avait rien à offrir. Ni les monuments prestigieux des cités anciennes, ni les édifices audacieux des métropoles modernes. Elle était là, étalée le long du fleuve, avec ses rues escarpées, ses avenues rectilignes, ses maisons basses, ses parcs immenses. Rien d’ostentatoire ni d’imposant. Quelques strates du passé près du port encombré de cargos remontés depuis l’océan pour décharger leurs marchandises. Rien ne semblait avoir été conçu pour attirer le regard. L’urbanisme avait banni toute velléité d’arrogance et de flamboyance. Et pourtant, dès qu’on foulait les trottoirs, on se sentait bien. Les arbres jetaient une ombre bienveillante sur les façades sages des bâtisses, les boutiques offraient des vitrines opulentes et colorées, les gens circulaient sans cette hâte excessive et inutile qui faisait se bousculer les habitants des grandes capitales. Aucune nervosité, plutôt une bohême tranquille. Pourtant, une fois par an au cœur de l’été, la ville était prise d’une frénésie singulière. Ce jour-là, tout le monde déménageait. On assistait alors à un ballet incessant dans les rues de voitures surchargées, de camionnettes débordantes de matelas, tables, armoires, plantes vertes. Les trottoirs regorgeaient de chaises, canapés, tableaux, bibelots en partance pour un autre quartier ou en attente d’être montés dans les étages. Cet événement annuel ne cessait de me surprendre, et je suivais avec amusement cette joyeuse animation. Cette journée folle tombant au milieu de mon séjour, j’en profitais pour parcourir paresseusement les artères encombrées. Arrivé près d’une place, je vis une foule massée au pied d’un immeuble, toutes les têtes levées vers les étages supérieurs. Intrigué, je m’approchai. Un monte charge descendait lentement du sommet du bâtiment. Sur la plateforme, un jeune homme en costume noir et nœud papillon, interprétait au violon avec une maîtrise parfaite une partita de Bach.

56.   

C’était certainement le parc le plus caché de la ville. N’apparaissant sur aucun plan ni sur aucune carte, aussi détaillée soit-elle, il était niché au creux d’un quartier tranquille et peu touristique. C’est tout à fait fortuitement que je l’avais découvert. A la recherche d’une adresse incertaine où je devais me rendre, perdu dans les ruelles étroites de cette partie écartée de la cité, je me suis retrouvé coincé dans une impasse. Au fond, en partie enfouie sous le lierre qui couvrait un mur de pierres blondes, une grille était entrouverte. Espérant pouvoir rejoindre une avenue par ce passage improbable, j’ai poussé le portail. Une allée étroite encombrée de broussailles ouvrait sur ce petit parc ignoré. Pendant un instant, j’ai cru avoir pénétré dans une propriété privée. Mais en m’avançant, j’ai remarqué les chaises en fer éparpillées sous les arbres et les bancs de bois où étaient assis quelques personnes. Certains lisaient. Deux femmes tricotaient en bavardant et riant. Des enfants jouaient au ballon sur la pelouse. En faisant lentement le tour de ce lieu étonnant, j’ai aperçu les ruines de ce qui avait dû être un cloître. Ce jardin était sans doute celui d’un ancien couvent oublié. Au moment de sortir, j’ai croisé un vieil homme isolé dans un coin, debout devant une immense toile posée sur un chevalet. Très concentré, il observait une sculpture en pierre ravagée par les intempéries, qui émergeait d’un buisson près du mur, et en prenait les mesures à l’aide de son pinceau. Une vierge à l’enfant. Je me suis éloigné en me promettant de garder le secret de ce parc étrange, et d’y revenir à l’occasion. De temps à autre, je changeais l’itinéraire de mes balades favorites dans la ville pour venir passer une heure ou deux à l’ombre des arbres de ce jardin. Toujours aussi calme, toujours aussi silencieux, toujours aussi peu fréquenté. A chacune de mes visites, je notai la présence immuable du vieux peintre devant son chevalet. Un jour, curieux de son travail, voulant découvrir comment il avait traduit la vierge à l’enfant sur sa toile, je me suis approché doucement derrière lui. Son tableau était presque terminé. Le vieil homme mettait les touches finales à une mer démontée qui engloutissait violemment une goélette à moitié fracassée.

57.   

Dès le début du printemps, la ville se multipliait. Un ballet incessant de bus déversait chaque jour des centaines de touristes qui partaient à l’assaut des rues en groupes serrés et bruyants. Ils se répandaient sur les trottoirs, les places, les terrasses de café, dans les boutiques, naviguaient appareils de photos en bandoulière. Les avenues bruissaient d’un flot de paroles et de cris cosmopolites, comme si toutes les langues du monde tentaient de s’y engouffrer. Même si ces envahisseurs se montraient pacifiques et joyeux, ils n’en devenaient pas moins une nuisance pour les autochtones dont je faisais partie. Il était de  plus en plus délicat de se mouvoir au milieu de cette foule bigarrée. Il faut dire que la ville avait tant à offrir, bâtiments historiques, architecture flamboyante, musées, monuments spectaculaires, promenades ombragées et romantiques le long du fleuve. Alors, passés les déplacements obligatoires, les parcs restaient le refuge évident. Mais là aussi, ces nouveaux barbares s’y installaient pour quelques heures de repos après une course folle à travers la cité. Année après année, j’avais dû m’éloigner du centre ville pour chercher un quotidien plus calme dans des quartiers périphériques. C’est ainsi que j’ai un jour franchi le portail d’un petit cimetière coincé au milieu d’immeubles sans grâce. Une allée bordée de tilleuls distribuait des sentes qui permettaient de circuler au milieu des tombes. Un silence seulement troublé par quelques chants d’oiseaux flottait sur ce lieu hors du monde. J’ai déambulé lentement parmi les stèles, m’arrêtant de temps à autres pour lire les épitaphes. Hommages à l’être aimé et tristesse de l’avoir perdu se retrouvaient partout, sous forme de poèmes, de mots maladroits et touchants gravés dans la roche. Près du mur de clôture, je me suis assis sur un banc à l’ombre d’un immense marronnier. Devant moi, un tertre surmonté d’une simple pierre. Un nom et un prénom y étaient inscrits. Au-dessous, trois mots. Dernier domicile connu.

58.   

Depuis toujours, mon plaisir égoïste et gourmand du réveil est de boire mon café en lisant le journal. Là, dans le silence solitaire du début du jour, j’assiste, au fil des pages, au chaos du monde et à l’inconstance et à la folie de mes semblables, que ce soit dans la rubrique politique ou dans celle des faits divers. A chaque fois, la même sidération devant le manque de jugement des dirigeants ou des citoyens. Les situations catastrophiques, qu’elles soient gouvernementales ou privées, semblent se répéter à l’infini. C’est avec une grande lassitude et un découragement total que je referme le journal. Pourtant, ce matin-là, j’ai été surpris par une nouvelle stupéfiante. Une découverte venait d’être révélée dans une très sérieuse revue scientifique. Une découverte qui allait bouleverser le quotidien de centaines de millions de personnes sur la planète. J’ai terminé lentement mon café en imaginant la joie et la fierté des savants qui l’avaient mise au jour. Cet aréopage de mathématiciens, d’ingénieurs, de physiciens qui avaient dû surmonter des années d’études ardues, suivies d’autres années de recherche dans des laboratoires pour enfin toucher au but. Combien de mois, de semaines, d’heures avaient-ils passé à essayer de résoudre ce problème apparemment insoluble. Des intuitions avortées, des tests ratés, des calculs erronés, des déceptions, des envies de tout abandonner jusqu’à ce jour où le puzzle se met en place, les preuves se vérifient, et le résultat est là, évident, palpable. Avec peut-être, au bout, une reconnaissance de la communauté scientifique internationale. Grâce à leurs travaux, on savait enfin pourquoi les lacets se défont tout seuls. 

Quant à savoir comment remédier à cet inconvénient, ils n’avaient avancé aucune solution, ce qui ne manquerait pas de gêner encore longtemps le quotidien de centaines de millions de personnes sur la planète.

59.   

Rejoindre une métropole après des heures de vol me déprimait toujours un peu. Le trajet entre l’aéroport et la ville offrait partout le même paysage, quelque soit le continent sur lequel on atterrissait. Des zones industrielles, suivies de zones pavillonnaires, puis, dans les faubourgs, de gigantesques centres commerciaux. Il fallait atteindre le cœur de la cité pour se sentir dépaysé, percevoir un autre habitat, un autre mode de vie. Et depuis quelques années, une nouvelle implantation dans ces aires dédiées à la consommation ne cessait de me démoraliser. Omniprésente, la même enseigne d’ameublement dans des immenses hangars colorés. Un effet de la suprématie de l’économie sur la culture, et qui voulait obliger le monde entier à manger dans les mêmes assiettes posées sur les mêmes tables, préparer les repas dans les mêmes cuisines, se laver dans les mêmes salles de bains, s’asseoir sur les mêmes canapés, marcher sur les mêmes tapis et dormir dans les mêmes draps. L’uniformisation de la planète semblait en marche. Alors, même si ces magasins fournissaient tout pour faciliter le quotidien, j’avais toujours farouchement refusé d’y entrer. Je ne pouvais me résoudre à poser chez moi un meuble au design fade, que je retrouverais sans aucun doute chez mon voisin. C’est donc contraint par le débordement des livres dans mon appartement que j’ai décidé de m’y rendre. L’ébéniste qui avait dessiné la bibliothèque que je désirais ayant un retard de plusieurs mois pour la livraison, prendre possession d’éphémères étagères me paraissait approprié à ma situation. J’ai donc choisi le modèle le plus basique, dont les dimensions me convenaient. Ce n’est qu’une fois arrivé chez moi que j’ai compris pourquoi le prix de ce meuble était aussi modique. Il était livré en kit, à monter soi-même. J’ai essayé avec beaucoup d’assiduité de suivre le plan incompréhensible qui était censé aider à construire la bibliothèque. Après plusieurs heures de travail acharné, je me suis retrouvé devant ce qui ressemblait à une improbable œuvre d’art nouveau, sur laquelle je ne pouvais poser le moindre livre.

60.   

C’est en vidant la maison de mon grand-père que je l’ai retrouvé au fond de la bibliothèque. L’atlas dans lequel il m’avait appris le monde. Il m’en avait dit les mers, les océans, les continents, les montagnes, les fleuves, les déserts. Et les pays, les capitales, les villes. La si vaste et si petite planète sur laquelle j’habitais, mon grand-père me l’avait dévoilée peu à peu dans cet atlas aux pages jaunies. Il m’avait mis sous les yeux tous les ailleurs, tous les rêves et tous les possibles. J’irai partout. J’irai tout voir. C’est ce que je lui avais dit. Mais il avait tempéré mon enthousiasme enfantin en me parlant des frontières. Au début, les hommes étaient nomades, m’avait-il expliqué. Ils allaient où ils voulaient, la Terre était leur territoire. Quand ils se sont sédentarisés, ils ont commencé par clôturer leurs jardins, puis leurs champs. Ils ont dressé des murailles autour de leurs cités, puis des barrières autour de leurs pays. Depuis, on ne peut plus aller où on veut comme on le veut. Je repensais à ces paroles si simples qui m’avaient laissé interdit, en conduisant sur cette route sans fin, au milieu de forêts sans fin, le long d’un fleuve sans fin. Dans ce pays sans fin, la frontière semblait une notion illusoire et sans fondement. Mon grand-père n’avait jamais mis la moindre clôture autour de son jardin, ni de barbelés pour délimiter ses champs. Il ne fermait même pas la porte de sa maison à clef. Et je ne l’avais pas fait non plus en la quittant définitivement, l’atlas à la main. L’atlas qui m’avait poussé à effectuer ce voyage impromptu, comme pour prouver à mon grand-père que je pouvais aller où bon me semblait.

La route si longue butait soudain dans un village adossé à une montagne abrupte. Fatigué par les heures de conduite, je décidai de m’y arrêter. Un immense lac, étendu comme une petite mer, s’étalait au pied de l’hôtel où j’avais pris une chambre. Le lendemain à l’aube, j’ai loué une barque et j’ai ramé sur la surface ondulée où la montagne et les arbres se reflétaient. Après une heure d’effort, épuisé je me suis allongé au fond du bateau face au soleil levant. Quand je me suis réveillé, la barque s’était échouée sur la rive. Quatre douaniers pointaient leurs armes sur moi en me demandant mes papiers. J’avais traversé l’invisible frontière qui séparait deux pays en plein milieu du lac. J’eus une pensée furtive pour mon grand-père.

61.   

Depuis deux décennies, les pays industrialisés avaient pris conscience que s’ils poursuivaient leur consommation effrénée au même rythme, ils seraient bientôt ensevelis sous leurs propres déchets. Déjà, il n’existait plus aucune rivière dans laquelle on pouvait se baigner, les flans des montagnes étaient jonchés de détritus et les bateaux navigueraient avant peu sur des océans de plastique. Deux choix s’offraient aux gouvernements, réduire la consommation, ce qui entraînerait une baisse égale de l’économie et des richesses des grands groupes responsables de la catastrophe annoncée, ou bien utiliser ces déchets pour les transformer. Cette deuxième option souleva l’enthousiasme général. On encouragea donc la population à opérer un tri sélectif, à grand renfort de poubelles de couleurs différentes selon qu’on y déposait du verre, du papier ou des ordures ménagères. Petit à petit, les citoyens se sont pliés à la tâche écologique qu’on leur imposait, espérant ainsi œuvrer pour le bien-être de la planète. Les métropoles ont multiplié la collecte et le ramassage des rebuts de leurs habitants, usant d’un ordre et d’un horaire précis. Mais pour tout ce qui ne rentrait pas dans les conteneurs mis à disposition, il fallait déposer ces objets volumineux sur le trottoir et appeler un service spécialisé pour venir les enlever. Dans la ville où je me trouvais, cette collecte avait lieu tous les mardis. Dès le lundi soir des tables cassées, des bibliothèques effondrées, des chaises à trois pieds, des lampes désarticulées, des ordinateurs cassés, des réfrigérateurs sans porte surgissaient comme d’étranges fleurs sauvages devant les immeubles. Il se dégageait de ces amas hétéroclites, qui ressemblaient à des installations artistiques post industrielles, une forme de poésie brute.

Ce matin-là, marchant vers mon lieu de rendez-vous, je me suis soudain arrêté en découvrant sur le trottoir d’en face un canapé défoncé. Deux enfants y étaient installés, juste sous un panneau indiquant Encombrants. J’ai aussitôt envoyé leur photo à mon fils et à ma fille. Avec tout mon amour.

62.   

Pour appréhender une ville que je ne connais pas, je commence par en arpenter les rues et les avenues pendant quelques jours. Les tenues des passants, les devantures des magasins, les terrasses des restaurants, l’aménagement des places, des parcs et les arbres et les plantes qui y poussent, tout concourt à dévoiler une atmosphère qui n’appartient qu’à cette seule cité. Vient ensuite l’architecture. Urbanisme sauvage ou maîtrisé, monuments, édifices religieux, musées, autant de signes discrètement distillés par ces bâtiments. Les évolutions culturelles et historiques commencent à se révéler. Mais ce qui dit le plus sur la volonté d’écrire le roman national, c’est la statuaire. Pierre, marbre ou bronze glorifient les grands hommes du pays. Fiers guerriers à cheval de retour d’un combat victorieux, rois dressés sur leur piédestal, le regard tourné vers un avenir qu’ils sont seuls à dessiner, saints guidant les hommes sur le chemin de la sagesse, laissent peu à peu place aux savants, philosophes, écrivains, artistes, poètes et musiciens qui ont essayé de changer la vie. Mais ces sculptures, toujours et partout, ne célèbrent que des victoires. Aucun monument jamais n’est érigé pour commémorer une défaite, une guerre perdue. Au travers de ces figures illustres, c’est la fierté et la grandeur patriotiques qui sont célébrées. Quand le récit est bien établi, la statuaire devient purement décorative. Fontaines, colonnes et autres ornementations abstraites embellissent les places. Le rôle symbolique de ces représentations est particulièrement vivace dans les dictatures. D’immenses statues des despotes au pouvoir sont érigées aux carrefours stratégiques des villes. Poses martiales se marient au gigantisme pour affirmer la domination absolue de ces potentats. Alors, quand une révolution éclate pour faire tomber le tyran, ses statues sont déboulonnées et aussitôt détruites.

C’est ce qui venait de se produire dans la cité où je déambulais pour la première fois. Sur la place centrale, sur un socle monumental qui quelques semaines auparavant supportait la représentation en bronze du dictateur, quelqu’un avait mis un immense nain de jardin coloré trônait triomphalement, tel un oxymore ridicule.

63.   

Posée au sommet d’une colline qui dominait une vallée fendue par une rivière sauvage, la maison de mon enfance était vaste et claire. Par beau temps, mes frères et moi passions nos journées à explorer la forêt environnante, grimpant aux arbres ou bâtissant des cabanes improbables. Mais les longues heures de pluie nous ramenaient à l’intérieur, où nos cris envahissaient les couloirs, les chambres, le salon, le grenier. Toute la maison se transformait en un gigantesque terrain de jeux. Toutefois, il y avait une pièce qui nous était interdite. Au pied des escaliers, dans le grand hall, face à la salle à manger, une porte en bois sombre toujours fermée. C’était le bureau de mon père. Il y passait le plus clair de son temps, n’en sortant que pour aller s’occuper du jardin, son autre passion. Cette porte toujours close, cet antre défendu ne manquait pas de nous intriguer. Que pouvait bien contenir de si précieux, de si dangereux ou de si sulfureux, cette pièce où mon père s’éloignait du monde pendant des journées entières. Avec l’audace de mes six ans, un jour où je me croyais seul dans les lieux, j’ai osé pousser la porte. Je suis tout d’abord resté sur le seuil, arrêté par la pénombre qui emplissait l’espace. Les rideaux étaient tirés devant les deux grandes fenêtres, tamisant la lumière extérieure. Une fois mes yeux accoutumés à ce peu de clarté, je me suis avancé à pas timides. Un large bureau, encombré de papiers, courrier et dossiers, occupait le mur nord. Un seul fauteuil derrière pour se poser, pas d’autres chaises ni canapé. Et sur chaque mur, des étagères jusqu’au plafond, entièrement remplies de livres. Sur un rayonnage derrière la table de travail, coincé entre deux rangées de dictionnaires, un objet qui me parut étrange. En m’approchant, je remarquai un rond au milieu, et des boutons de chaque côté. Excité par ma découverte, j’ai tourné un bouton. Une lumière verte s’est aussitôt allumée, puis une voix grave sortant du haut parleur central a envahi la pièce. Un homme racontait l’histoire d’un navire de pirates. Tout d’abord affolé, ne sachant comment le faire taire, j’ai bientôt était pris par le récit. Captivé, je me suis assis sur le tapis pour l’écouter. Ce n’est que lorsque l’émission a pris fin que j’ai remarqué la présence de mon père. Il était dans son fauteuil, et me regardait. En éteignant le vieux poste, il ne m’a pas grondé pour mon intrusion. 

C’est à la radio qu’on voit les plus beaux bateaux.

C’est tout ce qu’il m’a dit.

64.   

Parmi toutes les anomalies du corps ou du cerveau humain, la synesthésie m’avait toujours intrigué, depuis que mon professeur de littérature l’avait évoquée comme une clef possible pour comprendre le poème Voyelles d’Arthur Rimbaud. Percevoir les chiffres, les parfums, la musique ou les lettres en couleurs me paraissait aussi étrange qu’attirant. Quelquefois, devant un nombre impressionnant, un mot insolite ou une odeur singulière, j’essayais de les visualiser irisés, sous forme d’arcs en ciel ou de palettes multicolores. Mais les limites de mon imagination freinaient très vite mon désir de me mettre dans la peau d’un individu atteint de ce syndrome. Dans mon entourage familial, amical et professionnel, je ne connaissais personne souffrant de synesthésie. Cependant, l’idée même de souffrance me paraissait incompatible avec ce phénomène peu courant. Eprouver le moindre malaise à voir la vie en rose, en bleu, en vert, en jaune, pourpre ou rouge me semblait inconcevable. De quelles couleurs étaient une révolution, un milliard, une symphonie ou le parfum d’une pelouse fraîchement tondue, jamais je ne le saurai.

C’est en arrivant près du village où je devais me rendre que j’y ai repensé. Une longue banderole barrait la route pour annoncer la fête des vendanges. Et chaque lettre était inscrite dans une couleur différente, frappant le lecteur de synesthésie obligée. Après avoir laissé ma voiture, je me suis enfoncé à pied dans la rue principale. De part et d’autre, des étals de nourriture, vêtements, bijoux, paniers et poteries. Autour de la place centrale, des stands plus spécifiquement destinés aux enfants. Jeux d’adresse, gaufres et barbes à papa, livres et bandes dessinées. Et au centre, debout sur la margelle de la fontaine, un musicien. A chaque note qu’il jouait, une bulle de couleur s’échappait de son saxophone. Pour la première fois de ma vie, je pouvais enfin voir la musique en couleurs.

65.   

Les musées ont ceci en commun avec les églises et les bibliothèques d’être des lieux dans lesquels on murmure. Si les églises, dédiées au recueillement, et les bibliothèques à l’étude, nécessitent un silence permanent, il est étonnant qu’il en soit de même pour un musée. Pourtant, jamais une exclamation, un cri, voire même un rire ne s’échappe du visiteur surpris, amusé ou bouleversé par une œuvre. Tout n’est que contemplation et déférence devant la toile ou la sculpture, vénération obligée dans ces temples consacrés à la culture. L’art se doit d’être considéré avec respect, et le niveau sonore est l’étalon implicite de ce culte païen. Plus le chuchotement est faible, plus l’exposition est forte. Il semble que ce soit la règle. Même si j’ai souvent eu l’envie de m’exprimer à haute voix devant un tableau, je m’en suis abstenu, observant qu’il était au fond plus évident d’apprécier un artiste dans ce silence recueilli. Garder ses impressions pour soi fait partie de ce même plaisir solitaire éprouvé en lisant un livre. On peut toujours en parler après, partager son avis avec d’autres, défendre ou combattre une vision du monde exprimée par un artiste. Mais au fil des années, je m’étais lassé de ces confrontations avec l’art. Peut-être pour ne pas céder à l’injonction sociale qui exigeait d’aller voir telle ou telle exposition si on voulait continuer à faire partie du corpus humain éclairé. Je me suis pourtant laissé surprendre par l’annonce de la rétrospective d’un de mes peintres préférés. Pendant plus de vingt ans, à moins d’arpenter tous les continents pour admirer ses toiles disséminées un peu partout, on ne pouvait rien voir de son œuvre. J’en aimais la mélancolie douce, atténuée par ses couleurs sauvages et ses paysages ou portraits extrêmement figuratifs. J’ai immédiatement cherché la salle où se trouvait ce tableau qui m’avait depuis toujours autant impressionné que fasciné. J’étais seul, appréciant ce face à face inattendu. De longues minutes plus tard, deux jeunes hommes m’ont rejoint. D’abord silencieux, l’un d’eux a soudain demandé à l’autre d’une voix forte si cette œuvre était post moderne ou néo classique.

Alors je suis parti.

66.   

Le soleil semblait avoir définitivement renoncé à se montrer. Depuis plusieurs semaines déjà la ville, prisonnière d’un ciel bas et gris, baignait dans une lueur sale. Les monuments majestueux et les ponts ouvragés qui ornaient la cité paraissaient grimacer. Ils s’estompaient peu à peu, engloutis par cette atmosphère qui rendait toute vie terne et fade. Les habitants avaient eux aussi capitulé. Tout d’abord, comme une provocation, ils avaient arboré des vêtements de couleurs vives et des accessoires multicolores pour conjurer toute cette monotonie. Puis, jour après jour, les écharpes rouge vif, les manteaux vert acide, les bonnets jaune éclatant avaient disparu. A leur place, du marron foncé, du noir, du bleu marine. La ville et les gens s’étaient éteints. Les seuls à se réjouir étaient les propriétaires de salles de luminothérapie. Les centres étaient pris d’assaut par une population qui cherchait par tous les moyens à échapper à la mélancolie qui s’insinuait partout, et à la dépression qui guettait chacun. Désireux de me libérer de cette morosité accablante, j’avais décidé de fuir quelque temps vers le sud, là où le soleil s’était réfugié. Après plusieurs heures de route phares allumés pour trouer l’opacité du brouillard, le ciel s’est soudain déchiré, éblouissant la campagne d’une lumière crue et franche. Je me suis instinctivement dirigé vers la montagne, comme si atteindre les sommets pouvait me permettre de mieux toucher les rayons purs du soleil. Un minuscule village faisait dévaler ses chalets vers la place principale, ouverte sur l’église. Là, une auberge et un café cernaient une boulangerie, une épicerie, une boucherie et un magasin d’équipement de montagne. Epuisé par la conduite, je me suis reposé jusqu’à la nuit dans ma chambre ouverte sur le ciel d’un bleu profond. Quand je suis descendu pour dîner à la nuit tombée, la salle de restaurant était déserte. Intrigué, je suis sorti. Sur la place, le spectacle était étrange. Les villageois se regroupaient en silence. Vieillards, parents et enfants, tous portaient des torches. Ils se sont mis en route en silence, et je les ai suivis. Parvenus au bord d’un ruisseau dans la forêt, ils ont éteint leurs torches. Un bruit sourd parvenait d’une usine en amont. Après quelques minutes, des dizaines de poissons phosphorescents ont illuminé l’eau noire. Tous morts. C’était d’une effroyable beauté.

67.   

Ce soir-là, en sortant de mon bureau au crépuscule, j’ai eu l’envie soudaine d’une longue promenade dans la ville. La douceur de l’air, annonciatrice d’un printemps que personne n’espérait plus, m’y incitait autant que mon besoin d’une marche solitaire pour me vider l’esprit. Les bâtiments, rougeoyants sous le soleil couchant, renvoyaient leur reflet fardé sur l’eau du fleuve. Je me suis arrêté au milieu d’un pont, pour mieux contempler cette fantasmagorie. Puis les lumières artificielles ont pris le relais, illuminant les monuments historiques qui attiraient les voyageurs du monde entier. Il y avait si longtemps que je n’avais pas parcouru les rues à ce moment creux de la nuit que j’étais captivé par la splendeur des lieux. Touriste dans ma propre cité. Je marchais au hasard sur des trottoirs désertés à cette heure tardive quand j’ai vu un attroupement inattendu devant le tribunal. L’édifice à l’architecture ouvragée attirait de nombreux admirateurs dans la journée, et les éclairages nocturnes le mettaient particulièrement en valeur. Je me suis approché du groupe de personnes qui regardaient le bâtiment, surpris par les exclamations et les rires que j’entendais. Quand j’ai levé les yeux sur le monument, j’ai moi aussi été pris d’un fou rire. Sur la façade, en ombre portée, s’élevait un gigantesque doigt d’honneur. Le lendemain, la photo circulait sur les réseaux sociaux, suivie de commentaires hilares sur cette révolte aussi joyeuse que pacifique. Les jours suivants, le doigt d’honneur s’étala tour à tour sur tous les palais et hôtels particuliers qui faisaient la réputation de la ville et qui abritaient les centres du pouvoir. Cette ombre ironique fit bientôt la une de tous les quotidiens et l’ouverture des journaux télévisés. Aucune revendication n’accompagnait ce sigle anarchique. Les recherches de la police furent vaines, et les gardes postés en nombre devant les différents ministères ne permirent pas d’éviter au doigt insolent de se propager. Ce majeur iconoclaste se répandit très vite dans d’autres capitales, sans causer la moindre dégradation mais non sans ridiculiser les gouvernants. Il disparut quand les lumières de la ville furent éteintes sur ordre des préfets, et on ne sut jamais d’où vint cette rébellion ludique et mutine.

68.   

Depuis bien longtemps, j’avais cessé de me plier aux injonctions de la mode en matière d’habillement. Les stylistes et créateurs de marques ayant décidé de transformer chaque client en affiche publicitaire, je refusais d’étaler des logos et des noms sur mes vêtements. Aussi, pour réduire mon choix au minimum, j’allais deux fois par an renouveler ma garde robe. Quelques pantalons gris ou noirs l’hiver, beige au printemps, des chemises uniformément blanches, des vestes grises ou noires l’hiver, marron clair au printemps. Ma seule fantaisie, je l’arborais aux pieds avec des chaussettes rouges, vertes, jaunes ou violettes. J’avais en outre dans mon placard un costume sombre et deux cravates unies pour les occasions qui exigeaient une tenue moins décontractée. Cependant, même si j’avais résolu mon problème de sélection, il n’en restait pas moins vrai que je détestais aller dans les boutiques et essayer pantalons et vestes entouré de vendeurs à l’affût pour tenter d’imposer l’achat du dernier modèle en vogue. Lassé de ces obligations vestimentaires, je m’étais résolu à effectuer mes achats en ligne. Après tout, je connaissais parfaitement ma taille, et internet m’offrait un éventaire assez large pour que j’y trouve mon compte. Toutefois, si j’avais mis autant de temps pour arriver à cette solution, c’est que j’assistais jour après jour, lors de mes balades le long des avenues et des rues de la ville, au déclin du commerce local. Partout, des boutiques qui fermaient faute de clients, bientôt remplacées par des supérettes ou des établissements de restauration rapide. Les couleurs même des trottoirs s’affadissaient avec la disparition des vitrines. C’est donc avec une tristesse certaine que j’ai cliqué sur les modèles qui m’intéressaient. Deux jours plus tard, un colis d’une taille imposante m’attendait devant ma porte. Quand je l’ai ouvert, j’en ai sorti un énorme ours en peluche blanc. J’ai tenté d’imaginer la tête de mon homonyme de cinq ans en découvrant mes vestes, mes chemises et mes pantalons.

69.   

Toute la pluie semblait s’être concentrée sur la ville. L’air saturé d’humidité et les trottoirs détrempés n’incitaient guère à la promenade. Confiné chez moi par la force des éléments, j’avais décidé de ranger mon bureau, ce que je repoussais depuis plusieurs semaines. Et c’est au fond d’un tiroir, coincée entre deux dossiers poussiéreux, que j’ai trouvé la photo. Je devais avoir quatre ou cinq ans sur ce cliché, où on me voyait très absorbé à la construction d’un château de sable au bord de l’eau. Je me souvenais parfaitement de cette petite plage au bas d’une falaise, protégée par les rochers. C’était un des lieux de vacances privilégié de mes parents, et pendant des années mon terrain de jeux estival favori. Cette petite plage, je l’avais toujours gardée au fond de moi. Mes paysages intérieurs surgissaient inopinément au détour d’un chemin, à la lecture d’un mot, à l’émanation d’un parfum. J’avais une petite crique donc, une montagne bleue, une forêt de conifères et une rivière. Aucun désert, ni aucune île. En jetant un dernier coup d’œil sur la photo, je me suis alors souvenu d’un incident survenu au lycée pendant un cours d’art. Le professeur nous avait demandé de dessiner une plage, précisément. Quand à la fin du cours un des élèves a rendu une feuille blanche, le professeur lui a demandé pourquoi il n’avait rien fait alors que lorsqu’il y avait un modèle son coup de crayon était parfait. Notre camarade a expliqué qu’il souffrait d’aphantasie, c’est à dire qu’il était incapable d’avoir la moindre représentation mentale d’un lieu, d’une personne ou d’un objet, même s’il les connaissait. Comme Saint Exupéry, a-t-il ajouté, qui lorsque le petit prince lui demande de dessiner un mouton, dessine une boîte dans laquelle est censé se trouver le mouton. Même si la démonstration de l’aphantasie supposée de Saint Exupéry a laissé notre professeur dubitatif, notre camarade a échappé à une mauvaise note. Après tout, s’il n’avait pas de représentation mentale, du moins avait-il une grande imagination.

70.   

L’hiver semblait vouloir s’emparer de la ville d’une façon pérenne. Fin avril, les journées, immuablement grises, frissonnaient encore sous un vent glacial saturé d’humidité. Mais un matin, les rues furent soudain éclaboussées par les rayons d’un soleil triomphant. La chaleur et la lumière revenues donnèrent un air d’allégresse à la cité. Les parcs, les terrasses de café et les berges du fleuve furent pris d’assaut par des promeneurs ébahis par tant de clarté. Alors que je commençais tout juste à profiter de la douceur du soleil sur ma peau, j’ai dû me rendre pour quelques jours dans une île perdue peu éloignée du pôle nord. Trente heures de voyage compliqué en avion, train puis bateau pour atteindre un village à demi enfoui sous la neige. Les maisons aux murs colorés, sagement posées au bord du fjord, offraient une image parfaite de carte postale. Même si cette vision de conte de fées était confortée par un silence plein de sérénité, je n’en rêvais pas moins de palmiers et de plages au sable blond. Epuisé par la durée du transport pour rejoindre ce paradis blanc, je me suis endormi aussitôt installé dans l’unique auberge de l’endroit. Quand je suis enfin sorti de ma torpeur, il faisait nuit. Les rues étaient vides, balayées par un blizzard suffocant, uniquement éclairées par la lueur plurielle des étoiles. Je me suis enfoncé dans cette obscurité hostile pour apercevoir une lumière au bout du village. Elle créait comme un carré magique sur la neige sombre de la chaussée. C’était apparemment la seule boutique encore ouverte dans la bourgade. J’ai poussé la porte et je suis resté immobile en découvrant le lieu. Des dizaines de rayonnages couraient le long des murs, remplis de centaines de livres. En m’approchant, j’ai réalisé que tous les ouvrages étaient soigneusement emballés dans un papier opaque qui ne permettait aucunement d’en connaître le titre ni l’auteur. J’allais repartir quand un homme s’est avancé vers moi et m’a tendu un volume entouré de bleu. Voilà ce que vous cherchez. C’est tout ce qu’il m’a dit avant de disparaître, sans même que je puisse le payer. Toute la nuit, j’ai lu ce passionnant essai sur l’influence byzantine dans l’architecture occidentale. Au matin, quand je suis retourné à la librairie pour régler cet achat étrange, il n’y avait plus de boutique. A la place, une garderie où s’ébattait une dizaine d’enfants.

71.   

Cette ville où j’habitais, cette ville où j’étais né, cette ville que j’ai commencé à explorer dès que j’ai su marcher, je pensais tout connaître d’elle. Ses moindres ruelles, ses plus petites places, ses jardins protégés, ses escaliers dérobés, tous ses trésors cachés m’étaient familiers. J’en gardais certains secrets, comme un cadeau précieux que m’aurait fait la cité. Un passage couvert oublié, une ancienne voie ferrée désaffectée disparue sous les plantes sauvages, un moulin à demi effondré au fond d’un parc en friche, ces vestiges d’un passé délaissé, empreints d’une poésie mélancolique, me ravissaient. Inlassablement, je continuais, dès que j’en avais l’occasion, à arpenter les chaussées déformées qui s’enfonçaient au cœur des quartiers périphériques négligés par l’administration et désertés par les touristes. Je savais tout de cette ville, ma ville. Aussi, ma surprise fut totale quand un soir un ami m’entraîna dans une rue étroite qui montait à l’assaut d’une colline, et que je n’avais jamais parcourue. Elle était bordée d’immeubles bas à l’architecture banale, mais aux façades bien entretenues. Une boulangerie et une épicerie encadraient une cordonnerie et une librairie. Arrivés au bout, mon ami poussa la porte d’un minuscule restaurant, et je le suivis. Les murs recouverts d’affiches publicitaires d’un autre siècle, de photos et de paysages de peintres amateurs, les tables au bois usé et les chaises raides offraient un décor désuet au charme suranné. Les clients, mélange d’ouvriers et d’artisans du quartier et de jeunes cadres nouvellement installés dans ce secteur, s’interpellaient d’une table à l’autre en bavardant et en riant. Les repas terminés, un homme entra en jouant quelques notes sonores sur son accordéon. Les applaudissements et les cris joyeux fusèrent des tables voisines. Il distribua des textes de chansons à chacun et commença à chanter, immédiatement suivi par les clients. C’était un air qui s’harmonisait au décor, un air de nos grands-mères, ou de nos arrières grands-mères. Mais au milieu du refrain, une femme à la voix stridente  commença à chanter tellement faux qu’elle entraîna toute la salle derrière elle. Stupéfait, l’accordéoniste plaqua un accord épouvantable qui mit en joie l’assemblée.

72.   

La ville était en permanence envahie de touristes. Des visiteurs du monde entier venaient admirer ses monuments, goûter sa gastronomie et chercher son romantisme fantasmé. Des hordes se croisaient, suivant un guide qui élevait un parapluie plié ou un drapeau, fanal à suivre dans la cohue. Le pire, pour les habitants, arrivait en été. Ce n’étaient plus des dizaines, mais des centaines de rangs serrés deux par deux, disciplinés comme à l’école, qui se répandaient au travers des rues, parlant et criant dans toutes les langues. Sortir de chez soi pour aller faire les courses ou se diriger vers son travail devenait un véritable parcours du combattant. Il fallait se frayer un chemin au travers de cette foule cosmopolite qui dès l’aube prenait une possession triomphante du moindre centimètre carré de bitume, joyeux barbares qui déferlaient sans vergogne sur le territoire. Mais le plus surprenant, à les observer, était de constater qu’en fait ils ne voyaient rien. Le but de leur périple au travers des rues semblait n’être rien d’autre que de tout photographier. Peut-être effectueraient-ils leur voyage sagement assis dans leur salon en contemplant les clichés. Pourquoi, dès lors, ne pas se satisfaire d’un ouvrage sur la cité acheté en bas de chez eux. Moins onéreux, moins fatigant, certes, mais alors ils ne pourraient pas se vanter d’avoir fait cette ville. Car ils l’avaient faite, expression consacrée, comme s’ils l’avaient bâtie. Pour preuve, les photos devaient les exhiber devant les monuments. Alors, la perche à selfie avait été inventée, et s’élevait au-dessus de la foule devant toute vieille pierre. A chaque instant, le passant risquait désormais de se faire éborgner par ces épées technologiques. Déjà, leur utilisation était proscrite dans les musées, des œuvres ayant été dégradées par ces nouveaux barbares qui se répandaient dans les salles d’exposition. 

A la fin d’une journée de travail harassante, je profitais des derniers rayons de soleil à la terrasse d’un café. Les tables d’à côté furent bientôt assaillies par une dizaine de touristes. Là aussi, ils se devaient d’immortaliser l’instant. L’un d’entre eux déploya sa perche pour prendre une photo de groupe au moment où le serveur approchait avec un plateau. La perche heurta le plateau qui vacilla, alla s’écraser sur une cliente qui se leva d’un bond, renversa sa table qui roula sur la chaussée, rebondit sur une voiture qui pila devant un bus qui l’emboutit, et…

73.   

Après des heures de conduite ennuyeuses, j’avais enfin atteint la petite ville où j’avais rendez-vous. C’était la première fois que j’y venais, et parvenir jusqu’à cette bourgade enclavée, loin des grands axes routiers, constituait un effort de concentration inhabituel pour ne pas se laisser engloutir par les routes étroites et tortueuses qui y menaient. La cité, d’architecture médiévale, semblait être restée prisonnière de ses lointaines années d’opulence, quand elle était le carrefour obligé de la route des épices et faisait un commerce fructueux de toutes les richesses venues de l’autre extrémité de la terre. Les rues pavées, enserrées par des maisons basses aux façades à colombages, menaient vers une grande place ronde bordée d’arbres centenaires. Le peu de circulation ne gênait en rien les piétons qui semblaient plus se promener que se hâter vers quelque tâche urgente. L’atmosphère éminemment paisible du lieu contrastait fortement avec l’agitation inutile de la métropole à laquelle j’étais habitué. L’impression d’un temps suspendu, d’une localité hors du monde présent se renforçait en parcourant les artères qui serpentaient autour des bâtiments. Pourtant, à mesure que le soir tombait, on remarquait des petits étals qui se dressaient au pied des devantures baissées des magasins traditionnels. Là, des marchands arrivés du sud profond ou de l’est lointain tentaient de vendre les trésors qui avaient contribué à la fortune passée de la ville. Epices odorantes, tissus colorés, bijoux ethniques pavaient les trottoirs. Je me demandais comment ces hommes étaient venus jusqu’ici, et surtout pourquoi ils avaient décidé d’y rester. Peut-être le souvenir enfoui de leurs ancêtres commerçant avec les habitants de la cité, au moment de sa gloire. 

Le restaurant où je dînais ressemblait à la ville, calme, suranné et apaisant. La table à côté de la mienne était occupée par un couple qui mangeait sans échanger le moindre mot, ni regard. Quand un vendeur à la sauvette est venu proposer des fleurs, l’homme en a choisi une d’un rouge éclatant et l’a offerte à sa compagne. Elle l’a prise, s’est levée, et a jeté un mot d’injure à son compagnon avant de lancer la fleur sur la table et de partir, bientôt suivie par l’homme. Il ne restait plus que la rose entre les assiettes.

74.  

Une toux coriace m’empêchant de dormir depuis plusieurs nuits, je m’étais décidé à aller consulter mon médecin. Il était tard, et j’étais seul dans la salle d’attente. Mais après plus d’une demi-heure, ma patience commençait à s’émousser. J’allais partir quand la porte du cabinet s’est ouverte. Le médecin raccompagnait sa patiente, et lui serra la main. Elle ne bougea pas, et le regarda avec un léger sourire.
Merci pour vos conseils, docteur, mais je dois vous dire que je me fiche totalement de mourir en bonne santé. J’ai plus de soixante dix ans, mon avenir derrière moi, et si j’arrête de fumer, de boire, de manger gras, alors oui, je mourrai en bonne santé, mais je mourrai d’ennui en quelques semaines bien plus sûrement. Ce qui me fait me lever tous les matins, c’est de savoir que je vais voir des amis, faire un excellent dîner avec eux, boire du bon vin, partager des cigarettes, rire de la vanité de toute chose, et me coucher très très tard. Ce qui me fait me lever tous les matins, c’est de planifier des sorties au cinéma, des visites au musée, des vagabondages dans des librairies, des voyages dans des pays improbables réputés dangereux. Et des dîners, toujours des dîners arrosés et enfumés. Peut-être que je mourrai très vite, mais je mourrai heureuse.
Je ne reviendrai plus, je ne ferai plus d’examens médicaux, je choisis de vivre pleinement. La prochaine fois que vous me verrez, ce sera pour dresser mon constat de décès. Cirrhose du foie, cancer du poumon, choisissez. Mais moi j’espère que je serai simplement morte de rire.

Elle est partie sur un petit signe de la main.
Je me suis levé, et je suis sorti à mon tour.