Ce geste qu’elle avait de se passer la main dans les cheveux pour rejeter sa mèche en arrière. C’est ce dont il s’est tout d’abord souvenu. La première image qui s’est imposée. Où l’a-t-il surprise ainsi, les doigts dans cette chevelure flamboyante ? Des images volées à la télévision, quand elle était déjà devenue un mythe. Ce geste qu’elle avait eu, là, et soudain son regard révélé. Des yeux verts immenses, comme pour mieux appréhender le monde, et le défier. Des yeux verts immenses, et qui ne regardaient que lui. Il avait quinze ans, et ce regard avait bouleversé sa vie.
Il était vingt deux heures trente trois très exactement ce mardi soir quand Antoine avait lu la dépêche. Il l’avait détachée avec une infinie précaution. Il l’avait lue, relue. Puis il l’avait soigneusement pliée et rangée dans la poche de sa chemise. Il était seul dans la salle des ordinateurs. D’habitude, à cette heure-ci, les journalistes se bousculaient autour des machines. Mais cette nuit-là, ils mettaient la dernière main à leurs articles l’œil rivé sur les chaînes nationales, sur CNN et sur Skynews, qui diffusaient en boucle les mêmes images depuis trois heures de l’après-midi. Ce soir n’était pas un soir comme les autres. Personne n’oublierait jamais le mardi 11 septembre 2001. Lui deux fois moins que n’importe qui.
La dépêche était laconique. Marie Vincent est morte ce matin à l’âge de 55 ans d’une crise cardiaque à l’hôpital Bichat. C’était tout. Aucun autre détail. Antoine n’arrivait pas à quitter la pièce déserte. Il pensait au rédacteur de la dépêche. Il se demandait si c’était un vieux journaliste, s’il avait sursauté en apprenant la nouvelle. Ou bien, plutôt, un jeune stagiaire à qui ce nom ne disait rien du tout. A quelle heure l’agence de presse avait appris sa disparition. Qui avait décidé de diffuser la nouvelle alors même que le monde occidental s’écroulait. Si Marie Vincent était morte ce matin, elle n’en avait rien su. Elle n’avait rien su des avions dans les tours et sur le Pentagone. Elle n’avait rien su du symbole du capitalisme qui disparaissait en direct sur toutes les télévisions du monde dans un immense nuage de fumée.
Antoine avait quitté le journal à cette heure indécise où le jour hésite encore à se lever. Il avait passé les heures précédentes à rédiger un article sur l’historique du World Trade Center. Il n’ignorait plus rien de Minoru Yamasaki et d’Emery Roth, les architectes qui avaient achevé, vingt huit ans plus tôt, la construction des Twin Towers. Il avait écrit un paragraphe sur les ingénieurs qui avaient inventé une structure inédite pour l’édification des tours jumelles. Mais ni les architectes ni les ingénieurs n’auraient pu imaginer l’effet de l’impact d’un avion de ligne dans cette structure sans maçonnerie.
Antoine savait pertinemment que personne ne lirait ses lignes le lendemain matin. Son article serait archivé par la rédaction et disponible sur le site internet du journal. Mais ses recherches sur la genèse des tours à l’heure même où elles venaient de s’effondrer l’avaient tenu à l’écart de l’hystérie qui régnait autour de lui. Tout en écrivant, il s’interrogeait, comme tout le monde, sur la folie des hommes. L’arrogance du gigantisme des uns à laquelle les autres répondaient par un obscurantisme destructeur. Où s’était située Marie Vincent pendant ses années de combat ? Il se posait la question tout en marchant d’un bon pas dans l’air frais de cette fin de nuit.
Les jours suivants, il fut pris dans le tourbillon des nouvelles qui tombaient comme un monstrueux orage de grêle au cœur de l’été. Il écrivit toute une série d’articles, sérieux, documentés, à la périphérie de la catastrophe, comme pour donner un éclairage réfléchi à l’événement. Mais sans cesse, il avait devant lui cette image de Marie Vincent se passant la main dans les cheveux. Il attendit une semaine avant d’aller trouver son rédacteur en chef.
“Le monde s’écroule, et toi tu veux faire un article sur une terroriste à la retraite qui est morte le 11 septembre ?! Mais qui ça intéresse ?!”
“Marie Vincent n’a jamais été une terroriste. Elle a flirté avec des groupuscules d’extrême gauche dans les années soixante dix, mais…”
La conversation n’avait pas duré plus d’une dizaine de minutes. Antoine avait obtenu un mois de congé sans solde pour faire ses recherches et écrire un article qui ne serait sans doute jamais publié. Il se sentait heureux, et libre comme il ne l’avait jamais été auparavant.
Il n’existait que très peu de photos de Marie Vincent. Alors même qu’on ne parlait que d’elle trente ans plus tôt, elle s’était toujours arrangée pour échapper aux objectifs. Pourtant, Antoine possédait un de ces rares clichés. Il l’avait déniché par le plus grand des hasards quelques années auparavant, au cours d’une de ses promenades solitaires le long de la Seine. Il s’était arrêté devant l’étal d’un bouquiniste où il venait de temps en temps s’approvisionner en livres improbables. Il était en train de feuilleter un ouvrage italien quand tout à coup il s’était retrouvé face à elle. Elle le fixait de ses grands yeux verts, la main dans les cheveux pour rejeter sa mèche en arrière. Son portrait était sans aucun doute tiré du reportage qu’il avait vu à la télévision, quand il avait quinze ans. Il avait acheté le livre et était rentré immédiatement chez lui, en proie à la même émotion qu’il avait ressentie, adolescent.
Ce soir-là, en contemplant pour la millième fois le visage de Marie Vincent, il repensa aux femmes qui avaient traversé sa vie sans jamais s’y arrêter plus de quelques mois. Toutes, sans exception, avaient quelque chose de la jeune femme sur la photo. Des yeux verts. Ou une chevelure rousse. Une bouche large. Des lèvres généreuses. Un nez droit. Des pommettes hautes. Antoine n’avait cessé de rechercher Marie Vincent. Les deux romans qu’il avait publiés avaient retenu la critique par leur écriture exigeante et sans concession, mais l’avaient également surprise par le choix du personnage principal. Une jeune femme. Antoine, jeune écrivain élitiste, parlait des femmes comme personne d’autre. En fait, il ne parlait que d’une seule femme. Marie Vincent.
Depuis vingt cinq ans, elle avait disparu. Peu à peu, son nom était passé de la première à la dernière page des journaux, pour finalement en sortir. Elle avait soudain réapparu dans cette dépêche d’agence qui annonçait sa mort, le 11 septembre 2001.
Antoine avait un mois pour résoudre l’énigme Marie Vincent.
Il ne lui fallut que deux ou trois coups de téléphone pour joindre l’officier de police en charge du dossier. Il s’agissait d’un commissaire à un an de la retraite, qui avait effectué une grande partie de sa carrière dans la brigade anti-terroriste. Si Marie Vincent n’avait jamais fait l’objet d’un avis de recherche, son nom avait été cité plusieurs fois dans des affaires dont il s’était alors occupé. Quand l’hôpital avait déclaré son décès à la police, c’est presque naturellement qu’on avait confié son dossier au commissaire.
Antoine l’avait rejoint dans un café près du quai des Orfèvres. Il écoutait le commissaire égrener d’une voix lasse les faits qui l’avaient amené à s’occuper de Marie Vincent. Il attendit quelques instants avant de poser des questions, hésitant devant l’indifférence affichée du commissaire pour lui faire dire tout ce qu’il savait.
“Où est-elle… où est Marie Vincent maintenant ?”
“A la morgue. Si dans dix jours personne ne vient réclamer son corps, elle sera enterrée selon l’usage.”
Antoine réprima le tremblement de sa voix.
“Elle n’a aucun parent, aucun ami qui…”
“D’après son passeport, elle est entrée en France la semaine dernière, en provenance de Montréal. On a retrouvé ses bagages dans une petite chambre d’hôtel à Montparnasse.”
“Et vous n’avez rien trouvé dans ses affaires, des lettres, des photos… ?”
“Rien. Juste un carnet d’adresses.”
Antoine faillit bondir sur sa chaise. Il prit le temps de terminer lentement son café pour retrouver tout son calme.
“Et qu’est-ce que vous allez faire de tout ça ?”
“Marie Vincent n’a jamais fait l’objet d’aucune poursuite, d’aucun mandat d’arrêt, national ni international. Pour nous, c’est quelqu’un de parfaitement lambda, même si elle a eu sa petite heure de gloire dans les années soixante dix. Alors, dans dix jours, le tout disparaîtra définitivement, en même temps qu’elle.”
Dix jours plus tard, le carnet d’adresses de Marie Vincent était sur le bureau d’Antoine.
C’était un carnet format poche, à la couverture de cuir rouge craquelée, boursouflée, ridée comme un visage exposé au soleil pendant de trop nombreuses années. A l’intérieur, les pages étaient jaunies, écornées, légères et assouplies à force d’avoir été tournées. L’encre bleue des petits carreaux s’était presque totalement effacée avec le temps. Les noms et les adresses étaient tracés d’une écriture petite et serrée. Partout des ratures, souvent des adresses barrées et remplacées, et de temps à autre des noms rayés. Des amis disparus sans doute, ou des gens sortis de la vie de Marie Vincent. Il y avait des noms de toutes origines, français, italiens, espagnols, anglais, allemands, arabes, asiatiques. Chinois ou coréens. Des adresses dans le monde entier, sur tous les continents. Plus récemment, avec une encre d’une couleur plus vive, des adresses e-mail avaient été ajoutées à côté de certains noms.
Antoine étudia le carnet pendant plusieurs jours, établissant des listes de noms sur une feuille. Des noms qu’il soulignait. D’autres qu’il barrait avant de les réécrire.
Au soir du quatrième jour, il décrocha son téléphone.
Le jour semblait ne pas vouloir se lever, ce matin-là. Le ciel plombé étouffait la ville sous une lumière terne. Une pluie fine et glacée s’infiltrait, insidieuse, dans le cou d’Antoine. Il accéléra l’allure en remontant le col de son imperméable. Il aurait dû mettre une écharpe. C’est ce qu’il pensait en traversant la chaussée au pas de course. Il leva la tête pour lire le nom des rues qui venaient s’échouer sur cette petite place perdue du 17èmearrondissement. Il essuya d’un revers de main les gouttes d’eau serrées qui lui brouillaient la vue. La rue qu’il cherchait s’ouvrait en face de lui. Large, courte, buttant sur le boulevard Perreire. Aucun arbre pour border les trottoirs. Des immeubles aux façades prétentieuses, dont les pierres devenaient presque noires sous la pluie. Antoine s’arrêta et regarda cette bourgeoisie figée en frissonnant. Il essaya vainement d’imaginer ce qu’était ce faubourg de Paris avant qu’Haussman ne s’en empare. Un coin de campagne avec peut-être des moutons, des lapins. Quelques vaches. Et des rires d’enfants. Difficile de croire que des enfants puissent rire maintenant entre ces murs dédaigneux et sur des trottoirs entièrement dévolus aux chiens toilettés des riverains. Il se secoua et se mit lentement en marche vers le numéro 15 de la rue.
L’homme qui lui ouvrit la porte paraissait quinze ans de plus que son âge. Les cheveux blancs tombant en longues mèches sur la nuque, une barbe de plusieurs jours qui cachait un visage anguleux et osseux, des yeux noirs fiévreux profondément enfoncés sous des sourcils fournis. Il était enveloppé dans un plaid usagé à carreaux rouges et verts. Il fit entrer Antoine et le précéda vers le salon en glissant sur ses chaussons, comme s’il ne pouvait plus soulever les pieds.
L’appartement semblait immense. Un long couloir étroit se perdait dans les profondeurs du logement. Toutes les portes étaient fermées, et la lumière n’arrivait pas à pénétrer. Une impression d’immobilité, de mort au monde se dégageait des meubles lourds et de l’odeur de renfermé qui se tenait suspendue dans les pièces.
Antoine tourna la tête vers le vieillard de soixante cinq ans qui le regardait fixement, assis raide dans un fauteuil en face de lui. Sa longue main décharnée tapotait impatiemment l’accoudoir.
“Monsieur Sautin, je vous remercie de me recevoir. Comme je vous l’ai dit au téléphone, je prépare un article sur votre sœur et…”
La main quitta brusquement l’accoudoir et se leva, droite, devant Antoine.
“Ma demi sœur. Ce n’est que ma demi sœur”.
La voix était nette, claire, cassante. Autoritaire. Celle d’un homme habitué à donner des ordres. Ou d’un homme solitaire. Mais quelque chose dans le ton, plus que dans les mots, fit réagir Antoine.
“Est-ce pour cette raison que vous n’avez pas réclamé son corps ?”
Ils se fixèrent quelques instants dans un silence épais. Aucun des deux hommes ne bougeait, comme si le moindre geste allait provoquer une catastrophe. Plafond qui s’écroule. Meuble qui se fracasse. Plancher qui flambe. Antoine s’aperçut qu’il ne respirait plus. Il était en apnée depuis qu’il avait posé sa question. Toute l’insolence, la violence de ses mots semblaient avoir pétrifié l’homme en face de lui. L’homme qui ne le quittait pas des yeux. Et qui soudain rejeta le plaid qui l’enveloppait, se dressa, immense, devant lui, et sortit du salon. Antoine vida ses poumons en un profond soupir et se laissa aller dans son fauteuil, la tête renversée sur le dossier. Il venait à peine de retrouver une respiration normale quand Etienne Sautin revint dans la pièce, tenant à la main un épais album recouvert de cuir vert. Il le laissa tomber sur les genoux d’Antoine qui sursauta, et reprit sa place en face de lui après avoir recouvert ses épaules du vieux plaid.
“Ouvrez l’album.”
La nuit était tombée quand Antoine sortit de l’appartement aussi sombre que la rue. La pluie avait cessé, mais l’air était encore lourd d’humidité. Il resta un long moment immobile sur le trottoir, jusqu’à ce qu’un taxi ralentisse à sa hauteur. Il se secoua, et décida de rentrer à pied jusqu’à chez lui. Une heure et demi de marche dans la tiédeur épaisse du soir, avec pour seule compagnie la voix d’Etienne Sautin qui résonnait dans sa tête.
“C’est ma mère. La photo que vous regardez est celle de ma mère. Notre mère. La mienne et celle de Marie. Mais pendant dix ans, la mienne, exclusivement. Je suis né ici, dans la chambre de mes parents, au fond de l’appartement. Comme mon père. Et son père avant lui. Pendant les cinq premières années de ma vie, je n’ai eu comme seule compagnie que ma mère. J’étais de constitution fragile. Le moindre rhume aurait pu m’anéantir. Ma mère a transformé ce salon en salle de jeux, salle de musique, bibliothèque pour moi. Elle a fait entrer dans cette pièce le monde entier. Le monde où je ne pouvais pas aller. Et elle s’est occupée de moi. Elle m’a tout appris. A lire. A chanter. A jouer du piano. A écrire. Et à rire.”
Etienne Sautin se tut quelques instants, les yeux fermés. Antoine ne bougea pas, incapable de percevoir ces voix du passé qu’il n’avait jamais entendues. Il regarda autour de lui, d’abord le tapis usé, la trame visible sous les couleurs fanées, les fauteuils au cuir craquelé, les meubles de bois sombre, les natures mortes accrochées sur tous les murs, les tentures lourdes qui masquaient entièrement les fenêtres. Il eut envie de se lever et d’aller tirer ces rideaux qui empêchaient la lumière de pénétrer dans la pièce. Le salon était figé, comme une immense pendule arrêtée depuis des années.
Il tressaillit quand l’homme assis raide face à lui se remit à parler. Sa voix claqua sec dans le silence immobile de la pièce.
“La photo suivante est celle de mon père. Aussi sévère qu’il en a l’air. Aussi droit. Il dirigeait l’entreprise de construction héritée de son père. A la fin de la guerre, le secteur du bâtiment a connu un essor facile à comprendre. Mon père n’a cessé de travailler et de faire grandir la compagnie, jusqu’à ce qu’elle devienne une des plus importantes du pays. Il s’est alors associé à un de ses cousins, Matthieu Vincent. J’avais huit ans quand il est mort. Un accident de chantier.
Ma vie a basculé dès cet instant. Ma mère a repris l’entreprise qu’elle a continué à gérer avec le cousin de mon père. Et moi, je suis allé à l’école pour la première fois. Je n’avais jamais eu d’amis jusque là. J’avais ma mère. Je n’en avais pas besoin. Et je n’ai pas eu d’amis non plus en classe. Je ne comprenais rien aux jeux et aux rites des autres enfants. Je n’essayais pas de comprendre. Les journées étaient interminables. Mais le soir, je retrouvais ma mère. Je l’avais pour moi seul, désormais. Ça a duré deux ans. Et elle a épousé Matthieu Vincent. Un an après, Marie est née.
A la clinique.”
Etienne Sautin avait lâché ces derniers mots sur un ton de profond mépris. Une esquisse de sourire lui tira brièvement les lèvres. Il rajusta le plaid sur ses épaules pendant qu’Antoine feuilletait l’album.
“Ne cherchez pas. Vous ne la trouverez pas. Marie n’existe pas dans cet album. Ce sont mes souvenirs. Pas les siens. Ces dix années, elle n’a jamais pu me les prendre. Jamais. Elle m’a volé le reste de ma vie. Mais pas ces dix années.”
Il s’interrompit quelques secondes, le regard perdu sur une image que lui seul voyait. Quand il tourna la tête vers Antoine, ses yeux étaient durs.
“Notre mère a été le seul point commun entre Marie et moi. Elle était tout ce que je n’étais pas. Eclatante, extravertie, joyeuse. Elle a immédiatement tout bousculé ici. C’était une véritable tornade. Elle avait un don particulier pour toujours désobéir. Et ne jamais se faire punir. Elle est née rebelle. Et ça séduisait ma mère. Son père était trop absent pour la remettre sur les rails. De toute façon, ma mère couvrait toutes ses incartades. A quatre ans déjà, elle a été renvoyée de l’école maternelle et…”
Antoine sursauta, interrompant Etienne Sautin.
“Pardon ?!”
L’homme, qui ressemblait de plus en plus à un vieillard dans cette pénombre étouffante, eut un petit rictus amer.
“Renvoyée de la maternelle à quatre ans, pour agression sur son institutrice. Ça vous donne une idée du personnage. Elle lui a jeté un pot de peinture à la figure. Elle a dit à ma mère que la dame – elle l’appelait “la dame”, elle a toujours refusé de prononcer son nom – la dame donc, devait partir elle de l’école, parce qu’elle n’aimait pas les enfants. Elle les obligeait à faire des choses qui les ennuyaient. Elle refusait de les laisser rêver. Et les enfants devaient rêver. Ma mère ne l’a même pas grondée. Et elle n’a rien dit à son père. J’étais furieux de l’attitude de ma mère. On a eu une énorme dispute. Moi, elle m’a puni. C’est à ce moment-là que je suis tombé gravement malade. Une pleurésie, avec un début de tuberculose. J’ai passé une année dans un sanatorium. L’année la pire de ma vie. J’avais toujours été solitaire. Mais là, j’ai touché le fond de la solitude. Et du désespoir. Ma mère ne venait que rarement me voir, toujours accompagnée de sa fille. Les autres pensionnaires attendaient ses visites avec plus d’impatience que moi. Dès la première fois, Marie leur était devenue indispensable. Et moi, j’ai fini par demander à ma mère de ne plus venir.
Le retour à la maison a été un calvaire. En un an, Marie avait réussi à transformer l’appartement en jardin d’enfants. J’ignorais qu’il y avait autant de gamins dans le quartier. Mais le plus étonnant, c’est que tous ceux qu’elle ramenait pour jouer avec elle étaient soit des noirs, soit des arabes, ou des espagnols, des portugais. Elle avait dû ratisser toutes les loges de concierge du quartier ! Elle parlait une espèce de sabir avec ses amis qu’ils étaient seuls à comprendre. Son langage était ponctué de mots de toutes origines. Elle appelait ça le Babel. Et elle donnait tous ses jouets aux autres enfants, parce qu’eux ne pouvaient pas s’en acheter. Elle avait six ans le jour où son père, excédé, a mis tout le monde à la porte, en arrachant tous les jouets de sa fille des mains des enfants. Le soir même, Marie est allée dormir chez la concierge. Il a fallu deux jours de tractation à ma mère pour qu’elle réintègre l’appartement. Elle n’est rentrée qu’après avoir obtenu la promesse formelle de pouvoir donner ses jouets à qui elle voulait, et quand elle voulait. Son père a alors décidé de ne plus rien lui offrir. C’était mon idée, et nous avons commencé à nous rapprocher, Matthieu Vincent et moi. Mais ma mère a continué à acheter en cachette à Marie tout ce qu’elle désirait.”
Etienne Sautin s’arrêta brusquement de parler, le regard planté dans le mur en face de lui. Antoine réprima le flot de questions qui montait en lui depuis plusieurs minutes, et observa l’homme enfoncé dans le fauteuil devant lui. Il avait vraiment l’air d’un vieillard, même s’il dépassait à peine les soixante cinq ans. Sa maigreur maladive, son teint cireux, ses cheveux blancs trop longs, lui donnaient un air négligé, compensé cependant par son maintien hautain. Mais ce qui frappait le plus Antoine, c’était son regard. Ses yeux noirs, vifs, intenses, brillaient d’une lueur de méchanceté totale. Ou de désespoir. Il chercha en vain dans ce visage verrouillé les traits de Marie. Il lui sembla entendre sa voix claire d’enfant surexcitée éclater soudain dans le salon endormi. Son babillage de Babel si incongru dans cet appartement fermé du 17èmearrondissement. Il aurait voulu trouver une photo d’elle, petite fille, dans l’album. Mais il s’arrêtait avant qu’elle ne vienne au monde. Le dernier cliché, en noir et blanc, tellement jauni qu’il virait au sépia, représentait un petit garçon d’une dizaine d’années, figé, raide, jambes serrées, bras collés au corps. Il fixait l’objectif sans sourire, de ses yeux sombres sous ses cheveux courts soigneusement séparés par une raie sur le côté gauche. Son costume au pantalon court, sa cravate savamment nouée sur une chemise blanche ajoutait un air de trop grande gravité au personnage. Même enfant, Etienne Sautin paraissait plus que son âge. Antoine soupira légèrement et posa l’album sur une petite table près de lui au moment où le vieil homme reprit la parole.
“J’ai passé les quatre années suivantes à terminer mes études en Angleterre. Matthieu Vincent venait régulièrement pour ses affaires, et nous passions deux ou trois jours ensemble chaque mois. J’ai commencé à apprécier la rigueur de cet homme, son sens de la discipline et du travail bien fait. Il dirigeait seul maintenant l’entreprise, ma mère étant totalement absorbée par les frasques de leur fille. Je ne les revoyais, ma mère et elle, que pendant les mois d’été. Les retours à la maison étaient de plus en plus pénibles. En grandissant, Marie devenait totalement incontrôlable. Mais ma mère la protégeait toujours. Un été, nous avons même eu droit à la visite de la police. Quelle honte ! La police, ici, dans mon appartement ! “
“Qu’est-ce qui s’était passé ?”
Antoine n’avait pu s’empêcher de poser la question, comme si elle avait jailli d’elle-même. Etienne Sautin le regarda en silence droit dans les yeux pendant quelques secondes, encore blême de colère à l’évocation de son souvenir. Quand il se mit à parler, sa voix vibrait de rage contenue.
“Marie, à la tête de sa bande de voyous cosmopolites, n’avait rien trouvé de mieux à faire que de dérober des friandises dans une épicerie de luxe du quartier pour les distribuer ensuite aux clochards. La veille de sa première communion. Elle s’est d’ailleurs servi de cet argument pour sa défense. Elle a posément exposé qu’elle n’avait fait que mettre en pratique l’enseignement du Christ tel qu’on le lui apprenait au catéchisme.”
Antoine eut énormément de mal à réprimer le sourire qui lui tirait les muscles du visage.
“Une petite insolente, qui osait proférer des blasphèmes la veille d’un si grand jour. Comme d’habitude, ma mère s’est empressée d’arranger les choses. Elle a fait un chèque conséquent à l’épicerie, et les propriétaires n’ont pas porté plainte. Bien sûr, elle n’a pas puni Marie. Elle s’est contentée de lui expliquer que sa lecture des Evangiles n’était pas forcément la bonne. J’étais outré. Mais cette fois-ci, au lieu de me disputer avec ma mère, j’ai préféré avoir une discussion avec Matthieu Vincent, à qui on voulait cacher la chose. Et je lui ai suggéré la seule solution qui s’imposait raisonnablement, envoyer Marie en pension. Mais pas n’importe laquelle. Une pension de province tenue par des religieuses, et réputée pour sa discipline intransigeante. Ma mère a tout essayé auprès de Matthieu Vincent pour empêcher ça. Les menaces, les pleurs, les promesses, tout. Pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment méprisé ma mère. Cette femme avait perdu toute dignité. Et tout sens moral, ne comprenant pas que c’était pour le bien de sa fille qu’on agissait. A croire que les femmes ont toutes une intelligence limitée. C’est ce que je me disais en observant ma mère et sa fille.
En septembre, je devais commencer à travailler dans l’entreprise de mon père avec Matthieu Vincent comme contrôleur financier des différents chantiers. Mon premier déplacement m’amenant à Lyon, c’est donc moi qui est fait entrer Marie au pensionnat. C’est la dernière fois que je l’ai vue. Pendant tout le trajet, elle est restée l’œil fixé sur la route, sans prononcer la moindre parole. J’ai essayé de lui faire comprendre ce que son attitude avait d’inconcevable pour quelqu’un de sa classe sociale, mais devant son mutisme grossier j’ai arrêté de parler. Les deux heures de voyage se sont donc passées dans un silence total, ce qui me convenait à merveille.
Le départ de Marie a ramené un calme respectable et appréciable à la maison. Seule sa mère semblait déroutée dans cette atmosphère retrouvée. Le plus souvent, le soir, elle se retirait dans sa chambre dès la fin du repas, nous laissant seuls, Matthieu Vincent et moi. Plus je passais de temps avec cet homme, plus je l’appréciais. Il conduisait sa vie comme il dirigeait son entreprise. Il n’acceptait aucune concession, jamais. Il avait des principes, forts et simples, qui lui permettaient d’avancer sans se remettre en question. Sans perdre de temps en parlottes creuses d’intellectuels qui plaisaient tant à sa femme. Il était intransigeant avec tout le monde, mais d’abord avec lui-même. Je vais vous donner un exemple de sa rectitude. Au début des années soixante, une grève a éclaté sur un de nos chantiers. Les revendications semblaient porter, pour ce que j’ai cherché à en savoir, sur les conditions de travail. Horaires soi-disant impossibles, danger permanent, ce genre de choses stupides. Pourquoi pas sieste obligatoire, tant qu’ils y étaient ! Bref, vous avez vu où le laxisme de la classe politique, en cédant devant de telles demandes, a mené le pays. Matthieu Vincent, lui, a réagi tout différemment. Non seulement il a refusé de discuter avec les grévistes, mais il a tout simplement fermé le chantier. Il a préféré perdre des millions de francs que d’accepter ce chantage dégradant. Tous les ouvriers se sont retrouvés sans travail, et j’ai immédiatement signé d’autres contrats. Notre fermeté a été saluée par les milieux financiers, et cette petite aventure nous a fait gagner énormément d’argent, au bout du compte.
C’est le moment qu’a choisi Marie pour refaire parler d’elle. Elle a commencé à fuguer. Elle faisait le mur, comme une vulgaire petite voleuse. La première fois, sa mère l’a à nouveau protégée. Elle est même allée jusqu’à faire un faux en imitant la signature de son mari sur le carnet de notes où il était fait mention de l’attitude inqualifiable de sa fille. Mais nous l’avons su dès le mois suivant. Marie ayant fui à nouveau, elle a été ramenée au pensionnat entre deux gendarmes. La mère supérieure a immédiatement appelé Matthieu Vincent. Pour éviter un scandale, il a été obligé de faire une donation conséquente à l’établissement. Je ne sais pas ce qui s’est passé entre eux, et je n’ai jamais voulu le savoir, mais Marie s’est tenue tranquille pendant de longs mois après ça. Sa mère allait la voir régulièrement, mais moi j’ai refusé qu’elle remette jamais les pieds ici. Cet appartement était à moi depuis ma majorité. Si j’acceptais bien volontiers d’y héberger Matthieu Vincent, si j’y tolérais sa femme, je voulais que ce lieu soit épargné de la présence déshonorante de leur fille. Inutile de vous dire que ma mère, qui passait tout à sa fille, ne me l’a jamais pardonné. Mais il y avait déjà plusieurs années que ce que pensait cette femme m’indifférait.”
Antoine jaillit de son fauteuil, interrompant brutalement le récit d’Etienne Sautin. Le vieil homme leva un regard surpris et choqué sur lui.
“Une crampe. Excusez-moi.”
Antoine marcha de long en large dans le salon, évitant les meubles lourds qui encombraient l’espace. Il réprima une envie subite de courir hors de cet appartement où il étouffait. Il aurait voulu ne plus entendre cette voix monocorde et cassante, venue d’un autre monde, d’un autre âge. Mais il fallait qu’il l’écoute jusqu’au bout, jusqu’à l’écœurement, celui-là même que Marie avait dû ressentir dès qu’elle se trouvait en présence de son frère.
Il revint vers son fauteuil en souriant. Etienne Sautin ne se doutait certainement pas du cadeau qu’il avait fait à sa sœur en lui interdisant l’accès à cet appartement. Plus besoin d’y chercher ses cris et ses rires, elle les avait emportés avec elle, ailleurs, loin de ces pièces closes, vers la vie.
Il se rassit et fit un signe de tête au visage blême en face lui.
La voix, monocorde, rêche, de plus en plus métallique, emplit à nouveau l’espace.
“J’ai eu deux ans de paix relative. Mon travail m’absorbait totalement, et le tandem que nous formions, Matthieu Vincent et moi, n’a pas tardé à faire des merveilles. La petite entreprise familiale de mon père est devenue en quelques années une énorme société. Grâce à nos efforts conjugués, notre savoir-faire et surtout notre intransigeance face aux syndicats, les commandes, les marchés et l’argent ont afflué. Notre réputation a rapidement dépassé les frontières, et bientôt nous avons ouvert des succursales un peu partout en Europe. Ma mère, pendant ce temps, s’est mise à multiplier les sorties mondaines, probablement pour tromper son ennui. Mais malgré son insistance, j’ai toujours refusé qu’elle donne des soirées ici. Encore une fois, j’étais chez moi, et je voulais surtout y préserver la paix, le calme et la dignité que j’y avais toujours connus. Enfin, tout du moins avant la naissance de Marie.
Elle, je n’en entendais plus du tout parler, et je m’en portais au mieux. Comme je lui interdisais l’entrée de l’appartement, pendant les vacances sa mère l’envoyait à l’étranger, où elle allait souvent la rejoindre. Elle pouvait bien y faire les quatre cents coups, du moment qu’elle ne salissait plus ma réputation et celle de la société. Un jour pourtant, ma mère est venue me supplier d’accepter Marie pendant quelque temps. Elle était très malade, et elle la voulait près d’elle pour mieux la soigner. J’allais céder, malgré toute ma répugnance, à accueillir cette… cette créature chez moi.”
Antoine se redressa dans son fauteuil, comme s’il venait d’être giflé. Il ouvrit la bouche, mais se tut devant le regard brûlant du vieil homme.
“Par pure politesse, j’ai demandé ce qu’elle avait. Ma mère s’est montrée tout à coup évasive, hésitante, et a terminé en disant que ce n’était pas la peine d’en parler à Matthieu Vincent, absent de Paris pour quelques semaines. Il ne fallait pas l’affoler, ni le déranger dans ses activités. C’est cela qui m’a intrigué, cette insistance pour tenir le père de Marie à l’écart. J’ai donc réservé ma réponse, et pendant ce temps, j’ai mené mon enquête. Et ce que j’ai découvert dépassait l’entendement. Marie, qui avait seize ans à l’époque, était effectivement dans une clinique à Londres. Mais elle n’était pas malade. Oh, non ! Elle allait se faire avorter ! A-vor-ter ! Je suis donc allé trouver ma mère et lui ai signifié qu’il était hors de question que cette petite traînée mette un pied chez moi. Ma mère est devenue alors totalement hystérique, et m’a lancé toutes sortes d’horreurs au visage. Quand elle s’est enfin calmée, je lui ai promis de n’en rien dire à Matthieu Vincent, mais qu’elle pouvait bien aller soigner sa fille où ça lui chantait, sauf dans mon appartement. Elle est partie le soir même en voiture, dans un état émotif bien trop intense pour conduire. Elle n’est jamais arrivée en Angleterre. Elle a percuté un arbre avant d’atteindre Calais. Elle est morte sur le coup. Sa fille l’a tuée.”
Etienne Sautin s’arrêta brusquement de parler, interrompu par Antoine qui se leva et fouilla dans ses poches fébrilement pour en sortir un paquet de cigarettes.
“Vous permettez ?”
Le vieil homme haussa les épaules, et Antoine alluma une cigarette. Il aspira une longue bouffée avant de se rasseoir. Une bouffée de cigarette pour étouffer la bouffée de haine qu’il ressentait. Pour ne pas crier à ce mort-vivant que c’était lui qui avait tué sa mère. Pour le faire taire. Mais il devait l’entendre jusqu’au bout. Jusqu’au dégoût total. Il écrasa son mégot quand Etienne Sautin se remit à parler.
“J’ai été anéanti en apprenant la mort de ma mère. Elle m’avait quitté en m’injuriant, comme elle ne l’avait jamais fait avec personne, même pas avec un domestique. Quant à sa fille… je l’ai maudite. Non seulement elle m’avait volé ma mère, mais elle l’avait brisée, petit à petit, année après année, bêtise après bêtise, jusqu’à la faire disparaître. J’ai donc fait la seule chose à faire. Ma mère étant morte, ma promesse n’avait plus lieu d’être. J’ai mis Matthieu Vincent au courant de tout. Comme à son habitude, il a été parfait. Il a ouvert un compte à Marie qui couvrait l’ensemble de ses frais jusqu’à sa majorité, il lui a interdit d’assister aux funérailles de sa mère, et il ne l’a plus jamais revue jusqu’à sa mort, cinq ans plus tard.
Marie Vincent a détruit sa mère, et son père. Elle a détruit tout l’amour qu’il y avait entre ma mère et moi. La seule chose qu’elle n’ait pas réussi à détruire, c’est cet appartement. Mais personne ne naîtra plus dans la chambre du fond.”
L’air était encore saturé de toute la pluie qui n’avait cessé de tomber depuis le lever du jour. Comme si les gouttes, éparpillées au-dessus de Paris, attendaient un signe pour repartir à l’assaut de la ville. C’était une soirée d’octobre anormalement douce, mais rendue moite par l’humidité qui s’évaporait lentement des murs et des trottoirs. Une soirée lourde. Epaisse. Poisseuse comme l’atmosphère irrespirable de l’appartement clos d’Etienne Sautin.
Après avoir traversé la place de la Concorde, Antoine longea la Seine sur la rive droite jusqu’au musée du Louvre. Il monta rapidement les quelques marches pour atteindre la passerelle des Arts, et trouva un banc libre au milieu où il se laissa tomber en soupirant. Il n’avait rien avalé depuis le matin, mais son estomac se soulevait à la pensée de la moindre nourriture. Il était au bord de la nausée. Pauvre Marie. Pauvre Marie. Ces deux mots seuls l’avaient accompagné dans sa marche forcée de plusieurs kilomètres depuis le fond du 17èmearrondissement. Pauvre Marie. Mais peu à peu, rue après rue, il s’était mis à entendre son rire clair d’enfant. Ses mots de Babel. Il la voyait courir sur la chaussée, suivie d’une troupe mêlée de petits garçons et de petites filles de toutes les couleurs. Leurs cris résonnaient gaiement sur les façades opulentes, faisant enfin taire la voix glacée du vieil homme.
Antoine repartit lentement, soulagé de se retrouver dans les petites rues familières de Saint Germain des Prés. Comme s’il respirait mieux entre ces murs étroits. Quand il arriva chez lui, il était presque apaisé.
Il resta un long moment plongé dans les yeux verts du portrait qui le regardaient en souriant éternellement. Il avait posé le livre sur une étagère, ouvert sur le visage de Marie. Sa main dans les cheveux, comme pour inciter toute une jeunesse à la révolte et à l’espoir. Qu’était-elle devenue pendant vingt cinq ans ? La réponse se trouvait là, quelque part dans les pages du carnet d’adresses. Antoine passa le reste de la nuit à l’étudier.
Il était sept heures précises quand Annick Savigny sortit de chez elle, saisie par la fraîcheur du matin. Elle était simplement vêtue d’un tailleur léger, dans les tons gris clair, passé sur un chemisier blanc, comme si elle refusait encore la fin de l’été. Son chauffeur se précipita pour lui ouvrir la portière de la voiture, et elle se cala dans le cuir moelleux du siège. Posée sur le siège à côté, la pile des journaux du matin. Elle jeta un rapide coup d’œil aux titres pendant que le véhicule roulait dans les rues presque désertes de la capitale. Elle reposa les journaux en soupirant. Elle n’arrivait pas à se concentrer. Ce n’était pas l’interview en direct à la radio qui la préoccupait. Depuis le 11 septembre, elle en avait donné des dizaines. Radios, télévisions, presse écrite, tout le monde se l’arrachait. L’obscur député d’une circonscription tranquille de Normandie avait soudain été projeté en pleine lumière. Les journalistes, avides d’informations pour mieux cerner ce qui venait de se passer, cet attentat insensé, incroyable, perpétré en direct sous le regard du monde entier, n’avaient pas tardé à la sortir de la Commission des Affaires Etrangères dont elle faisait partie à l’Assemblé Nationale en temps qu’experte du monde arabe. Depuis plus d’un mois maintenant, il ne se passait pas de jour sans qu’on sollicite son avis. Quand la voiture s’arrêta devant la Maison de la Radio, elle n’avait aucun doute sur les questions qu’on lui poserait, et les réponses qu’elle ferait. Elle n’aurait donc pas dû être surprise quand un autre journaliste avait la veille demandé à la rencontrer. Sa secrétaire, par habitude, ou par ennui, avait voulu savoir sur quel aspect précisément des événements du 11 septembre il souhaitait l’interroger. La réponse qu’elle avait lue sur la note posée sur son bureau l’avait fait sursauter. Marie Vincent. Sa secrétaire avait ajouté un point d’interrogation, suivi d’un point d’exclamation à côté du nom.
Le 12 septembre, Annick Savigny avait lu les journaux, tous les journaux, avec encore plus d’attention que d’habitude. La nouvelle de la mort de Marie, à peine un entrefilet, en bas de page d’un seul quotidien, ne lui avait pas échappé. Mais jamais elle n’aurait cru qu’on puisse remonter jusqu’à elle. Elle pensait que tous les journalistes seraient trop occupés à dépecer l’énorme cadavre du World Trade Center et celui du Pentagone pour faire des recherches sur cette disparition somme tout banale, de quelqu’un qui avait quitté le devant de la scène depuis tant d’années. Elle s’était trompée, et elle n’aimait pas ça. Du tout.
A sept heures quarante cinq, elle était à nouveau dans sa voiture. Elle demanda à son chauffeur de la déposer à son bureau du Palais Bourbon. Elle retrouva la fiche avec la demande de rendez-vous là où elle l’avait laissée la veille, près de son ordinateur. Elle la repoussa d’un geste agacé, alluma l’appareil et consulta ses e-mails. Un sourire fugace à l’apparition du nom de Jeremy. Son fils allait bien. Il avait enfin pu réintégrer son studio de la pointe sud de Manhattan. Elle frémit malgré elle, ressentant encore la frayeur qui l’avait submergée quand les tours s’étaient effondrées. Son fils cadet venait juste de s’installer à New York pour sa dernière année de droit à l’université. Elle avait mis plus de cinq heures avant de pouvoir le joindre au téléphone. Grégoire, l’aîné, à ses côtés, terrifié à l’idée que son frère soit blessé. Ou mort. Il avait quitté son cabinet dès qu’elle l’avait appelé, mettant tous ses patients à la porte avec une certaine brusquerie. Deux ou trois d’entre eux avaient changé de médecin depuis. Le 11 septembre, Jeremy avait échappé à la catastrophe. Et Marie Vincent était morte. Annick réalisa qu’elle n’avait plus jamais entendu parler d’elle depuis la naissance de Jeremy précisément, vingt cinq ans plus tôt.
A la fin de la journée, elle avait pris sa décision. Cette petite fiche d’appel téléphonique posée sur son bureau l’avait beaucoup plus bouleversée qu’elle ne l’imaginait. Le nom de Marie Vincent, accolé au 11 septembre, l’avait perturbée pendant toutes ces heures passées d’interviews en réunions de commissions. Elle avait fait face à tous ses problèmes avec une facilité déconcertante, et répondu au courrier de sa circonscription qui s’accumulait depuis des semaines sur sa table de travail. Jamais elle n’avait été aussi efficace, comme si tout se réglait malgré elle. Mais jamais elle n’avait analysé sa vie comme elle l’avait fait depuis que la petite fiche rose avait atterri sous ses yeux. Elle prenait enfin la mesure exacte de tout le chemin parcouru pour arriver là, dans ce bureau, le regard rivé sur la demande de rendez-vous. Antoine Duparc. Il lui fallait découvrir qui était Antoine Duparc. Qui était derrière lui. Qui essayait de l’abattre, elle.
Quand elle accepta de le rencontrer, une semaine plus tard, elle n’avait rien trouvé sur lui. Le peu d’informations qu’elle avait réussi à rassembler dressait un portrait parfaitement anodin de cet homme. Trop, peut-être. Né à Lyon de parents pharmaciens, fils unique, bonne éducation. Enfance sans histoire, études de lettres modernes arrêtées après la maîtrise. Service militaire effectué près de chez ses parents. Puis Paris, pigiste pour divers journaux avant d’être embauché au service culturel d’un grand quotidien. Deux romans confidentiels édités. Célibataire, hétérosexuel. Pas d’appartenance politique ni religieuse. Des dons réguliers à Amnesty International. Rien à quoi se raccrocher. Rien. Elle contempla pour la centième fois la photo d’Antoine Duparc. Elle avait été prise trois jours plus tôt, alors qu’il sortait de son immeuble du Quartier Latin. En jean, T-shirt et blouson de cuir, des cheveux bruns fournis qui lui tombaient dans les yeux, il avait plus l’air d’un étudiant que d’un homme d’une quarantaine d’années. Qu’est-ce qu’il cherchait ? Annick Savigny était intriguée. Elle avait maintenant hâte de se trouver face à lui.
Quand elle entra dans le bar feutré de l’hôtel du 7èmearrondissement, Antoine l’attendait. Il se leva pour la saluer, et Annick Savigny fut immédiatement frappée par ce que la photo ne laissait pas deviner. Le regard. Les grands yeux noirs profonds, intenses, qui illuminaient le visage d’une douceur extrême.
“Me and Bobby Mc Gee, et puis Cactus Tree…”
Ce furent les premiers mots qu’Annick prononça, une fois installée dans un fauteuil face à Antoine. Il la regarda sans comprendre pendant qu’elle avalait une gorgée de thé. Elle reposa sa tasse et lui sourit.
“Janis Joplin et Joni Mitchell. C’est Marie qui me les a données. Vous connaissez les grandes lignes de ma vie, n’est-ce pas. Mais ce que ma biographie officielle ne dit pas, et ne peut pas dire, c’est l’ambiance dans laquelle j’ai grandi. Je suis un pur produit de la petite bourgeoisie de province. Je sors tout droit d’un roman de Flaubert, ou de Maupassant. Je vous laisse deviner lesquels ! Je ne veux pas que vous vous mépreniez tout de même. J’ai eu une enfance somme toute heureuse, et très protégée, avec des parents aimants. Simplement, ils étaient restés figés. Comment vous dire… comme si le monde n’avait pas bougé, comme si rien ne s’était passé depuis l’avènement de l’électricité. Deux guerres mondiales plus tard, leurs principes d’éducation n’avait pas évolué d’un iota. Donc, jusqu’à ce que je débarque dans cette chambre d’étudiante à la cité universitaire, je n’avais pas entendu d’autre musique que celle de Bach, Mozart et Beethoven. Ravel et Debussy étaient trop modernes pour mes parents. Alors, vous pouvez imaginer le choc que j’ai eu en découvrant Janis Joplin et Joni Mitchell. Je suis passée d’un coup du XIXème siècle à la guerre du Vietnam.”
Annick Savigny se cala dans son fauteuil, jambes croisées, les bras posés sur les accoudoirs. Elle observa Antoine quelques secondes sans rien dire. Il était complètement dérouté par l’attitude incompréhensible de cette femme. Dès qu’elle était entrée dans le bar, il avait été surpris qu’elle ne ressemble pas à l’image qu’il avait d’elle. Au lieu de ses tailleurs habituels, elle portait un pantalon noir, un col roulé gris clair qui s’harmonisait avec ses cheveux mi longs parsemés de mèches blanches, et un long imperméable qu’elle avait négligemment posé sur un fauteuil avec son sac. Et maintenant, avant même qu’il ne lui pose la moindre question, elle lui jetait Janis Joplin et Joni Mitchell au visage. Elle se moquait de lui, c’était certain.
Elle se pencha tout à coup vers lui.
“Bon, monsieur Duparc, si vous me disiez maintenant ce que vous voulez exactement ?”
Oubliés les accents chaleureux de sa voix quelques minutes plus tôt. Le ton était sec, presque menaçant dans sa douceur même.
“Je l’ai dit à votre assistante, il me semble. Je prépare un livre sur Marie Vincent et je…”
Elle l’interrompit d’un geste de la main.
“Je vais tâcher d’être plus précise. Qui vous envoie, et pourquoi ?”
Antoine ouvrit la bouche, la referma, écarta les mains. Il secoua la tête et ses cheveux tombèrent sur ses yeux. Annick Savigny réprima un sourire. Elle avait en face d’elle un petit garçon accusé d’une faute qu’il n’avait pas commise, et qui semblait scandalisé par l’injustice des adultes. Mais peut-être, sous ses dehors de premier communiant, n’était-il qu’un très habile comédien.
“Monsieur Duparc, je ne veux pas me montrer naïve, ni paranoïaque. Naïve, je le seraisen acceptant comme tout à fait normale et logique votre demande. Paranoïaque, je le serais en refusant de vous rencontrer. Alors disons que j’essaie d’être lucide. Après tout, c’est une qualité en politique, non ? Si j’analyse objectivement les faits, voilà la situation. Jusqu’au 11 septembre, j’étais un membre anonyme du parlement, noyé parmi mes collègues du centre droit. Dans l’hystérie médiatique qui a suivi les attentats, un journaliste s’est aperçu que j’étais spécialiste du monde arabe. Et depuis, je suis sans arrêt sous le feu des projecteurs, pour employer un cliché bien commode, mais au sens strict du terme. Evidemment, ça fait grincer quelques dents parmi mes chers camarades députés. Et c’est le moment que vous choisissez pour que je vous parle de Marie Vincent ! Il a fallu que vous creusiez profondément, très profondément, pour faire le lien entre nous.”
Elle s’interrompit le temps de finir son thé. Antoine était parfaitement immobile dans son fauteuil.
“Voyez-vous, monsieur Duparc, le vrai scandale, aux Etats-Unis, c’est le sexe. Chez nous, c’est l’escroquerie. L’argent, bien sûr, et le mensonge. Par exemple, pour un député de droite, avoir dans sa jeunesse flirté avec la mouvance terroriste. Parce que c’est ce qu’on dira une fois que mes liens avec Marie Vincent seront connus, n’est-ce pas ? Peu importe que ce soit faux, une fois la rumeur lancée… Je serai morte politiquement avant d’avoir pu rétablir la vérité. Alors je vous repose la question : qui est derrière tout ça ?”
“Moi. C’est à dire personne.”
Antoine se redressa sur son siège, et croisa les bras. Il y avait une chose qu’il n’avait jamais su faire, tricher. Et il ne supportait pas qu’on lui prête des intentions qu’il n’avait pas, mais qui animaient sans aucun doute la personne qui les lui attribuait. Toute douceur avait disparu de son regard posé sur Annick Savigny.
“Je ne connais pas très bien les mœurs du milieu politique, et pour tout vous avouer, elles ne m’intéressent pas le moins du monde. Je suis tout de même relativement bien informé de ce qui se passe dans ce pays. Alors, sans vouloir être grossier, qui voudrait vous abattre ? Il ne me semble pas que vous soyez dangereuse à ce point, et même si votre situation présente fait de vous une future ministrable, pour utiliser votre jargon, vous êtes plutôt nombreux à l’être dans votre parti. Et pour être tout à fait clair, ce n’est pas vous que je cherche à connaître, c’est Marie Vincent.”
Ils s’affrontèrent en silence pendant quelques instants. Annick Savigny, les mains serrées sur les accoudoirs de son fauteuil, retenait difficilement son envie de se lever, de gifler ce petit journaliste prétentieux et insolent et de partir. Antoine essayait de se calmer en respirant régulièrement. Il regardait cette femme assise face à lui, en se demandant s’il ne s’était pas trompé. Jamais elle n’avait pu être l’amie de Marie Vincent. Sa tenue savamment négligée et coûteuse, sa coiffure impeccable, ses bijoux aussi discrets que précieux, son air de grande dame outragée, elle était tout ce que Marie avait combattu dans sa jeunesse.
“Marie vous aurait adoré.”
Antoine tressaillit, dérouté par le volte-face d’Annick Savigny. Elle le fixa quelques secondes avant de lui adresser un large sourire. Elle s’enfonça dans son siège et sortit de son sac un paquet de cigarettes.
“Vous permettez ?”
Antoine prit la pochette d’allumettes posée près du cendrier sur la table, et lui offrit du feu.
“Très bien. Vous voulez tout savoir sur Marie Vincent, et je vais vous dire ce que je sais d’elle. Mais avant, je voudrais que vous répondiez à deux questions. Pourquoi, et comment ? Pourquoi Marie, et comment êtes-vous arrivé jusqu’à moi ?”
Elle aspira une longue bouffée, croisa ses jambes. Elle paraissait parfaitement détendue, et le regard qu’elle posait sur Antoine était dénué de toute agressivité ou méfiance. Juste un peu intrigué.
“Pourquoi, je vous le dirai peut-être à la fin de notre entretien. Comment, c’est simple, votre nom figurait dans son carnet d’adresses, que j’ai réussi à me procurer. Je me demandais ce qui pouvait bien vous unir, toutes les deux, et je vous ai appelée.”
“Vous avez le carnet d’adresses de Marie, et mon nom y figure ? Mais on ne s’est plus vues depuis un quart de siècle ! Quelle adresse, vous vous en souvenez ?”
“Pas précisément. L’encre est très pâle, et j’avoue que sans votre notoriété, j’aurais eu du mal à déchiffrer votre nom. C’est Veules les Roses, je crois, et le préfixe téléphonique est encore le 16, elle ne l’avait pas changé..”
“Je vous crois aisément. Cette adresse est celle de mes parents, et elle a dû être écrite il y a plus de trente ans !”
Annick, les yeux dans le vague, alluma une autre cigarette.
“Ça alors ! Jamais je n’aurais pensé qu’elle soit conservatrice à ce point !”
“Ou négligente ?”
Elle continua à fumer en silence, ignorant la remarque d’Antoine. Elle ne se mit à parler qu’une fois son mégot écrasé dans le cendrier.
“Ce jour d’octobre où j’ai débarqué à la cité universitaire… j’étais là, coincée dans ma jupe plissée et mon pull shetland, ce qui en province passait pour l’avant-gardisme vestimentaire le plus osé, et je rentre dans la chambre qu’on m’avait affectée. Et là… comment vous dire, j’ai reçu la contre culture en plein dans l’estomac. Elle était au milieu de la pièce, en jean, tunique arabe et pieds nus, en train de danser toute seule sur le tapis. Elle chantait en même temps que Janis Joplin. J’ai laissé tomber mes valises, et le bras du tourne disque Teppaz a sauté. Marie s’est arrêtée net de danser et s’est tournée vers moi. Elle était furieuse, vraiment hors d’elle. J’ai cru une seconde que ses cheveux allaient prendre feu ! Je ne sais plus ce que j’ai bredouillé, mais j’ai dû avoir l’air tellement perdue qu’elle a éclaté de rire. Elle n’arrivait plus à s’arrêter. Elle a dû voir une reproduction de Bécassine en face d’elle. Elle a vu Bécassine en face d’elle.”
Annick Savigny se leva tout à coup, ramassa son sac et son imperméable.
“Sortons d’ici. Allons marcher, vous voulez bien ?”
Les allées du Luxembourg étaient presque désertes. Le jardin, bercé par un vent frais d’automne, s’assoupissait doucement sous les feuilles mortes. Les mains dans les poches de son imperméable, Annick Savigny marchait à pas lents, le visage levé vers le soleil pâle.
“Ça ne m’était plus arrivé depuis si longtemps. Marcher dans un jardin, par une après-midi d’automne.”
Antoine eut un sourire fugace.
“Vous devriez troquer votre siège de député contre un siège de sénateur. Vous pourriez vous promener tous les jours ici.”
Elle s’arrêta, le regarda, puis éclata d’un vrai rire de jeune fille. Ils se remirent à marcher en silence, jusqu’à ce qu’Annick Savigny s’immobilise tout à coup, face à un banc.
“Vous n’avez jamais eu envie de vous asseoir un jour, là, et de ne plus bouger ?”
“Le syndrome du trottoir. Vous savez, cette chanson de Souchon : “tu verras bien qu’un beau matin fatigué, j’irai m’asseoir sur le trottoir d’à côté”…”
Elle hocha la tête. Antoine lui présenta le banc d’un ample geste du bras, et s’assit à ses côtés.
“La première fois que j’ai reçu un colis de ma mère, c’était le lendemain de mon arrivée à la cité universitaire. Elle avait dû le poster avant même que je m’en aille. Quand le carton est arrivé, Marie l’a déballé comme s’il était pour elle. Elle a sorti avec de grands cris de joie les gâteaux, les fromages et les pâtés. Une heure après, la chambre était remplie d’étudiants pour une fête improvisée. J’étais sans voix. J’aurais dû avoir de la peine. J’aurais dû être furieuse. Tout ce que j’ai dit, en aidant Marie à ranger le désordre, c’est merci. Jamais je ne m’étais autant amusée que ce jour-là. Ma mère m’avait envoyé un cadeau, mais c’est Marie qui me l’avait offert.
Ça a duré comme ça pendant quatre ans. Elle a été ma béquille et mes yeux. Elle m’a appris à bouger dans le monde et à voir le monde.”
Le silence encore pendant quelques instants. Un silence doux et nostalgique qu’Antoine se garda bien d’interrompre.
“Cette première fête dans la chambre, je l’ai crue unique. Inattendue. Presque inespérée. Elle l’était pour moi, c’est certain. Mais dès le lendemain soir, ça a recommencé. Et tous les soirs, après, pendant toutes ces années. Marie attirait tous les esprits forts, ou qui se croyaient tel. Elle faisait le tri avec douceur, avec humour et délicatesse. Ceux qui n’avaient rien à faire près d’elle s’éloignaient d’eux-mêmes, mais sans rancœur. Je n’ai jamais su comment elle y arrivait.
Pendant les premières semaines, tout le premier trimestre, en fait, je me suis cantonnée à un rôle d’observatrice, passive, mais attentive. Dans la journée, je suivais avec beaucoup d’assiduité et de sérieux des cours de droit à Assas, et j’allais travailler à la bibliothèque avant de rejoindre le joyeux désordre de la chambre. Marie, elle, était étudiante en sociologie et en ethnologie.
Jusqu’à ce moment, cloîtrée dans la torpeur de ma province et de ma famille, je ne m’étais jamais intéressée à la politique. En écoutant, soir après soir, les discussions passionnées dans la chambre, j’ai commencé à ouvrir les yeux. Et les oreilles. C’est moi qui ai posé des questions à Marie sur les groupuscules d’extrême droite qui s’étaient rendus maîtres des couloirs d’Assas. Elle m’a juste répondu : “Enfin !” J’ai compris qu’elle attendait que je me réveille. Qu’elle m’attendait. Ça m’a touchée, beaucoup plus que ce que j’aurais cru.
Alors j’ai commencé à parler. Dans la chambre, le soir, pendant ces réunions informelles, j’ai pris la parole. Des questions, des questions, que des questions pendant plusieurs semaines. Et mes questions si naïves engendraient des discussions sans fin qui amusaient énormément Marie. Je posais des questions, mais c’est à elle qu’ils répondaient, toujours. Elle dont ils attendaient l’approbation ou la rectification.
Je vous ai dit qu’il n’y avait pratiquement que des garçons, pendant ces soirées ? Des étudiants en sociologie, comme elle, des étudiants en histoire, des étudiants en philosophie. Mais des étudiants. A part nous, une ou deux filles, en général les petites amies de l’un ou de l’autre, frustrées de ne plus exister dès que Marie apparaissait. Ils étaient tous amoureux d’elle, sans même s’en rendre compte.”
“Et elle ?”
“Elle ? C’est curieux que vous me demandiez ça. Je n’y avais pas prêté attention à l’époque. Marie était seule. Pendant ces quatre ans passées avec elle, je ne lui ai connu aucun ami ni aucun amant. Comme si… c’est comme si elle avait décidé d’oublier son corps, pour ne s’occuper que de son esprit. Pourtant, encore une fois, elle n’avait que l’embarras du choix. C’est étrange. Mais sur le moment, elle était tellement vivante, tellement… réelle…”
Annick Savigny fouilla dans ses poches et en sortit son paquet de cigarettes. Elle en offrit une à Antoine, et ils fumèrent un instant en silence tous les deux. Un coup de vent soudain la fit frissonner, comme se réveiller. Elle se leva et serra son imperméable autour d’elle.
“Marchons, voulez-vous ?”
Ils longèrent les courts de tennis désertés, sur lesquels tourbillonnaient les feuilles rousses des marronniers. Antoine aspira une dernière bouffée.
“Marie… elle ne se confiait pas à vous ? Vous étiez sans doute très proches.”
“C’est vrai. Dès la fin du premier trimestre, on ne se quittait plus. Elle est même venue passer les fêtes de Noël chez moi, en Normandie. J’y pense, l’adresse, dans le carnet, doit dater de cette époque. Elle n’avait aucune famille, aucun endroit où aller, vous le saviez, ça ?”
“Euh… oui”.
“De toute façon, elle ne parlait jamais de ses parents. Je n’ai jamais su qui ils étaient, où ils avaient vécu, rien. Elle n’avait aucune photo d’eux, ni de personne d’ailleurs. A une de mes questions, elle a juste répondu que son père et sa mère étaient morts depuis longtemps. Je n’ai pas insisté, elle n’aurait rien ajouté. En fait, Marie était la personne la plus secrète que j’ai jamais rencontrée. La plus sociable, la plus enthousiaste, la plus humaine, mais avant tout la plus secrète. En dehors de son immense beauté, c’est peut-être là que se trouve la clef de son charisme. Ce mystère. C’est ça qui vous fascine ? Tous ces blancs que vous voulez remplir ?”
“Peut-être. Je ne sais pas. Et puis ce grand vide de vingt cinq ans…”
Les ombres décharnées des arbres s’allongeaient sous le soleil bas, rayant de grands traits noirs tourmentés les allées du jardin. Soudain, des cris et des rires perçants emplirent l’aire de jeux, de l’autre côté du théâtre de marionnettes. Les enfants, à peine sortis de l’école, prenaient d’assaut les balançoires et les toboggans, sous le regard attentif des mères chargées des cartables abandonnés.
Antoine et Annick Savigny s’éloignèrent vers les pelouses qui bordent la rue Guynemer et marchèrent en silence vers l’Orangerie. Elle regarda sa montre et grimaça légèrement.
“Déjà si tard… J’ai une réunion importante dans trois quarts d’heure. Ecoutez, nous pourrions peut-être… je ne sais pas…”
“On se retrouve demain ?”
“Demain, voyons, demain… J’ai au moins trois interviews, un rendez-vous au Quai d’Orsay, et je ne sais plus quoi encore. Je reprends contact très vite.”
Elle se dirigea rapidement vers la rue de Vaugirard sur un petit signe de la main à Antoine.
Il laissa passer les heures et les jours sans essayer de joindre Annick Savigny. Il l’apercevait de temps à autre. Photo de magazine. Gros plan à la télévision. Il entendait sa voix à la radio. Pourtant, pendant deux semaines, jamais il n’eut l’envie de l’appeler. Il savait qu’elle reviendrait quand le moment serait venu. Il n’était plus impatient. Il accepta quelques dîners. Il fit de longues promenades solitaires dans des quartiers éloignés. Il envoya une lettre de démission à son rédacteur en chef qui la refusa. Il obtint un congé sans solde d’un an, contre la promesse de petites chroniques plus ou moins régulières. Il lut quelques livres et alla trois fois au cinéma. Le soir, il écoutait Janis Joplin et Joni Mitchell.
Partout, elle l’accompagnait. Marie. Elle ne le quittait plus. Jamais. Il s’était sauvé avec elle, enfant, une nuit à travers Paris. Pour fuir le 17èmearrondissement. Mais elle l’avait abandonné sur le pont des Arts. Seul sur son banc. Il l’avait retrouvée à la cité universitaire. Et il restait près d’elle. Il savait qu’il saurait. Il avait tout son temps.
Seize jours plus tard, il trouva une grosse enveloppe dans sa boîte aux lettres.
“Cher Antoine,
Me permettez-vous cette familiarité – Antoine, en place de Monsieur ? Si la différence d’âge m’y autorise, c’est bien plutôt ma lâcheté qui me pousse à me rapprocher ainsi de vous. Et oui, lâcheté, parce que j’ai bel et bien fui, l’autre jour. J’ai cru qu’en me sauvant de ce jardin, je me sauverais de vous. Je n’avais pas compris, sur l’instant, que c’était moi que je fuyais. Moi seule. Ma vie est devenue un tourbillon depuis le 11 septembre. Cette notoriété, ce semblant d’autorité, je pensais avoir toujours souhaité ça. Et puis vous surgissez. Et puis vous me parlez de Marie. Et je me retrouve soudain face à une fille de 18 ans porteuse d’un rêve magnifique. Je me retrouve face à moi et…
(suivaient ici deux lignes barrées)
Pardon pour cette double impolitesse. Des mots rayés laissés en l’état. Mais si je reprends cette lettre, je ne l’achèverai pas. Et vous ne m’avez pas sollicitée pour entendre l’histoire de ma vie, mais bien celle de Marie. Alors, voilà ce que j’en sais.
Marie, c’était la Beauté. Si vous avez eu l’occasion de contempler une des rares photos d’elle, vous comprenez. Vous comprenez l’immédiat. Le superficiel. Parce que sa véritable beauté, on ne la percevait vraiment qu’en la voyant évoluer dans une pièce. Ses gestes, son regard, son rire, sa voix, sa prosodie même. Connaissez-vous ces vers d’Henri Michaux, peut-être les plus beaux de la littérature : ” Et pendant qu’il la regarde, il lui fait un enfant d’âme.” La beauté de Marie était son âme, et tous les jeunes gens réunis le soir autour d’elle, tous voulaient lui faire un enfant d’âme. Mais elle, elle n’en regardait aucun. Elle ne regardait personne. Elle ne voyait que le monde idéal qui restait à construire. Et qu’elle voulait construire.
Pendant les quelques années qui ont suivi mai 68, tous les couloirs des universités étaient livrés aux utopies. Maoïstes, trotskistes et autres communistes révolutionnaires, tous ces groupes se croisaient, discutaient, débattaient, s’engueulaient sans répit, mais finissaient pas se réunir quand il s’agissait de lutter contre les groupuscules d’extrême droite. Les Grandes Idées volaient de toutes parts. Tout le monde s’en emparait. Chacun semblait les inventer. Mais Marie, elle, voulait du concret. Aucune des idéologies présentes ne la séduisait. Elle écoutait tout le monde. Elle suscitait les discussions, les polémiques. Elle analysait chaque idée à fond. Et invariablement, après l’avoir complètement épuisée, elle la rejetait.
Il était évident que ce qu’elle cherchait, elle ne le trouverait pas dans ces réunions informelles qui avaient lieu chaque soir dans notre chambre. Peu à peu, elle s’en est absentée. En esprit, dans un premier temps. Elle était là, mais elle n’était pas là. Elle ne parlait plus, n’interrogeait plus, ne provoquait plus. Et un matin, elle a disparu. Quatre jours. Elle est partie, comme ça, sans rien dire à personne. Même pas à moi. Elle est revenue illuminée et silencieuse. Jamais je n’ai su où l’avait menée son premier voyage. Parce qu’il y en a eu d’autres. Toujours aussi courts, mais de plus en plus fréquents. J’ai cru à une histoire d’amour. Quand je lui ai posé la question, elle s’est contentée de hausser les épaules. Puis elle a commencé à me poser des questions sans fin sur le monde arabe.
Il faut vous dire que, poussée par Marie, tout en poursuivant une maîtrise de droit, j’avais entamé des études aux Langues O., et je m’étais spécialisée en arabe. Petite parenthèse, ma notoriété actuelle, je la dois entièrement à Marie. Et pourtant, quand vous m’avez contactée pour parler d’elle, mon premier mouvement a été de recul. Si j’évoquais ma lâcheté en commençant cette lettre…
Revenons-en à celle qui vous intéresse.
Une nuit, j’étais restée travailler très tard chez mon fiancé pour préparer les examens de droit. Nous étions tous les deux en dernière année, et depuis un an déjà nous avions pris l’habitude de réviser ensemble. Mais c’est une autre histoire, celle de ma vie. Donc, il devait être trois heures du matin quand je suis arrivée à la cité universitaire. Quand j’ai atteint la porte de notre chambre, elle était fermée à clef, mais j’entendais des bruits de conversation à l’intérieur. J’ai frappé, et ouvert. Marie était entourée de quatre jeunes hommes qui se sont tus à mon entrée. Très vite, ils ont pris congé, échangeant quelques mots en italien et en allemand avec Marie. Il ne restait plus d’autre trace de leur présence dans la chambre qu’un épais nuage de fumée de cigarettes, et une petite valise en fer posée sur mon lit. Marie l’a rangée dans son placard sans rien dire. Une semaine plus tard, deux des jeunes gens étaient en première page de tous les journaux. Ils avaient été arrêtés alors qu’ils tentaient de poser une bombe dans une annexe d’un ministère.
Alors, Marie a pris la petite valise, a forcé les serrures, et est restée statufiée devant les armes. Elle m’a regardée, longtemps, puis elle a dit, d’une voix glacée comme je ne l’avais jamais entendue : “La fin n’a jamais justifié les moyens. Jamais.” Elle a pris la valise et a disparu. Quand les policiers ont fouillé la chambre quelques heures plus tard, ils n’ont rien trouvé. Et je n’ai rien dit. Je ne savais rien, je n’avais que cette certitude – Marie n’a jamais été une terroriste.
Elle a poursuivi son combat dans divers mouvements, luttes ouvrières, luttes féministes. Souvent en tête des manifestations, on ne pouvait que la voir. Et les médias se sont emparés de sa beauté et de son charisme pour en faire une sorte d’égérie révolutionnaire, vite assimilée à la mouvance terroriste. Elle a toujours systématiquement refusé les demandes d’interviews. Mais si elle ne s’est jamais servie des médias pour faire avancer ses idées, eux se sont abondamment servi d’elle pour vendre du papier.
Voilà Antoine, ce que je sais d’elle. Mais ce que vous cherchez, c’est tout ce que j’ignore. Alors, voilà ce que je ne sais pas d’elle.
Pendant quatre ans, nous avons vraiment été proches. Très proches. Mais je m’aperçois maintenant, en essayant de vous parler d’elle, que si Marie était ma confidente, je n’ai jamais été la sienne. Je n’ai rien su de sa famille. Je n’ai rien su de ses amours. Ses angoisses, ses peurs, ses joies, ses émerveillements, je ne les ai pas sus. Je n’ai connu d’elle que son rêve utopiste.
Je vais arrêter là les “je me souviens” ou bien plutôt “je ne me souviens pas”. Quatre ans avec Marie, qui ont changé ma vie. Et plus de vingt cinq ans sans elle. Sans même penser à elle. Jamais. Ma superbe lâcheté…
Je me suis mariée avant même la fin de mes études. Dans le manoir familial de mon mari. A l’église de son village. Non seulement Marie a refusé d’être mon témoin, mais elle n’a pas assisté à la cérémonie. Comment ai-je pu lui proposer ça ? Je réalise seulement maintenant à quel point j’ai dû la blesser. Ce mariage était un retour à une société qu’elle rejetait totalement. Nous nous sommes séparées sur ce malentendu. Elle n’a rien su de mon divorce quelques années plus tard. Ni de mon entrée en politique. Une politique bourgeoise, sage et immobile. L’exact contraire de nos aspirations de jeunesse.
Je n’ai pas su changer la vie. Je n’ai pas pu. Mais l’ai-je seulement voulu ?
Voilà, Antoine, ce que je peux vous dire. Je n’ai rien d’autre à vous offrir, sauf ces deux ou trois images du passé. Celui que j’ai renié. Je m’en rends compte seulement maintenant.
Est-ce trop tard ?”
La lettre s’achevait ainsi, brusquement. Aucune salutation, aucune signature. Rien. Sauf trois photos en noir et blanc, cachées au fond de l’enveloppe. Antoine les sortit lentement. Il les posa en tremblant sur son bureau.
La première était une photo de groupe. Cinq garçons et deux filles, assis sur une pelouse. Antoine n’eut aucun mal à identifier les deux filles. Annick Savigny riait, comme les garçons. Ils étaient tous tournés vers Marie, qui les regardait en souriant légèrement. Sur le deuxième cliché, Marie et Annick, assises côte à côte sur un lit, un livre ouvert sur les genoux, levaient un regard surpris vers l’objectif. La troisième photo. Antoine la souleva délicatement et s’approcha de la fenêtre pour l’étudier. Marie, tunique indienne sur une longue jupe, pieds nus, cheveux dans le vent, marchait seule le long de la mer.
Antoine resta un long moment à contempler la photo. Ce n’est qu’en la rangeant auprès des autres qu’il aperçut les mots tracés au dos.
“Cherchez Jacques Vilbert dans le carnet d’adresses.”
Le dernier signe d’Annick Savigny.
Antoine ne connut qu’un seul moment de doute durant les trois semaines qu’il mit à localiser Jacques Vilbert. Trois semaines. Trois semaines et des heures passées au téléphone, sur internet, dans les registres de mairies, dans les archives des armées. Trois semaines à faire jouer toutes ses relations. Un de ses amis journalistes, proche des renseignements généraux, réussit à lui procurer un double du dossier Vilbert. C’est en le parcourant qu’il faillit tout abandonner. Et c’est en essayant de se le remémorer dans les moindres détails qu’il faillit rater la bretelle de sortie de l’autoroute.
Infatigable marcheur, Antoine n’utilisait qu’à de rares occasions sa voiture. Très tôt ce matin-là, après avoir jeté quelques vêtements dans son sac de voyage, il avait été saisi par le froid de l’aube en rejoignant le garage. La voiture souffrait elle aussi du froid. Il lui avait fallu plus de cinq minutes pour la faire démarrer. Il avait traversé la ville déserte très lentement, comme pour mieux profiter des rues de Paris tout entières à lui. Il avait longé le parc Montsouris en résistant à l’envie de s’arrêter, d’escalader les grilles pour aller s’asseoir au pied d’un arbre et regarder le soleil se lever sur le petit lac. Mais il avait continué son chemin et plongé sur l’autoroute du sud sans plus de regrets. Cette tentation d’aller fouler les pelouses endormies du parc l’entraîna vers d’autres pelouses, celles du jardin du Luxembourg. C’est là qu’il avait retrouvé, dix jours plus tôt, Annick Savigny. Il regardait les enfants pousser leurs petits bateaux de bois sur le grand bassin quand elle s’était approchée de lui, un sourire dans les yeux.
“On commence à prendre des habitudes de vieux amants, vous ne trouvez pas ?”
C’est ce qu’elle lui avait dit en guise de bonjour.
Ils avaient marché pendant plus d’une heure. Aucun d’eux n’eut envie de s’asseoir sur un banc. Déjà le temps s’était rafraîchi, transformant l’automne en hiver précoce. Annick Savigny portait un long manteau noir, sur lequel elle avait jeté un châle qui s’enroulait autour de ses épaules. Antoine la regarda en silence, ne sachant comment la remercier d’être venue. Jusqu’à cet instant, il n’avait pas cru à ce rendez-vous improbable, arraché après plusieurs messages téléphoniques et deux ou trois mots envoyés au Palais Bourbon. Mais elle était là, devant lui. Elle était là et elle frissonnait dans l’air glacé. Alors, pendant une fraction de seconde, il souhaita qu’elle l’enveloppe dans son châle et qu’elle le serre contre elle. Il se sentait tellement perdu. C’est ce qu’il lui dit. Il lui dit ses doutes. Ses questions. Son désarroi. Cette enquête sur Marie Vincent, si personnelle, presque intime, le transformait peu à peu en détective de mauvais roman policier. Un détective qui aurait fouillé uniquement les poubelles de ceux qu’il épiait. Pour en faire sortir ce qui était enfoui tout au fond. Caché, ou oublié. Dans les deux cas, de quel droit mettait-il tout ça au grand jour. Qui était-il pour agiter leur passé sous les yeux de ceux qui avaient connu Marie.
Annick Savigny grimpa en silence les marches qui menaient aux allées des tennis. Arrivée en haut, elle se retourna vers Antoine, l’obligeant à s’arrêter sur la dernière marche.
“Vous voulez connaître le nom de la maladie qui commence à vous ronger ? La compassion. Vous êtes atteint de compassion. Ne vous laissez pas submerger par elle, si vous voulez aller au bout de vos recherches. Dites-vous bien que personne n’est obligé de vous rencontrer, ni de vous parler. Personne ne m’a forcée à venir aujourd’hui.”
Ils descendirent l’allée à pas lents. Le sol était dégagé, froid et propre sans son tapis de feuilles mortes. Les joueurs d’échecs, de l’autre côté des courts, étaient peu nombreux, emmitouflés dans des lainages, la tête enfouie sous des bonnets.
“Pourquoi êtes-vous venue ?”
“La curiosité. C’est la curiosité qui m’a poussée ici. Je voulais savoir où vous en étiez de vos investigations. Ce que vous aviez trouvé. Marie me hante depuis notre première rencontre.”
Elle avait presque murmuré ces derniers mots. Antoine, les mains enfoncées dans les poches de son blouson, la tête baissée, poussa un caillou du bout de sa botte.
“Je suis désolé. Vraiment.”
Elle se tourna vers lui, étonnée.
“Mais il n’y a aucune raison. Au contraire. Ecoutez Antoine, c’est vrai que je vous en ai voulu d’abord. Venir remuer tout ça, comme vous dites. Quand je vous ai écrit, au fond, je vous en voulais également de ne pas vous intéresser à moi.”
Antoine s’arrêta et sortit les mains de ses poches. Annick Savigny lui posa la main sur le bras.
“Laissez-moi continuer. Croyez-le, ce n’est pas souvent que j’avoue ce genre de choses, mais il semblerait que mon orgueil ait prodigieusement grossi depuis le 11 septembre et mon entrée fracassante dans les médias ! Mais le 11 septembre pour vous, c’est aussi, c’est surtout la mort de Marie. Vos questions, passé le premier agacement, m’ont fait réfléchir. Je vous l’ai écrit, me semble-t-il. Mes rêves de jeunesse. Ce que j’en ai fait. Et Marie, elle, qu’en a-t-elle fait ? Voilà pour ma curiosité. Voilà pourquoi je suis venue. Mais vous, pourquoi vouliez-vous me voir ?”
“A cause de Jacques Vilbert.”
“Vous l’avez vu ? Qu’est-ce qu’il est devenu ?”
“Non… non, je ne l’ai pas vu. Et je ne sais pas si j’en ai envie. Ou si j’en ai le droit.”
Alors, Antoine lui raconta son enquête pour retrouver Jacques Vilbert. Sa traque, bien plutôt. Il semblait avoir brusquement disparu vingt sept ans plus tôt. Du jour au lendemain. Sans laisser la moindre trace. Pourtant, il avait abandonné tous ses biens dans le petit studio qu’il occupait à l’époque dans le quartier de la Montagne Sainte Geneviève. Ses vêtements, ses livres, ses meubles, mais aucun papier personnel, aucune photo. Rien. Rien que des dépouilles, comme une vieille peau oubliée au lendemain de la mue. Mais dans sa nouvelle peau, sous un nouveau nom, il s’était volatilisé. Pourquoi avait-il fui, et où était-il parti, c’est ce qui avait obsédé Antoine pendant des jours. C’est là qu’il avait reçu le dossier des renseignements généraux.
Il y avait appris que Jacques Vilbert était, à l’époque, recherché comme membre actif d’un groupuscule terroriste. On le soupçonnait d’avoir participé à une ou deux tentatives d’attentats en France, et à un attentat à la bombe en Italie qui avait fait plusieurs victimes. La veille de son interpellation, il avait disparu. Pendant plus de dix ans, on l’avait pourchassé à travers toute l’Afrique, où sa présence avait été signalée dans divers pays du continent. Ce n’est qu’après l’arrestation de plusieurs chefs de groupes terroristes, aussi bien en France qu’en Italie et en Allemagne, qu’on avait cessé les recherches. Tous les interrogatoires croisés menés auprès de ces leaders avaient innocenté Jacques Vilbert. Jamais, ni de près ni de loin, il n’avait été lié aux faits qu’on lui reprochait.
Le ciel s’était brusquement assombri, comme si une lampe avait sauté, plongeant le jardin dans une légère obscurité. En même temps, la brise qui soufflait depuis le début de l’après-midi s’était transformée en un vent froid, transperçant. Premier coup de semonce de l’hiver tout proche. Antoine ne sut donc pas comment interpréter le sourire crispé d’Annick Savigny. Mépris pour ses états d’âme, ou lutte contre la température. Il fut presque soulagé quand il la vit resserrer son châle sur ses épaules.
“Continuons au café, voulez-vous ?”
“Toujours le même ?”
“Le plus proche sera parfait. J’ai donné congé à mon chauffeur.”
Ils sortirent du jardin d’un pas vif, marchant côte à côte, tête baissée, en silence. Ce n’est qu’une fois installés au fond de la salle tranquille d’un café en face du théâtre de l’Odéon qu’Annick Savigny reprit la parole.
“Si je vous ai mis sur la piste de Jacques Vilbert, c’est uniquement à cause de l’ambiguïté de ses rapports avec Marie. Il a fait partie, pendant un temps, des soirées dans notre chambre. Puis il a disparu, brutalement. Quand j’ai demandé à Marie pourquoi il ne venait plus, elle m’a juste dit d’un ton évasif qu’il avait d’autres activités plus importantes que nos petites joutes oratoires. Je savais qu’elle continuait à le voir, mais en dehors de notre cercle. Jamais je n’ai su s’ils étaient amants. Avec le recul, je ne crois pas. Leur intimité, très forte, était certainement d’un autre ordre. Mais je m’abuse peut-être. Vous me direz tout ça quand vous l’aurez rencontré.”
“Je ne sais pas…”
Elle le regarda, indécise, lui laissant quelques secondes pour finir sa phrase. Mais Antoine gardait la tête baissée, ses cheveux comme un bouclier devant ses yeux.
“Vous ne savez pas quoi ? Si vous aurez envie de me raconter ?”
Il se redressa, secoua ses boucles, et planta son regard dans le sien.
“Pas du tout, ce n’est pas du tout ça. Je ne sais pas si… je ne sais pas si j’ai le droit de déranger cet homme. Il a fui toute sa vie pour échapper aux sanctions d’une faute qu’il n’avait pas commise et… et il a certainement l’envie, et le droit, qu’on lui fiche la paix.”
Annick Savigny sortit un paquet de cigarettes de son sac, et prit le temps de tirer trois bouffées, les yeux dans le vague, avant de fixer Antoine.
“Je ne sais toujours pas vraiment quelles sont vos motivations dans cette enquête. Peut-être me le direz-vous un jour, peut-être pas. Peut-être que je le devinerai, peut-être pas. Mais au fond, ça ne me regarde pas. Je vous répèterai simplement ce que je vous ai dit tout à l’heure. Personne n’ait obligé de vous recevoir, ni de vous répondre. Personne. Dieu merci nous ne sommes pas dans un état policier, et vous n’êtes pas un flic. Alors, si vos motivations pour savoir qui était Marie et ce qu’elle est devenue pendant 25 ans sont profondes, appelez Jacques Vilbert. Et allez le voir. Vous saurez le convaincre de vous recevoir.”
Elle écrasa sa cigarette avant d’ajouter.
“N’en suis-je pas la preuve ?”
C’était un jour de fin d’automne rayonnant, encore chargé d’une nostalgie d’été. Un ciel bleu profond, un soleil perçant. Mais c’était un jour de fin d’automne. La gelée matinale s’éternisait vers l’après-midi, les arbres n’offraient plus que des feuilles rebelles à leurs branches dénudées, et les degrés Celsius s’attardaient autour de la dizaine. Antoine, presque seul sur l’autoroute, roulait en direction du sud les vitres fermées, et le chauffage au-dessus de la moyenne. S’il n’aimait pas conduire en ville au milieu des embouteillages, il adorait prendre la route. Enfant déjà, quand ses parents l’emmenaient en vacances en Espagne, en Italie ou au Portugal, ils y allaient toujours en voiture. Chaque année, ils lui demandaient si ça ne l’ennuyait pas de rouler pendant deux jours. Et chaque fois, il répondait que non. Ces longs trajets, souvent monotones, l’entraînaient dans des rêveries sans fin, comme s’il entrait au plus profond de lui-même, tout en s’échappant de son corps. En conduisant sur de grandes étapes, il avait gardé cette habitude de laisser ses pensées flâner. Son premier roman, il l’avait écrit après un voyage jusqu’à Prague, son deuxième, au retour de Scandinavie. Il voyageait de préférence seul. L’unique fois où, étudiant, il était descendu pour quelques jours en amoureux en Provence, son amie l’avait quitté dès la voiture arrêtée devant l’hôtel. Il n’avait pas desserré les dents pendant les sept heures de route, ni prêté la moindre attention à elle. Il était aussitôt reparti pour un périple solitaire de 2000 kilomètres, et de retour chez lui, il ne pensait plus à elle. La semaine suivante, il écrivit plusieurs poèmes vagabonds.
Et il y avait la musique. Pour mieux accompagner le film du paysage. Ou celui de ses rêveries. Piano seul, ou guitare, violoncelle. Mais toujours un seul instrument. Bach et Mozart la plupart du temps. Schubert et Beethoven. Rarement, il se laissait aller à écouter une voix. Contre ténor ou mezzo soprano. Mais presque toujours, transporté par la profondeur ou la détresse du chant, il était obligé de s’arrêter. Il ne pouvait plus conduire. Là, sur le bord de la route, il attendait que les derniers échos de la voix s’évanouissent en lui. Il n’en gardait qu’une empreinte, légère et grave, qui guidait son esprit vers des régions inexplorées. Il repartait lentement, dans une voiture silencieuse, mais débordant de visions et de mots.
Aujourd’hui aussi la voiture était silencieuse. Il était parti si précipitamment, excité et mal à l’aise par la rencontre à venir qu’il avait oublié ses disques. Ce n’est qu’à Dijon qu’il se résolut à allumer la radio. Et c’est après Lyon qu’il sursauta en entendant Noir Désir. La beauté sauvage, immédiate, des paroles de la chanson, la rage palpable dans la chaleur rauque de la voix du chanteur le saisirent. Est-ce que Marie était animée par cette même colère ?
C’est la première question qu’il posa à Jacques Vilbert.
Il était sorti de l’autoroute à Valence, et s’était enfoncé prudemment dans la Drôme. C’était la première fois qu’Antoine s’aventurait dans cette région. Une fois la ville dépassée, il roula très lentement, tout à la découverte d’un paysage ouvert mais âpre. Des champs, vigne, lavande et maïs mêlés, des maisons basses en pierres mal taillées éparpillées le long des coteaux, et au loin, des falaises, contrefort de la montagne qui protégeait la vallée comme une sentinelle éternelle et sûre d’elle. C’était fort, calme et dur à la fois.
Il s’arrêta sur la place centrale de Crest, et s’installa à la terrasse d’un café sous les platanes. Il attendit d’avoir fini son café et sa cigarette pour déplier la carte. D’après ses informations, Jacques Vilbert habitait une maison isolée près d’un lieu-dit à quelques kilomètres du village. Antoine avait soigneusement tracé la route au crayon rouge, mais il passa trois fois devant le chemin de terre caché par des noisetiers avant de s’y engager. Etroit, troué d’ornières, le sentier grimpait à l’assaut de la colline sur plus de cinq cents mètres. Là, il débouchait sur une plate-forme naturelle qui dominait toute la plaine. La maison était adossée à la falaise qui bordait le terrain. Une maison basse sans étage, la façade percée de quatre fenêtres, la porte grand ouverte. Quand Antoine descendit de voiture, un grand chien noir jaillit de la maison en aboyant joyeusement. Un garçon d’une dizaine d’années sortit en courant derrière son chien. Il était aussi noir que le labrador.
“Marie était toujours en colère. C’est ce qui lui donnait son énergie. Ça la maintenait en vie”. C’est ce que répondit Jacques Vilbert à sa première question.
Il avait été le dernier à venir à sa rencontre. Après des présentations lapidaires, Pierre mon fils, Mamadou son chien, il avait précédé Antoine dans la maison. Grand, mince et sec, la cinquantaine à peine perceptible sous son teint buriné, Jacques Vilbert portait ses cheveux blancs très courts, de même que sa barbe. Chemise beige aux manches retroussées et pantalon multipoches parachevait son allure de baroudeur tranquille. L’homme plut immédiatement à Antoine. Il prit place dans le fauteuil que lui désignait Jacques Vilbert et regarda autour de lui. La pièce, qui faisait manifestement office de salon et de bibliothèque, était assez vaste, sous un plafond voûté qui donnait de la douceur au volume. Le mur principal, éclairé par les fenêtres qui lui faisait face, était entièrement caché par des étagères qui supportaient des dizaines et des dizaines d’ouvrages. A l’opposé de la cheminée de pierre devant laquelle il était assis, une collection de masques, de statuettes et d’objets africains, plats, pilons, et quelques armes. Antoine avait une connaissance très limitée en la matière, mais ses promenades rue Jacques Callot et rue Guénégaud l’avaient souvent poussé à pénétrer dans les galeries spécialisées. En observant les pièces exposées dans le salon, il comprit que Jacques Vilbert avait accumulé quelques raretés. Comme les meubles, tables basses, chaises à palabres, disposés près des fenêtres. Il se dégageait de l’ensemble une profonde impression de paix. Peut-être est-ce pour casser cette sérénité qui l’envahissait et l’éloignait de son but qu’Antoine posa cette question. A la limite de la provocation et de l’impolitesse. Si Jacques Vilbert en fut surpris, il n’en répondit pas moins immédiatement. Et en souriant largement. Antoine sut alors que l’homme l’acceptait, et ses hésitations des dernières semaines disparurent aussitôt.
“Cette nuit-là, quand Marie est venue frapper à ma porte, elle était véritablement en rage. Elle m’a sauvé la vie. Je n’aurais pas supporté des années de prison. Qu’on ose m’accuser de terrorisme la rendait hystérique. Elle savait mon engagement. Elle savait mon extrémisme. Mais elle savait aussi où je m’arrêterais toujours. A la vie. Même celle de mon pire ennemi. Par contre, ce que je n’ai jamais su, c’est comment et par qui elle a été mise au courant de mon arrestation imminente.”
Jacques Vilbert se leva et alla remettre une bûche dans la cheminée. Les flammes s’élevèrent doucement, et l’odeur parfumée des branches de tilleul qui brûlaient envahit la pièce. Le jour commençait à poindre, et une lumière gris foncé se détachait derrière les fenêtres. Antoine s’étira et passa ses mains sur ses joues rêches sous la barbe naissante. Les deux hommes restèrent silencieux un long moment, à contempler le feu.
“Je vous suggère d’aller vous reposer. Pierre se lève dans une heure. Je vais ranger la cuisine avant de l’accompagner à l’école. Je dormirai au retour. On se voit pour le goûter ?!”
Ils se séparèrent et Antoine regagna la chambre d’amis. C’était une petite pièce aux murs blancs. Un lit, une table et une chaise, une porte donnant sur un cabinet de toilettes. Des étagères débordantes de livres, là aussi. La maison entière semblait remplie de livres. Le lit était recouvert du même tissu africain, dans les tons de bleu, que les rideaux tirés devant la fenêtre. Mais là encore, si tout respirait le calme, le bon goût et la simplicité, il n’y avait aucun objet personnel. Aucune photo. Aucun portrait. Aucune trace ni souvenir d’une présence féminine.
Avant de sombrer d’un coup dans le sommeil, Antoine se remémora tout ce que Jacques Vilbert lui avait confié ces dernières heures.
“C’était à Londres, à la fin des années soixante. L’été de mes seize ans. Je traînais mon ennui de vacances linguistiques obligatoires dans les rues de Soho. Ce jour-là, comme tous les jours, je me retrouvais très vite dans Carnaby Street. Le haut lieu de l’avant-garde et de la contre culture. L’exact opposé de l’esprit de la petite bourgeoisie bien pensante qui régnait en France. J’étais en train de fouiller dans un bac à la recherche d’un 45 tours qui venait de sortir quand je l’ai vue. En face de moi, tirant un disque de Cat Stevens d’un autre bac. Elle était… comment vous dire, belle c’est une évidence. Mais ce n’est pas ça qui m’a saisi. Elle semblait tellement solitaire, elle avait une telle douleur au fond des yeux… J’ai eu immédiatement envie de la prendre dans mes bras et de la consoler. De quoi, je n’en savais rien. Et je n’en ai jamais rien su. Mais à cette seconde même, je l’ai aimée, totalement, complètement, comme je n’ai jamais aimé personne depuis. Sauf Pierre, mon fils. Le plus curieux, j’avais seize ans, l’âge des émois fulgurants, c’est que je l’ai aimée mais je ne l’ai jamais désirée. Pas même à cet instant. Elle a toujours été mon âme sœur. Ma sœur.
Je devais avoir un air particulièrement stupide à la regarder comme ça. Elle s’est approchée de moi et m’a parlé en anglais. J’ai bafouillé quelque chose en retour, et elle a éclaté de rire. Mon séjour linguistique, après tout, n’était peut-être pas si inutile que ça, parce que lorsqu’elle s’est à nouveau adressée à moi, elle l’a fait en français. Mais quand je suis rentré en France, je parlais parfaitement anglais. Grâce à Marie. Et à ses amis. Surtout Betty. Elles faisaient partie toutes les deux du même groupe, et elle est devenue ma première petite amie. Même ça, je le dois à Marie !
Jusqu’à l’été suivant, on s’est écrit très régulièrement, une ou deux fois par semaine. Elle avait un an de plus que moi, et elle est revenue à Paris dès qu’elle a passé son bac. Elle s’est inscrite à la fac, en sociologie et ethnologie. Cette année-là, on s’est beaucoup vus, toujours seuls tous les deux. Sans ses amis, et sans les miens. Elle me donnait rendez-vous dans des lieux improbables, une salle de musée, un bistrot perdu au fond du 18èmearrondissement, une allée du cimetière Montparnasse. Elle arrivait avec un sac chargé de livres, de revues, de disques, que je devais lire ou écouter. Ensuite, elle m’interrogeait, avec légèreté, humour, tendresse, et elle rectifiait mes erreurs ou me dévoilait ce que je n’avais pas remarqué. Moi qui avais toujours été un élève moyen, j’ai vu mes notes grimper au fil des semaines et des conversations avec Marie. En juin, j’ai eu mon bac avec mention, à l’immense surprise de mes parents. Je me suis tout de suite inscrit à la Sorbonne, en sociologie et philosophie.
Pendant les années qui ont suivi, je n’ai fait que de rares apparitions aux soirées dans la chambre de la cité universitaire. Je suppose qu’Annick vous en a parlé. Je préférais voir Marie en dehors de ces réunions fumeuses, et enfumées.”
Jacques Vilbert avait été interrompu par les jappements du chien et les rires de Pierre, surgis comme une tornade dans le salon. Il avait adressé un sourire à Antoine et écarté les mains, comme pour s’excuser, puis s’était absenté quelques instants pour préparer le goûter de son fils. Resté seul, Antoine s’était approché des étagères pour regarder les livres. Pas un seul roman. Des essais, des dictionnaires, des traités de politique, d’innombrables ouvrages de philosophie en français, allemand et anglais. Plusieurs rayonnages étaient entièrement consacrés à l’Afrique. Atlas, livres d’histoire, dictionnaires, textes d’ethnologie et d’anthropologie, là encore en français et anglais, biographies, ouvrages économiques et sociologiques. Il était en train de feuilleter l’autobiographie d’Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul, quand Jacques Vilbert était revenu. Après lui avoir jeté un œil amusé, il était allé allumer un feu dans la cheminée.
“Si vous voulez l’emprunter, il est à vous pour la nuit.”
Antoine avait remis le livre à sa place.
“Je l’ai déjà lu. Le deuxième tome aussi, Oui mon commandant.”
Jacques Vilbert s’était retourné vers lui.
“Un vieillard qui meurt…”
“… c’est une bibliothèque qui brûle.”
Antoine s’était assis en terminant la citation d’Hampâté Bâ, pendant que Jacques Vilbert faisait partir le feu. Puis il avait repris son récit sans plus d’allusion aux lectures d’Antoine.
“Mai 68 a marqué si fortement la mémoire collective en France qu’on oublie généralement de dire que cette révolte de la jeunesse a eu lieu dans presque tous les pays industrialisés. Aux Pays Bas, en Allemagne de l’Ouest, en Italie. En Espagne et au Portugal, c’était un peu plus difficile, il y avait encore quelques dictateurs qui traînaient par là. Aux Etats-Unis, la jeunesse s’est d’abord rebellée contre la guerre du Vietnam avant de s’opposer à la société de consommation. Mais le mouvement avait commencé bien avant, dans les années cinquante, avec les Beatniks. Je suppose que vous avez lu Jack Kerouac. Les Trente Glorieuses qui avaient suivi la guerre allaient bientôt s’achever dans le choc pétrolier, et la jeunesse bourgeoise se cherchait un but. Mouvement des Noirs, mouvement des femmes, mouvement des Indiens, toutes ces crises identitaires se juxtaposaient, s’empilaient, s’emmêlaient. Mais ce que voulait principalement la jeunesse, c’était changer la vie.
Quelle farce ! Aujourd’hui, trente ans plus tard, c’est notre génération qui est au pouvoir. Pouvoir économique, pouvoir politique, pouvoir culturel. Et non seulement rien n’a changé, mais ça a plutôt empiré. Les babas sont devenus des bobos… Nos enfants sont bien plus à plaindre que nous ne l’étions. On leur laisse un monde en plein chaos, sans aucun repère, en plein… Mais c’est une autre histoire.
Marie était une pure idéaliste. Son engagement avait quelque chose de quasi mystique. Elle plaçait l’être humain au-dessus de tout. Elle voulait jeter les bases d’une société idyllique, une espèce de phalanstère mondial, pour faire court. Nos discussions portaient sur les moyens de faire appliquer un tel projet. Ça doit vous paraître bien naïf, maintenant, mais on n’avait pas encore vingt ans, on sortait à peine des nuits de Mai, et on ne demandait que l’impossible. Commencer à changer les choses sur une toute petite échelle ne nous venait même pas à l’esprit. C’était tout ou rien. On avait une seule certitude, c’est qu’il fallait faire vite. Avant tout, il fallait faire. Et si les réunions dans la chambre de la cité universitaire étaient sympathiques, elles ne menaient pas bien loin. Alors j’ai commencé à fréquenter les groupuscules les plus ultras de la fac. Au fil des mois, le discours s’est radicalisé, tout en prenant un petit côté international. On avait des échanges réguliers avec d’autres groupuscules en Allemagne et en Italie, principalement. Je me suis bientôt retrouvé à la tête d’un bulletin clandestin rédigé en français, anglais, allemand et italien, et qui ne proposait rien de moins que de détruire tout ce qui existait pour bâtir ce monde idéal. Marie observait tout ça de loin. J’ai essayé de l’entraîner avec nous, mais la violence de nos propositions la rebutait. Malgré tout, elle nous a rejoints quelques fois, quand les réunions avaient lieu chez moi.
Un soir…”
Jacques Vilbert s’était brusquement interrompu, le regard fixe sur les bûches presque totalement consumées. Il avait légèrement secoué la tête, comme pour se réveiller, et s’était levé prestement pour faire repartir le feu. Antoine, immobile et silencieux, avait attendu, impatient, qu’il reprenne le cours de ses souvenirs.
“Je n’ai pas encore évoqué la vie privée de Marie. Parce qu’elle n’en avait pas, apparemment. Jamais elle ne s’est confiée, et jamais je ne l’ai questionnée. Quelque chose d’indéfinissable, mais de tangible, dans ses yeux, son attitude, je ne saurais dire, empêchait quiconque de le faire. Même moi. Pourtant, elle, elle s’amusait de ma vie débridée. Je multipliais les petites amies, qui de leur côté ne se gênaient plus pour changer allègrement de partenaires. La syphilis n’était plus qu’une maladie banale depuis longtemps déjà, le sida n’avait pas encore fait son apparition, et les moyens de contraception étaient désormais à la portée de tout le monde. La libération sexuelle a largement contribué à l’émancipation des femmes. Mais si Marie se battait auprès d’elles, notamment pour l’avortement, jamais on ne la voyait avec un homme.
Un soir, elle est venue à une réunion chez moi, à ma demande. Elle avait ce don particulier pour les langues, vous savez, l’étude d’une grammaire pendant quelques semaines, la lecture de quelques textes, puis des conversations avec des natifs, et le problème est résolu. Ça me fascinait chez elle, cette capacité d’absorption linguistique. En dehors du français et de l’anglais qu’elle maîtrisait parfaitement, elle se débrouillait très bien en espagnol, italien, allemand et portugais. Grâce à elle, l’anglais n’offrait plus aucun mystère pour moi. Je comprenais assez bien l’italien, et même si j’éprouvais quelques difficultés certaines à m’exprimer, je pouvais plus ou moins soutenir une conversation. Le problème pour moi, c’était l’allemand. Si je le lisais sans trop de mal, j’étais incapable de le parler ni de comprendre véritablement ce qu’on me disait. J’avais donc recours aux services de Marie quand des allemands de notre organisation venaient à Paris. En fait, si elle réprouvait globalement la radicalité de nos pensées, elle acceptait volontiers de venir pour pouvoir pratiquer l’allemand et l’italien. Elle ne se contentait pas, d’ailleurs, de jouer les traductrices, vous imaginez bien. Très vite, elle discutait pied à pied chaque idée émise et ses critiques, toujours pertinentes, laissaient bien souvent ses interlocuteurs sans voix. Par ce biais, elle essayait de me montrer à quel point je faisais fausse route.
Ce soir-là, j’attendais un allemand que je n’avais encore jamais rencontré, et qui semblait diriger désormais toute l’organisation dans son pays. En quelques mois, il avait fait passer ce qui était encore un rassemblement d’étudiants plus ou moins anarco-révolutionnaires à un statut de groupe révolutionnaire extrêmement structuré. Et il faisait la tournée des pays européens les plus engagés dans la lutte contre la société établie pour exporter son modèle et former, à court terme, une organisation internationale en état de marche. J’avais vraiment insisté auprès de Marie pour qu’elle vienne. Pour une fois, je tenais à ce qu’elle se mêle de la discussion, et surtout qu’elle m’en fasse, ensuite, une analyse précise et sans concession. J’avais déjà traduit plusieurs écrits de Klaus, cet allemand, dans notre bulletin. Peut-être était-ce dû au fait de mes difficultés avec la langue, et le temps que je passais sur chaque phrase, mais ses textes m’avaient mis mal à l’aise. Une première lecture, même approfondie, ne laissait rien transparaître d’autre qu’une critique virulente, certes, de la société, mais qui ne différait de la ligne générale de ce genre de littérature que par les perspectives de structuration qu’elle proposait pour un aboutissement plus rapide de la mise en pratique de nos idées. Cependant, à force de peiner sur ces articles, il m’avait semblé y déceler un sous texte beaucoup plus violent. J’attendais donc beaucoup de cette rencontre, et de ce que Marie en dirait.
Dès que Klaus est entré dans la pièce, j’ai su que Marie était tombée amoureuse de lui. Elle l’a regardé et… comment dire, elle a changé. Immédiatement. Je ne saurais expliquer mieux que ça. Elle n’était plus la même. C’était sans aucun doute imperceptible, mais pour moi qui la connaissais mieux que moi-même, c’était une évidence. Je pense que je l’ai compris avant elle. Avant qu’elle sache ce qui lui arrivait.
La réunion s’est déroulée comme toutes les autres, à la seule différence que Marie, pour la première fois, s’est cantonnée à son rôle de traductrice. A l’aube, quand tout le monde s’est séparé, au lieu de rester avec moi pour commenter la soirée, comme d’habitude, Marie est partie avec Klaus. Elle a disparu pendant quatre jours. Personne ne savait où elle était, pas même Annick, que j’étais allé interroger. J’étais plus perplexe que véritablement inquiet. Ce n’est que quelques semaines plus tard que j’ai appris où elle était allée. Rome, Francfort et Munich. A son retour, je me suis bien gardé de l’interroger sur Klaus. Je lui ai juste demandé ce qu’elle pensait de son discours. Elle s’est montrée évasive, hésitante, finissant par déclarer qu’elle avait encore besoin de réfléchir pour savoir si la voie qu’il proposait était la bonne. Trois mois plus tard, Klaus et deux italiens étaient arrêtés, soupçonnés d’être mêlés à une tentative d’attentat. Marie, pendant ces trois mois, avait régulièrement disparu trois ou quatre jours d’affilée. Sa chambre à la cité universitaire a été fouillée, mais elle, elle n’a pas été inquiétée plus que ça. En réponse aux questions que je ne lui ai jamais posées, elle m’a affirmé avec un grand calme que la voie de Klaus était la pire qu’il soit, et que j’avais eu raison de me méfier de lui depuis le début. Elle a ajouté qu’elle n’avait pas su faire de même. Et plus jamais, elle n’a fait allusion à lui.”
Ils n’avaient repris leur conversation qu’après le dîner. Pierre était venu chercher son père en dansant autour de lui une danse sauvage scandée par un joyeux “j’ai-faim-qu’est-ce-qu’on-mange”. Antoine les avaient suivis dans la cuisine, et aidé Jacques à préparer un énorme plat de pâtes. Marie était restée au salon. Pierre avait monopolisé la cuisine. Pendant tout le repas, il n’avait cessé de parler, de rire et de raconter des histoires farfelues et colorées. Antoine avait été fasciné par l’imagination du petit garçon. Même Mamadou, le labrador, semblait s’amuser. Jacques se contentait de lancer un mot de temps en temps. Aussitôt, Pierre s’en emparait et le faisait grossir de mille autres qui dessinaient une Afrique mythique, éternelle et incroyablement vivante. Antoine avait éclaté de rire à la fin du repas quand Pierre, au moment d’aller se coucher, avait demandé à son père de lui lire une histoire.
De retour au salon où Antoine avait ranimé le feu, Jacques avait rempli deux verres de cognac avant de reprendre sa place dans son fauteuil.
“Je vous ai dit que Marie ne parlait jamais d’elle. Si elle était discrète sur les hommes de sa vie, elle l’était encore plus sur sa famille. A Londres déjà, quand je l’ai connue, je m’étais étonné qu’elle n’écrive jamais à ses parents. Elle m’avait arrêté net en me disant que sa mère venait de mourir. Fin de l’histoire de sa famille. Son père, ses frères et sœurs, ses grand-parents, oncles, tantes, cousins et cousines, je n’ai jamais cherché à savoir s’ils existaient ni où ils étaient. Même solitude à Paris, pendant toutes ces années. Jamais de dîners d’anniversaire, de week-end ou de vacances en famille. Pour Noël, elle est d’abord partie chez Annick, les années suivantes, chez mes parents. Elle semblait véritablement seule au monde.
Mais elle n’avait aucun problème financier. Peut-être un héritage, je ne sais pas. En tout état de cause, elle avait acheté une Volkswagen décapotable d’occasion. Un vrai luxe pour nous. Mais comme c’était Marie, la voiture a très rapidement été digne du nom qu’elle portait, la voiture du peuple. C’est devenu la voiture de tout le monde. Elle n’était jamais fermée, les clefs et les papiers dans la boîte à gants, et s’en servait qui en avait besoin. L’accord tacite prévoyait que le plein devait toujours être fait.
Un soir, peu de temps après l’arrestation de Klaus, Marie est venue klaxonner sous ma fenêtre. On était au mois de mars, il faisait plutôt froid, mais elle avait décapoté et me faisait signe de descendre. Il était neuf heures du soir, et j’ai cru qu’elle m’emmenait dîner dans un de ces bistros de banlieue qu’elle affectionnait. J’ai enfilé un gros pull et je l’ai rejointe. On est sortis de Paris par la Nationale 7, et on s’est arrêtés dans un routier après Sens. Ensuite, on a roulé toute la nuit, toujours vers le Sud. On est arrivés à Marseille à l’aurore, et on a pris un café sur le port, au soleil. Pendant toute la nuit, on n’avait pratiquement pas échangé un mot. Pas besoin. Je savais qu’elle était en colère contre elle. J’étais simplement heureux qu’elle n’ait pas fait le voyage toute seule. Et là, ce premier matin de printemps, j’ai regardé la mer devant nous en disant à Marie “tu vois, il suffit de traverser. De l’autre côté, c’est l’Afrique”. Je ne savais pas que j’y passerais plus d’un quart de siècle.”
Jacques Vilbert s’était tu un long moment. Il avait rempli les verres de cognac, et pris le temps de vider le sien, le regard perdu sur les flammes bleutées dans la cheminée.
“On est rentrés à Paris le lendemain, en discutant principalement des examens qui approchaient. C’est la dernière fois de ma vie que je lui ai parlé. Deux jours plus tard, elle est venue me prévenir que j’étais recherché, et j’ai fui sans même lui dire au revoir.”
Antoine se réveilla en fin de matinée, après seulement quelques heures de repos. Mais il se sentait bien, et la lumière translucide, perçant du bleu profond du ciel, l’éblouit quand il ouvrit la fenêtre de la chambre. L’air sec et froid le fit frissonner. Pourtant, il resta là, immobile quelques instants à goûter les parfums mêlés de terre, de genévriers et de pins. Quand il entra dans la cuisine, il ne fut pas étonné d’y découvrir Jacques Vilbert en train de préparer un copieux petit déjeuner.
Les deux hommes partirent pour une grande promenade vers le sommet de la colline derrière la maison. Jacques Vilbert marchait d’un bon pas, sûr et tranquille, suivi par le labrador. Il semblait connaître chaque pierre de l’étroit sentier rocailleux, qui ne devait guère voir grand monde passer à part lui, si ce n’est quelques chèvres. Ils marchaient en silence depuis un long moment quand Jacques Vilbert fit soudain signe à Antoine de s’arrêter, et, un doigt sur la bouche, lui signifia de ne pas faire de bruit. Il se pencha sur le chien qui grondait et le maintint contre lui en lui caressant les flancs. Un temps, et ce fut l’explosion. Un lièvre détala devant eux, et un éclair de plumes fondit sur lui. Le rapace l’agrippa dans ses serres et l’entraîna aussitôt dans le ciel. Le labrador échappa à son maître et se mit à courir sur le sentier en aboyant rageusement. Le déchaînement de fureur animale, primitive, sauvage, n’avait pas duré plus de quelques fractions de secondes. Le calme revint aussi soudainement qu’il avait été anéanti. Antoine avala une grande goulée d’air, prenant conscience à ce moment-là qu’il avait arrêté de respirer.
“Je… quelle violence ! Je n’ai rien vu venir.”
Jacques Vilbert le regarda et sourit.
“C’est ce que disent les gens licenciés par les grandes entreprises, les pays du Tiers Monde exploités qui souffrent de la famine, et les Américains quand des avions s’écrasent dans leur tours.”
Il se baissa, ramassa une pierre et la lança d’un geste brusque au-dessus du ravin.
“Excusez-moi, je ne voulais pas me montrer stupide, et encore moins vous prendre pour quelqu’un de stupide.”
Ils mirent presque une heure à atteindre le sommet de la crête. Le spectacle qui s’offrit à eux était grandiose. Toute la plaine s’étalait à leurs pieds, coupée au loin par le lit crayeux de la Durance. Au-delà, on apercevait les contreforts des monts de l’Ardèche. Ils s’assirent face à l’horizon, le dos calé contre des rochers. Ils ne commencèrent à parler qu’après avoir partagé le pain, le fromage, les pommes et l’eau que Jacques Vilbert avait sortis de son sac à dos. C’est lui qui rompit le silence.
“Je vous ai tout dit de mon histoire avec Marie. Je vous ai dit tout ce que je savais d’elle. J’aurais pu vous écrire, ou m’entretenir au téléphone avec vous. Je vous aurais épargné le voyage jusqu’ici, dans ma solitude.”
“Je ne sais pas comment vous remercier de m’avoir reçu et…”
Jacques Vilbert l’interrompit d’un geste de la main.
“Vous faites fausse route. J’étais curieux de vous rencontrer. Je voulais connaître celui qui le 11 septembre 2001 décide de consacrer des mois de sa vie à reconstituer l’itinéraire de Marie Vincent. Pourquoi ?”
Antoine ne put s’empêcher un très léger sourire.
“On m’a déjà posé cette question.”
“Laissez-moi deviner, Annick ?”
“Et c’est également elle qui m’a encouragé à venir vous voir quand j’hésitais à le faire. Quant à savoir pourquoi je fais ça, j’aurai peut-être la réponse quand je saurai tout sur elle. Vraiment tout.”
“C’est trop facile. Là, c’est vous qui me prenez pour quelqu’un de stupide.”
Antoine alors, comme pour s’excuser, lui dit l’image volée à la télévision, et la photo dans le livre italien. Il lui dit cet amour adolescent sublimé, ce visage qui s’était si fortement ancré en lui qu’il cherchait à le reconstituer au travers des femmes de sa vie. Et ce mystère autour de Marie, cette disparition pendant plus de vingt cinq ans. Et sa mort le 11 septembre 2001, précisément, quand le monde qu’elle n’avait pas pu changer disparaissait en fumée.
Jacques Vilbert hocha la tête en silence. Ils restèrent là, à contempler les ombres changeantes dans la vallée.
“Moi aussi, j’ai été frappé par la date.”
La voix de Jacques Vilbert était plus sourde, comme hésitante.
“Et tous les jours, pendant plus de vingt cinq ans, je me suis demandé ce que Marie faisait, où elle était, avec qui elle vivait.”
“Vous n’avez jamais cherché à le savoir ?”
“Mon pauvre ami, vous êtes non seulement romantique, mais incroyablement naïf. Vous écrirez peut-être un livre admirable à la fin de votre enquête, mais Marie n’est pas un personnage de roman. On n’est pas des personnages de fiction. Ce qu’on a vécu, nous, c’était la réalité. On était en plein dedans. En plein. J’étais en plein dedans, et ce n’était pas une partie de plaisir. La réalité, je vais vous la dire. Quand Marie est venue me prévenir, j’ai fui avec 500 francs, mon passeport et un blouson avec deux livres de sociologie dans les poches. Si ça vous amuse, je vous les montrerai tout à l’heure, je les ai toujours gardés. Notre escapade à Marseille était récente, et ma petite remarque sur l’Afrique également. Alors je suis retourné à Marseille en stop, j’ai embarqué sur le premier cargo qui partait et je me suis retrouvé à Djibouti. Après… et bien après, c’est une autre histoire. Mais pendant toutes ces années, ces milliers et ces milliers de jours, pas une seule fois je n’ai pris contact avec qui que ce soit en France. J’étais recherché, je vous le rappelle, et recherché pour terrorisme. Que croyez-vous qu’il se serait passé si j’avais écrit ou téléphoné à quelqu’un ici ? Alors j’ai fait le mort, ou plutôt, je me suis multiplié. J’ai changé de nom et de pays encore plus souvent que vous pouvez l’imaginer. Je me suis découvert un vrai don d’ubiquité. Et ce n’est que le mois dernier que j’ai pu aller sur la tombe de mes parents.”
La légère tension qui s’était installée entre les deux hommes disparut peu à peu sur le chemin du retour. Jacques Vilbert insista pour qu’Antoine, qui devait repartir le soir même à Paris, passe la nuit chez lui. Après le dîner, toujours aussi gai et animé grâce à Pierre, ils se retrouvèrent au salon. Le feu ronronnait agréablement dans la cheminée, et le cognac ambré tournait doucement dans les verres. Jacques Vilbert, calé au fond de son fauteuil, les yeux mis clos, se mit à parler d’une voix très douce.
“Ce rêve qu’on avait, Marie, moi et quelques autres. Ce rêve était peut-être trop grand pour nous. Quand elle l’a compris, Marie est partie. C’est la conviction que j’ai eue au bout de toutes ces années. Moi, quelque part, j’ai eu de la chance. Oui, de la chance. En m’obligeant à fuir, en me poursuivant, on m’a forcé à continuer ce rêve. Différemment, bien sûr. Pendant plus de vingt cinq ans, j’ai suivi l’état du monde. Son évolution. Plus ça allait mal, plus j’essayais de faire quelque chose. Ce que je pouvais. Avec ce que j’avais. J’ai créé des centres d’alphabétisation dans chaque pays et chaque village de brousse où je suis passé. Aidé les paysans à creuser des canaux d’irrigation. Investi le peu que je gagnais pour acheter des ordinateurs d’occasion et apprendre aux gamins à s’en servir. Ce genre de choses. Je n’avais que ça à offrir, mon éducation. Alors je l’ai transmise. Malgré tout, je voyais les choses empirer autour de moi. Guerres, famine, épidémies, sida. Je voyais le monde industrialisé encore plus arrogant et pilleur que trente ans avant. Je commençais à perdre totalement espoir quand Seattle est arrivé. Vous savez, en fait la naissance du mouvement anti mondialisation. D’abord, j’ai pensé que ce serait sans lendemain. Une prise de conscience aiguë de quelques intellectuels et étudiants. Mais ça a continué. Et c’est devenu international. Et populaire. Avec des intellectuels, des paysans, des ouvriers. De tous les pays. De toutes les couleurs. Il faudra certainement encore au moins deux générations pour que ça bouge. Deux générations et des guerres, des attentats, des atrocités, des catastrophes écologiques. Mais les choses vont changer, c’est une certitude. Parce que ça devient une nécessité.”
Antoine resta un long moment silencieux à regarder les flammes qui bondissaient dans la cheminée.
“Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ?”
Jacques Vilbert avala son cognac, reposa son verre et planta son regard clair sur Antoine.
“M’occuper de mon fils. En priorité, prendre soin de l’aimer. Pour deux. Essayer d’en faire un homme libre. Et vous ?”
Antoine le regarda sans comprendre.
“Pour Marie, comment allez-vous procéder, maintenant ?”
“Je ne sais pas. En fait, j’espérais que vous me donneriez une piste. Son carnet d’adresses…”
Jacques Vilbert se redressa brusquement dans son fauteuil.
“Son carnet d’adresses ?! Vous avez le carnet d’adresses de Marie ?”
Pendant près d’une heure, les deux hommes étudièrent le carnet. Jacques Vilbert avait établi une liste de noms sur une feuille. De temps en temps, il en barrait un, en ajoutait un autre, marquait des traits entre deux ou trois noms pour les relier. Puis, brusquement, il froissa la feuille et la jeta dans le feu.
“Vous faites fausse route. Depuis le début. Vous avez interrogé Annick, vous m’avez interrogé, peut-être d’autres personnes. Mais tout ça, c’est la jeunesse de Marie. Ce sont des gens avec qui elle n’avait plus aucun rapport. Si vous voulez avancer, il faut commencer par la fin. La fin de sa vie.”
“Mais comment…”
Jacques Vilbert brandit le carnet sous le nez d’Antoine.
“J’ai lu comme vous dans les journaux qu’elle était morte à Paris, mais qu’elle arrivait de Montréal. Alors, c’est là qu’il faut chercher.”
Il rouvrit le carnet.
“Regardez, il y a des noms avec des adresses e-mail. Cherchez les adresses qui se terminent par – point ca.”
Le lendemain matin, Antoine repartit avec en poche une liste de six noms. Il quittait la maison avec regret. Il quittait Jacques Vilbert avec regret. Les deux hommes s’étaient promis de se tenir régulièrement au courant de l’avancée de l’enquête. Implicitement, ils avaient prévu de rester en contact amical. Au moment où Antoine allait démarrer, Pierre s’était précipité vers lui et lui avait donné de la lavande séchée grossièrement enrobée dans un bout de tissu africain. Un gri-gri pour qu’il fasse bon voyage. Le parfum fort et musqué des plantes l’accompagna jusqu’à Paris.
Le vol 871 d’Air Canada atterrit en début d’après-midi sur la piste de l’aéroport de Dorval. Antoine était encore ébloui d’avoir suivi toute la longue descente vers Montréal le front collé au hublot. Le bleu profond du ciel, le soleil intense sur le Saint-Laurent, la neige de ce début décembre qui recouvrait le paysage, tout concourait à faire naître une excitation enfantine chez lui. Il avait quitté le matin même un Paris gris, blafard et humide pour se retrouver, huit heures plus tard, dans une clarté et une pureté auxquelles il ne s’attendait pas. C’était la première fois qu’il venait au Canada, et l’image mythique qu’il en avait s’étalait sous ses yeux. Il fut presque déçu de ne voir aucun ours, caribou ou wapiti traverser le tarmac.
Trois quarts d’heure plus tard, un taxi le déposa rue Laval, sur le Plateau. Son sac à la main, il resta quelques instants planté sur le trottoir, à contempler, ravi, la petite maison de briques de deux étages. Un escalier recouvert de neige conduisait à la porte principale. Toutes les maisons de la rue étaient bâties sur le même modèle. Il s’en dégageait une atmosphère de quiétude et de douceur infinie. Antoine grimpa les marches et sonna à la porte. Une femme d’une soixantaine d’années, épaisse chevelure blanche, des yeux noirs rieurs, l’accueillit. Avant de le conduire à sa chambre, elle l’obligea à laisser ses chaussures mouillées à côté des nombreuses autres paires posées sur un paillasson dans l’entrée. Il laissa son sac près du lit et ressortit immédiatement.
Le bruissement du silence. Antoine s’arrêta net dans la rue Roy pour l’écouter. Tous les sons d’une grande ville étaient là, mais étouffés. Absorbés par la neige. Ensevelis dans la blancheur. Il reprit sa marche en direction de la rue du Mont Royal, avec à chaque pas la certitude qu’il allait adorer ce quartier. Cette ville. Il lui semblait que des années s’étaient écoulées depuis sa visite chez Jacques Vilbert. Pourtant, pendant les semaines qui avaient suivi, il n’avait pas eu une seconde à lui. Dès son retour à Paris, il avait envoyé des e-mails aux adresses canadiennes de sa liste. La rédaction même des messages lui avait demandé des efforts inattendus. Comment se présenter. Que dire sur Marie. Quelle relation pouvait-elle entretenir avec ses destinataires. Etaient-ils au courant de son passé. Autant de questions qui l’avaient torturé pendant des jours, jusqu’à ce qu’il arrive à établir un message type. Assez neutre pour ne heurter personne. Assez ouvert pour éveiller la curiosité. Assez pressant pour suggérer une urgence. Ignorant si les six personnes de sa liste se connaissaient, il avait évité un envoi groupé. Puis il avait attendu des réponses éventuelles. Rien la première semaine. Compte tenu du décalage horaire, il ne dormait presque pas la nuit pour surveiller sa boîte de réception. Il avait repris ses lentes promenades solitaires et paresseuses dans Paris. Dénichant des petites librairies oubliées au fond d’un quartier. Découvrant des sculptures inattendues nichées dans des squares éloignés. Parcourant le canal Saint Martin dans un sens puis dans l’autre. Il avait accepté l’invitation à déjeuner d’Annick Savigny, curieuse de sa rencontre avec Jacques Vilbert. Il lisait beaucoup. Des poètes essentiellement. Japonais. Iraniens. Russes. Et le premier message était arrivé dans la nuit du samedi au dimanche suivant. L’expéditeur s’appelait Michel Lanaudière. Juste quelques lignes. Prudentes. Sur la défensive. En filigrane, Antoine y lut clairement “Marie est morte. Qui êtes-vous pour venir fouiller dans sa vie. Laissez-la en paix”. Il s’empressa de répondre en se livrant un peu plus. Deux autres jours passèrent. Puis à cinq heures treize du matin un e-mail de Suzanne Décarie arriva dans sa boîte de réception. D’emblée, elle lui déclarait qu’elle ne s’était décidée à lui écrire qu’après avoir pris connaissance de sa réponse à Michel Lanaudière. Ce qui la troublait, c’est qu’il soit en possession du carnet d’adresses de Marie. Elle lui proposait de venir à Montréal pour les rencontrer, Michel et elle. En post scriptum, elle lui donnait l’adresse d’une maison d’hôtes dans le quartier le plus agréable de la ville, sur le Plateau. Antoine attendit encore une dizaine de jours les réponses des quatre autres personnes qu’il avait contactées. Elles ne vinrent jamais. Il appela la maison d’hôtes de la rue Laval, retint une chambre pour une semaine, et s’envola le lendemain matin pour Montréal.
Pendant les deux jours qui suivirent son arrivée, Antoine ne fit rien d’autre que de marcher dans la ville. Sur le Plateau d’abord, le quartier qu’on avait choisi pour lui. Des rues calmes bordées d’arbres. Des maisons de deux ou trois étages, légèrement en retrait de la chaussée. Et toujours ces escaliers en façade, comme une invitation à pousser la porte, entrer et venir se réchauffer. Puis il s’éloigna vers l’ouest, le Mile End en tous points semblable au Plateau, et atteignit le Mont Royal. Une forêt en plein cœur de la ville. Il s’y égara pendant toute une après-midi, délaissant les sentiers pour s’enfoncer sous les arbres. La neige était tombée en abondance la nuit précédente, et il eut l’impression d’évoluer au milieu d’un décor de conte de Noël. Les branches alourdies de blancheur veillaient au silence, presque palpable ici. Antoine grimpa à l’assaut de la colline pendant plus d’une heure, et se retrouva au milieu d’un cimetière. Il continua à monter au milieu des stèles qui seules dépassaient de la neige. Au sommet, il s’arrêta et regarda la ville qui s’étendait à ses pieds. Là, dans cette paix absolue, dans cette lumière violente et douce, il sut avec certitude que Marie avait vécu ici depuis près de trente ans.
Il rentra en flânant le long des maisons cossues qui bordaient le Mont Royal, et appela Michel Lanaudière.
Il ne neigeait plus, mais la température largement au-dessous du zéro empêchait la neige des derniers jours de fondre. Le soleil semblait devoir rester accroché en permanence dans le bleu profond du ciel. Antoine entra dans une pharmacie acheter une paire de lunettes noires. La luminosité éclatante lui faisait mal aux yeux. Il reprit sa marche en direction du sud. Passé la rue Sherbrooke, la ville paraissait basculer tout à coup vers le fleuve en contrebas. Il comprit alors pourquoi le quartier où il avait déambulé ces deux derniers jours s’appelait le Plateau. Il aborda une descente prudente sur les trottoirs recouverts de sel en direction de la rue Sainte Catherine. Juste avant d’atteindre l’Université du Québec, il ralentit le pas pour regarder les enseignes des restaurants et des cafés qui bordaient le côté est de la rue Saint Denis. Le bar qu’il cherchait était l’un des derniers. Il avait une bonne demi-heure d’avance, mais il entra sans hésiter. Il eut une seconde d’arrêt quand la porte se referma sur lui. L’impression soudaine de ne plus rien voir. Il ôta ses lunettes de soleil, et l’obscurité devint pénombre. L’ambiance était nocturne. Des lumières tamisées disséminées dans l’espace qui s’enfonçait vers une petite estrade de bois contre le mur du fond. Des tables basses en bois avec deux ou trois fauteuils profonds autour. Le bar, à cette heure de la journée, était pratiquement désert. Antoine alla s’installer sur un sofa devant une table d’angle d’où il avait une vision générale sur le lieu. La musique, un peu forte, sortait des enceintes accrochées tout autour de la salle. Du blues. Il cherchait à mettre un nom sur la voix rauque du chanteur quand une jeune fille vint prendre sa commande. Pendant les vingt minutes suivantes, il dégusta sa bière en lisant une nouvelle d’un recueil acheté dans une librairie une heure plus tôt. De temps en temps, il levait les yeux pour observer discrètement l’homme derrière le comptoir. Grand, mince, épaules larges sous le col roulé noir, les cheveux bruns assez longs rejetés en arrière, il rangeait les verres en chantonnant pour accompagner la musique. A une remarque de la serveuse, il partit tout à coup d’un éclat de rire sonore. Puis il regarda sa montre et se mit à surveiller la porte. Au fil des minutes, il commença à pianoter nerveusement sur le comptoir. Un quart d’heure plus tard, il vérifia une nouvelle fois l’heure et saisit le téléphone. Antoine se leva et vint vers lui.
“Michel Lanaudière ?”
L’homme laissa son geste en suspens, le téléphone à mi chemin de son oreille.
“Je suis Antoine Duparc.”
L’homme reposa lentement le téléphone, les yeux fixés sur Antoine. Puis, à nouveau, il éclata du même rire sonore.
“Maudit français !”
Depuis neuf heures du soir, le bar était bondé. Des gens de tous les âges. Beaucoup d’étudiants. Des journalistes, jeunes et moins jeunes. Quelques avocats. Les conversations filaient de table en table. Tout le monde semblait se connaître. Une salle d’habitués, bruyante, enfumée, joyeuse. Le silence se fit quand un premier groupe monta sur l’estrade. Du rock des années cinquante et soixante. Puis un couple d’une trentaine d’années vint interpréter des standards des années soixante dix. Vers onze heures du soir, tous les clients se mirent à frapper sur les tables en scandant le nom de Michel. Michel Lanaudière apparut sur le podium, une guitare à la main. Il chanta du blues jusqu’à minuit passé. Il avait une voix chaude, profonde. Tantôt voilée, douce. Tantôt claquante, à la limite du cri. Il reçut une ovation du public, mais n’en mit pas moins tout le monde à la porte en disant qu’il était déjà demain, bien trop tard pour un vieux musicien de quarante ans. Quand le bar fut vide, il alla chercher une bouteille de whisky canadien et trois verres. Il rejoignit la table d’Antoine et se laissa tomber dans le fauteuil en face de lui en poussant un soupir. Il remplit les verres, en fit glisser un devant Antoine, le deuxième près de lui et prit le dernier. Un homme d’une quarantaine d’années, petit, mince, cheveux courts bouclés, entra à ce moment-là dans la salle et s’approcha d’eux. Il se pencha vers Michel Lanaudière et l’embrassa légèrement sur les lèvres. Puis il tendit la main à Antoine, pendant que Michel Lanaudière faisait les présentations.
“Antoine, en provenance directe de la vieille Europe. François, mon chum.”
Devant l’air abasourdi d’Antoine, les deux hommes éclatèrent de rire.
“Ben oui, mon chum ! Mon boyfriend, quoi ! Ça te choque ?”
Antoine éclata de rire à son tour.
“Ce n’est pas ça. Je ne comprenais pas ce que ça voulait dire, chum. Je ne parle pas encore québécois couramment.”
Ils burent tous les trois en s’amusant des diverses expressions françaises ou québécoises. Leur analyse linguistique se poursuivit jusqu’à la rue Laval, où Michel Lanaudière et François raccompagnèrent Antoine.
En regagnant sa chambre, il réalisa que pas une seule fois ils n’avaient évoqué Marie durant la soirée. Quand il s’était présenté à lui, Michel Lanaudière l’avait entraîné dans un restaurant japonais près de son bar. Pendant tout le dîner, il n’avait pas cessé de parler. Racontant ses séjours à Paris. Décrivant les gens qu’il y avait rencontrés. Evoquant les boîtes de jazz où il avait joué. Il s’était montré volubile, chaleureux. Et très drôle. S’il s’amusait des travers des parisiens, il ne manquait jamais de se moquer aussitôt de lui. Et puis il avait questionné Antoine. Sur sa vie. Sur ses envies. Sur ses goûts musicaux. A la fin du repas, Antoine avait le sentiment de le connaître depuis de longues années. Mais pas une seule fois ils n’avaient parlé de la raison de leur rencontre.
Le lendemain matin, en tirant les rideaux de sa chambre, Antoine resta bouche bée. Saisi par le spectacle. Une tempête de neige s’abattait sur la ville. Les flocons, lourds, épais, passaient en rafales devant la fenêtre. En quelques minutes, il n’y eut plus une seule voiture garée le long du trottoir. Toutes englouties sous une mousse blanche compacte. Des formes étranges, comme de gros monstres endormis dans la rue. Il resta devant la fenêtre pendant très longtemps, émerveillé comme un enfant. Il passa la matinée à déambuler dans les rues. Il partit d’abord vers l’ouest, puis descendit paresseusement la rue Jeanne Mance vers le sud. Les maisons en pierre, cossues, qui bordaient la chaussée lui rappelèrent celles qui longeaient les canaux d’Amsterdam. Si Montréal n’offrait pas la richesse architecturale des capitales européennes, ni l’audace des bâtiments des mégapoles américaines, elle diffusait ce charme et cette douceur qu’Antoine ressentait dès qu’il marchait dans les rues. Sans être un aventurier, il avait beaucoup voyagé depuis ses années étudiantes. C’était un arpenteur de villes. Les centres urbains l’avaient toujours fasciné. Il aimait y déceler les strates des siècles passés, les blessures secrètes, les ambitions oubliées de civilisations disparues. A chaque fois il se posait la question d’une vie possible pour lui dans la ville découverte. Et à chaque fois, il retrouvait Paris avec un plaisir indicible. Mais là, ce qu’il se passait depuis trois jours qu’il marchait dans Montréal était totalement nouveau. Comme s’il connaissait ce lieu depuis toujours. Comme si tout était possible. Comme s’il était enfin chez lui. Un sentiment de paix et de profond bien-être, là, dans cette ville.
Etait-ce cela qui avait retenu Marie pendant plus de vingt cinq ans ?
La question flottait encore en lui quand il poussa la porte du bar de la rue Saint Denis. Dès qu’il l’aperçut, Michel Lanaudière se précipita vers lui, son anorak à la main.
“Changement de programme. On a rendez-vous ailleurs.”
La rue Fabre était une artère paisible à l’est du Plateau. De grands arbres, dont les branches dénudées se rejoignaient au-dessus de la chaussée, bordaient chaque trottoir. Antoine essaya d’imaginer la voûte de feuillage qui devait protéger la rue au printemps et en été. Michel Lanaudière s’arrêta à ses côtés, les deux pieds plantés dans la neige.
“C’est à l’automne que c’est le plus spectaculaire. Les couleurs… Vous ne savez pas ce que c’est, vous, en Europe.”
“On en a aussi, je vous assure.”
“Pas des rouges et des jaunes comme ici. Chez vous, l’automne c’est un feu qui s’éteint. Chez nous, c’est un feu qui s’embrase.”
Antoine resta un moment le nez en l’air à contempler le ciel à travers les branches. Puis il se tourna vers Michel Lanaudière.
“C’est ça qu’elle aimait ici, Marie Vincent ? L’automne et les érables ?”
“Ça, et beaucoup d’autres choses. Venez.”
Antoine s’arrêta de parler au bout d’une heure et demi. Dès qu’il avait pénétré dans l’appartement, il s’était heurté aux yeux bleu perçant. A peine assis dans le salon, il avait répondu à leur interrogation impassible. Pendant tout le temps de son récit, qui peu à peu, malgré lui, prenait l’allure d’une justification, les yeux bleus ne cessèrent de le fixer. Ni bienveillants. Ni accusateurs. Seulement attentifs, changeant imperceptiblement de nuance de temps à autre. Bleu marine, presque noirs quand il évoqua le demi frère de Marie. Lumineux quand il retrouva les mots d’Annick Savigny. Clairs pour Jacques Vilbert. Antoine était tellement happé par ce regard qu’il mit de longues minutes à découvrir la longue chevelure noire, le nez fin, les pommettes hautes. Ce n’est que lorsqu’il se tut qu’il nota les petites rides au coin des yeux bleus.
“Et vous ?”
Les premiers mots de Suzanne Décarie. Même en le faisant entrer chez elle, elle s’était contenté de lui serrer la main quand Michel Lanaudière les avait présentés.
“Je ne sais pas. Pas encore. Tout dépendra de ce que je vais trouver. Objectivement, ce que je cherche, je vous l’ai dit. Mais ce n’est pas le sens de votre question n’est-ce pas ? Pour l’instant, je suis incapable d’y répondre.”
Les yeux bleus le scrutèrent un moment, puis s’étirèrent sous le léger sourire.
“Bienvenue à Montréal.”
La semaine s’acheva sans même qu’Antoine ne s’en rende compte. Puis deux, cinq, sept autres suivirent. La magie douce de la ville agissait sur lui comme un anesthésiant euphorique. Pour la première fois depuis des années, il se sentait bien. Sans vraiment savoir pourquoi. Sans chercher à savoir pourquoi. Montréal était sa première ville blanche. Il vivait la neige et les tempêtes successives comme une enfance retrouvée. Blancheur. Quiétude. Chaleur des maisons. Chaleur des gens. Un temps ralenti. Etouffé. Pacifique. Mais un temps essentiel. Il se passait quelque chose qu’Antoine aurait été dans l’incapacité de nommer. Comme une promesse. Il attendait.
Tous les jours, après une longue balade solitaire dans un quartier de la ville qu’il ne connaissait pas, il allait retrouver Suzanne ou Michel. Suzanne puis Michel, le plus souvent. Vers quatre heures, ses pas le ramenaient comme malgré lui vers la rue Fabre. Suzanne Décarie avait pris l’habitude de lui préparer un chocolat chaud. Elle sourit quand Antoine lui fit part de son sentiment de régression. La neige. Le goûter. Tout le tirait vers cette enfance qu’il pensait oubliée. Elle voulut connaître les rêves de ce petit garçon qu’il avait été. Il lui avoua alors qu’ils avaient tous subitement disparu le soir de ses quinze ans quand il avait vu Marie à la télévision, la main dans ses cheveux.
Ils ne parlèrent pas d’elle au début. Comme si le silence de Marie pendant près de vingt cinq ans les obligeait à une pudeur qui les dépassait. Le soir, lorsqu’Antoine rejoignait Michel Lanaudière dans son bar, leurs discussions portaient toujours sur la littérature et la musique. C’est comme ça qu’ils évoquèrent Marie la première fois. Ils comparaient les différentes interprétations des grands standards américains. Très vite, ils en arrivèrent à Gershwin, et à Summertime. Michel fouilla au milieu de ses milliers de CD, et brandit l’enregistrement du récital donné à Paris par Sarah Vaughan en 1985. Il glissa le disque dans la platine, sélectionna le morceau, et toutes les conversations s’arrêtèrent d’un coup dans le bar bondé quand la voix de la chanteuse s’éleva. Trois octaves. Elle devait couvrir au moins trois octaves. Pour dire la peine. La douleur. La compassion. C’était déchirant. Et d’une simplicité presque insoutenable. Ce n’est qu’un long moment après la fin du chant, quand les derniers échos s’étaient éteints au fond de lui, qu’Antoine parla de Janis Joplin. Le Summertimede Janis Joplin. Il avait vu le film tourné pendant les séances d’enregistrement. Il raconta les essais répétés, les heures et les heures de studio pour atteindre l’effet recherché. Michel l’écouta en souriant de plus en plus largement.
“C’est amusant que tu me parles de ce film. Justement de ce film. C’est la première discussion que j’ai eue avec Marie. Janis en train de se battre avec Summertime.”
C’était comme si une porte avait soudain volé en éclats. Pendant des jours, Michel ne parla plus que de Marie.
“Comment tu me trouves, je suis plutôt beau, non ?!”
Antoine, totalement surpris, le regarda. Il ouvrit la bouche, mais Michel hocha la tête en souriant avant de continuer.
“O.K., même si j’ai plus de quarante ans maintenant, je vois que ma beauté te laisse sans voix. Alors imagine ce que j’étais à dix-huit ans. Sublime, je crois que c’est le mot juste.”
Antoine éclata de rire.
“En fait, j’étais juste un jeune teenager mal dans sa peau, fraîchement débarqué de son trou. J’ai grandi à Trois Rivières, je sais pas si tu connais…”
“C’est là qu’il y a le festival de poésie.”
“Bien, monsieur l’Intellectuel Français ! Mais à l’époque, la seule poésie qui se pratiquait par là-bas c’était la récitation des psaumes et des prières le dimanche à l’église. Le vent de liberté qui soufflait en rafales depuis quelques années sur le Canada en général et le Québec en particulier semblait s’arrêter à la sortie Est de Montréal. Tu ne peux pas savoir ce que l’arrivée de la pilule a provoqué dans un pays entièrement sous la coupe de l’Eglise Catholique depuis plus de deux cents ans. La jeunesse a jeté les soutanes et les cornettes aux orties, et s’est mise à vivre. Ce qui arrivait, je l’apprenais par la radio. J’ai passé des nuits entières, le transistor sous les couvertures, à écouter toutes les stations rebelles que je pouvais trouver. J’ai aussi fait mon éducation musicale comme ça. Parce que par chez nous, c’était encore messe obligatoire et école religieuse, comme au bon vieux temps.
J’ai grandi dans cette espèce de double vie, studieux et obéissant le jour, révolté la nuit, pendant plusieurs mois. Et puis quand j’ai eu quatorze-quinze ans, ça s’est gâté. Tous mes copains commençaient à s’intéresser aux filles. Pas moi. Mais je n’avais personne, absolument personne à qui parler de mon homosexualité. Jamais de ma vie je ne me suis senti aussi seul que pendant ces trois ans. Dès la fin du Cegep, l’équivalent du lycée pour vous, je suis parti à Montréal. J’avais dix-huit ans, j’ignorais tout de la vie. J’étais le roi du monde.
A cette époque, en dehors du blues, j’écoutais uniquement Pink Floydet Genesis. Quand j’ai quitté Trois Rivières, j’ai jeté deux jeans, quelques T-shirts, un ou deux sweaters dans mon sac à dos. Au milieu de tout ça, j’ai soigneusement glissé ce que j’avais de plus précieux. Des cassettes. Pink Floyd etGenesis, presque exclusivement. J’ai débarqué un mardi de juillet en fin d’après-midi au terminal des bus de Berri. Cinq minutes après, je remontais la rue Saint Denis. Et là, juste avant d’atteindre la rue Sherbrooke, je passe devant un bar. Il faisait chaud, tout était ouvert. La musique à fond. On devait l’entendre à l’autre bout de la ville. Pink Floyd. Je suis resté immobile comme un imbécile sur le trottoir. C’était comme si je rêvais. La ville, les bars, les restos, du monde partout. Des jeunes, que des jeunes. Qui parlaient. Qui riaient. Et les Pink Floyd. Alors je suis entré dans la salle. C’était tout petit, et bondé. Il ne restait plus qu’une chaise vide à une table. Je me suis posé dessus sans même remarquer la fille assise en face de moi. C’était Marie.
C’est quand elle m’a parlé que je l’ai vue. Ça devait faire un moment qu’elle m’observait. Elle m’a demandé, avec un drôle de sourire et un drôle d’accent, si ma guitare me servait pour jouer ou pour draguer. Elle se moquait de moi, ça, c’était certain. Mais en même temps, c’était la première fois qu’un adulte s’adressait à moi comme à un autre adulte. Je ne sais pas comment t’expliquer ça. Quelque chose dans ses yeux. Le ton de sa voix. Je ne sais vraiment pas. Ma seule certitude, c’est que je me suis senti immédiatement totalement en confiance avec elle.
On a parlé jusqu’au milieu de la nuit. Jusqu’à la fermeture du bar. Quand on est sortis, elle m’a proposé de venir dormir chez elle, le temps que je trouve un logement. Je suis resté presque un an rue Fabre.”
“Rue Fabre ?!”
“Ben oui, Marie habitait au-dessus de chez Suzanne. Tu ne le savais pas ?”
Vers la fin janvier, Antoine loua un appartement dans une maison au coin de la rue de l’Esplanade et de Villeneuve. Michel et François l’aidèrent à le meubler sommairement, et Suzanne se chargea des ustensiles de cuisine. Puis il fit un rapide séjour à Paris, le temps de remplir deux valises et de louer son appartement à une jeune étudiante américaine. Mi-février, il dormit pour la première fois chez lui, à Montréal.
Il avait installé une table devant la fenêtre, face aux grands arbres qui bordaient la rue. Le premier matin, il s’y assit, et ne put empêcher un sourire d’enfant heureux en contemplant les branches alourdies de neige devant la vitre. Puis il ouvrit son ordinateur, et commença à rédiger des notes sur l’histoire de Marie et de Michel.
L’année qu’il avait passée rue Fabre avait transformé la vie de Michel. Marie avait transformé sa vie. Elle avait été son amie, sa confidente, sa grande sœur. Tout à la fois. Quand ils s’étaient rencontrés, elle était arrivée de Paris un mois plus tôt. Ils avaient découvert la ville ensemble, sillonnant systématiquement tous les quartiers à vélo. Un jour qu’ils finissaient de pique-niquer au Mont Royal, Marie l’avait surpris en train d’épier un garçon allongé à quelques mètres d’eux. Alors elle se mit à lui parler de son homosexualité. Plus elle disait, plus la souffrance latente au fond de lui s’estompait. Jusqu’à présent, quand le sujet avait été abordé devant lui, c’était soit une source de blagues grossières, soit évoqué comme une maladie honteuse. Pour la première fois, quelqu’un lui en parlait intelligemment. Ce jour-là, Michel se sentit grandir d’un seul coup. A la fin de l’été, elle le poussa à s’inscrire dans une école de musique. Il trouva un emploi de vendeur dans une boutique de disques et put participer aux frais communs. A l’automne, il laissa passer son anniversaire en refusant toute invitation. Il décida que désormais, il fêterait le jour de sa véritable naissance, le jour de son arrivée à Montréal. Le jour de sa rencontre avec Marie.
Si Marie savait tout de lui, lui ignorait tout d’elle. Souvent, elle s’absentait des jours entiers. Jamais il n’arriva à lui faire dire où elle allait. Elle esquivait soigneusement toutes les questions personnelles. Pourquoi elle était venue vivre à Montréal. Ce qu’elle avait fait avant. Ce qu’elle cherchait. Rien. Il ne savait rien. Il ne connaissait que son appétit insatiable pour les livres. Son amour de la musique. Et de la photo. C’est au retour d’une de ses fugues mystérieuses et solitaires qu’elle avait acheté un Pentax. Elle passa les deux semaines suivantes à en apprendre le maniement. Puis encore deux semaines chez le photographe qui lui développait ses clichés. Un mois plus tard, elle installa un laboratoire dans la petite salle de bains qu’utilisait Michel. Elle s’enfermait de longues heures dans la chambre noire. Seule avec sa musique. Elle ne montrait ses photos à personne. Pas même à lui. Trop tôt. La réponse invariable à sa curiosité. Alors il essaya de deviner. Il associa Led Zeppelin à la ville. Mozart à la campagne. Il hésitait sur Schubert. Et Pink Floyd, tu le vois comment ? Le petit jeu amusait Marie. Des visages. Des portraits. Elle le regarda en silence et alla lui chercher ses photos.
Noir et blanc. Des contrastes durs. Violents. Ou des ombres suggérées. Esquissées. Des objets hétéroclites. Une roue de bicyclette échouée au fond d’une ruelle. Un poteau télégraphique pointé sur un nuage. Une feuille d’érable sur un trottoir. Des paysages désertiques. Un arbre mort au milieu d’un lac. Un route rectiligne jusqu’à l’horizon. Une chaise contre un mur. Des pierres dans un champ. Une branche tortueuse sur une pelouse. Minéral. Végétal. Noir, blanc, minéral et végétal. Les photos de Marie étaient d’une immense poésie. Une poésie désespérée. Où sont les gens ? Elle avait mis un temps infini à lui répondre.
Il n’y a qu’un seule personne que je veux photographier.
Le ciel immobile semblait devoir rester de ce bleu profond pour toujours. La neige faisait éclater la ville en millions de particules lumineuses. Bonnet jusqu’aux yeux, lunettes noires, mains enfoncées dans les poches de son anorak, Antoine découvrait l’envers de Montréal. Chaque jour, il se glissait dans les ruelles cachées derrière les maisons. C’était comme une cité secrète. Préservée. Des passages étroits qui reliaient les rues entre elles. Des jardins insoupçonnés. Des cours avec des escaliers en colimaçon. Invitation ludique à grimper sur les terrasses en bois à l’arrière des logements. Il imaginait Marie l’été, assise au soleil sur sa terrasse, un livre à la main. Qui voulait-elle photographier. Qui cherchait-elle dans cette ville. La question le hantait. Michel ne lui avait rien dit. Peut-être ne savait-il pas. Peut-être ne voulait-il pas. Antoine n’avait pas insisté. Il avait le temps. Il avait tout le temps. Surtout ne rien brusquer. Laisser les indices se révéler peu à peu. L’un après l’autre. Mais tout de même, maintenant il avait la certitude que Marie n’était pas venue par hasard à Montréal. En dehors de la douceur inattendue de cette ville, quelque chose d’autre, quelqu’un, l’avait retenue là toutes ces années. Qui ? Avant d’interroger Suzanne, il avait envoyé des e-mails à Annick Savigny et Jacques Vilbert. Mais ni l’un ni l’autre n’avaient pu le mettre sur une piste.
Le rituel du chocolat chez Suzanne était désormais bien installé depuis des semaines. Antoine aimait cette heure suspendue. Entre parenthèses. Pénombre du salon uniquement troublée par la lueur du feu de bois. Musique en sourdine qui s’échouait sur le moelleux des fauteuils et du tapis. Conversation agréable sur l’air du temps. Puis, au fil des jours, plus profonde sur l’état du monde. Le bouleversement amené par la chute du mur de Berlin en 89. Le tremblement subi quelques mois plus tôt par la chute des tours jumelles à New York et d’une partie du Pentagone. La crise de la civilisation occidentale. Ils évoquaient tous ces sujets d’une manière quasi abstraite. Impersonnelle. Détachée. Pour mieux masquer leur inquiétude. Ou pour mieux comprendre ce qui se passait. Pourtant, les articles qu’écrivait Suzanne chaque semaine dans son journal étaient autrement engagés. Contre les méfaits de la mondialisation. Contre l’impérialisme des pays industrialisés. Contre l’exploitation des ressources du Tiers Monde. Pour un partage des richesses. Pour une éducation de masse. Pour un équilibre humanitaire. Elle utilisait une technique bien particulière pour sa démonstration. Elle partait d’un phénomène général pour arriver à un cas particulier. Les milliards de dollars dépensés par les spots de publicité pendant une finale sportive et le portrait d’un enfant de dix ans en Inde, au Pakistan ou ailleurs qui fabriquait le ballon ou les chaussures utilisés pendant le match. Elle appelait ça la contre-théorie du papillon. Antoine, lui, soutenait qu’un battement d’aile de la macro économie à l’ouest et au nord de la planète provoquait des raz de marée qui engloutissaient des millions de gens à l’est et au sud. Ce que Suzanne démontrait dans ses articles étaient les conséquences de la théorie du papillon, et non son contraire.
“Marie disait la même chose”.
La première fois que Suzanne prononçait son nom. Antoine finit calmement sa tasse de chocolat avant de relancer la conversation.
“Elle n’avait donc pas entièrement rejeté ses idées ni oublié son combat.”
Suzanne le regarda, un sourire malicieux au fond des yeux.
“D’accord. Je vais te dire ce que tu veux savoir. Et puis, c’est comme ça que j’ai rencontré Marie.”
Elle remplit leurs tasses avant de continuer.
“Tu dois sans doute savoir, maintenant que tu vis à Montréal, que les habitants de cette ville sont des nomades. Des nomades intra muros, certes, mais des nomades. Si tu es encore là cet été, va te promener dans les rues le 1erJuillet. Un vrai ballet de voitures surchargées et de camionnettes qui débordent de meubles, matelas, plantes vertes etc. Tout le monde déménage. Je ne sais pas à quoi est dû ce besoin de bouger. De changer. Mais c’est comme ça. Tu peux donc imaginer à quel point je passe pour une extra terrestre, ou une extra montréalaise, plus exactement, aux yeux de mes amis. Ça fait trente ans que j’ai acheté cet appartement. Et trente ans que j’y vis. Il faut toujours une exception à toute règle, n’est-ce pas ? Dans la grande farandole des adresses des habitants de cette ville, je suis celle qui reste fixée à jamais rue Fabre. En fait, il y a trente ans, je n’ai pas acheté seulement cet appartement. J’ai acheté toute la maison. J’habite ici, et je loue le reste. C’est ainsi que Marie a débarqué un jour chez moi. Pour me louer l’appartement du dessus.
A l’époque, j’étais pigiste, et je faisais entre autre, à la radio, une revue de presse hebdomadaire de tous les magazines francophones. J’avais vu sa photo dans plusieurs journaux. La première question que je lui ai posée était “qu’est-ce que vous faites à Montréal”. Et je lui ai demandé une interview. Je n’aurais pas dû. Elle est devenue d’une telle pâleur que j’ai cru pendant un instant qu’elle allait s’évanouir. Et elle a éclaté. Ce n’est pas tant ce qu’elle m’a dit qui m’a frappée, mais la façon dont elle l’a dit. Un ton froid. Monocorde. Glacial. Une colère blanche. Bien pire que des cris ou des hurlements. C’était terrible. J’étais incapable de prononcer un mot. On s’est affrontées toutes les deux pendant un long moment. Elle blême. Moi écarlate. C’est en la voyant se diriger vers la porte pour partir que j’ai réagi. Je me suis précipitée pour l’empêcher de sortir. Et je me suis excusée. Bien évidemment je lui ai loué l’appartement, et le soir même elle dînait ici.
Ça a été une soirée pour le moins inattendue. Etrange. En fait, c’est elle qui m’a interviewée. Je ne sais pas comment elle s’y est prise mais…”
Suzanne s’interrompit, but une gorgée de chocolat, et regarda Antoine sans le voir, les yeux fixés sur une lointaine image. Elle se ressaisit, alluma une cigarette.
“As-tu jamais entendu un enregistrement de Marie ? Non ? Alors jamais tu ne la connaîtras totalement, même si tu parviens à tout découvrir sur elle. Il te manquera toujours un élément essentiel. Sa voix. Marie c’était un regard intense, une chevelure insensée, une allure inhabituelle. Mais tout ça se révélait véritablement quand elle parlait. Une voix basse, presque grave, légèrement éraillée, mais d’une chaleur inouïe. Elle n’avait jamais besoin de hausser le ton pour qu’on l’écoute. Et qu’on l’entende. Elle envoûtait tout le monde. Elle avait aussi une qualité d’écoute que j’ai rarement vue chez quelqu’un. Quand on lui parlait, elle ne prenait pas, elle donnait. Certainement la force de son empathie. Pour chaque être humain qu’elle croisait. Alors, ce fameux premier soir, quand on s’est retrouvées en tête à tête chez moi, je mourais d’envie de l’interroger. Et je lui ai raconté ma vie. Je suis d’une nature plutôt discrète. Secrète, même. Et je lui ai raconté toute ma vie. Pas seulement les grands et les petits faits. Je lui ai confié mes rêves les plus fous. Mes aspirations les plus cachées. Pendant que je parlais, pendant que je disais, elle ne me quittait pas des yeux. Et tout ce qui jusqu’ici m’apparaissait comme impossible devenait évident. Tout ce que je pensais irréalisable, totalement faisable. Et facile. C’est grâce à Marie que je me suis mise à écrire. Sans elle, jamais je n’en aurais eu le courage. Ou l’audace.”
La nuit était tombée depuis un moment déjà. La faible clarté des réverbères dessinait de pâles halos de lumière sur la neige. Suzanne s’était tue, et ni Antoine ni elle n’avaient songé un seul instant à allumer une lampe dans le salon nocturne. Ils étaient restés tous les deux figés dans ce soir de juin, des années auparavant, avec Marie. Ils sursautèrent quand Louis, le compagnon de Suzanne, éclaira en entrant.
Au tout début mars, Antoine fut réveillé par une lumière inhabituelle. Depuis qu’il s’était installé rue de l’Esplanade, il n’avait jamais fermé les stores de la fenêtre de sa chambre. Chaque jour, il ouvrait les yeux sur un tableau dont il ne se lassait pas. Les branches de l’arbre devant la maison, toutes recouvertes de blancheur moelleuse, et qui se balançaient doucement sur le bleu du ciel. Mais ce matin-là, c’est une lueur d’un jaune éblouissant qui éclaboussa la pièce. L’arbre dressait ses branches dénudées, mais vierges de toute neige, devant la vitre. En une nuit, la température avait fait un bond d’une quinzaine de degrés. Antoine sauta hors de son lit, et une heure plus tard il était dehors.
Il marcha toute la journée, ne s’arrêtant que de rares fois aux terrasses des cafés. Il était parti vers l’ouest de la ville, remontant la rue Sainte Catherine en flânant. Il fit le tour du campus de Mc Gill, rempli d’étudiants en T-shirts et d’étudiantes en jupes courtes. Sur Crescent, il dégusta une bière en regardant les gens passer. Ils étaient tous en tenues légères, parlant et riant, les cheveux libres brillant sous le soleil. Sur tous les visages se lisait le même bonheur. De les voir ainsi, sortis de leurs anoraks et de leurs bonnets, Antoine sut que le printemps n’allait pas tarder. Une pensée fugitive le fit sourire. Les habitants de Montréal étaient des perce-neige. Jamais il ne s’était senti aussi québécois que pendant ces heures de premier soleil, à marcher dans les rues. Pendant sa longue flânerie, il repensa à ses conversations avec Michel, et surtout Suzanne. Il avait appris des choses, beaucoup de choses sur Marie. Sauf l’essentiel. Il ne savait toujours pas ce qui l’avait attirée ici. Il sentait une urgence. Un impératif plus fort que tous les combats qu’elle avait menés. Même s’ils n’en ignoraient rien, ni Michel ni Suzanne ne lui avaient livré le moindre indice. Et il ne leur avait pas posé ouvertement la question. Peut-être devinait-il qu’il n’aurait eu aucune réponse.
Vers seize heures, alors qu’il redescendait la rue Sainte Catherine, le soleil disparut soudain. Comme fatigué d’avoir brillé trop longtemps. Ou trop tôt. Immédiatement, Antoine fut saisi par le froid qui s’abattit sur la ville. L’hiver était toujours là, triomphant. Il ferma son blouson, et leva les yeux vers le ciel. Il remarqua alors, sur le trottoir d’en face, un immense bâtiment devant lequel il était passé des dizaines de fois sans y prêter attention. Sur le fronton du 372 Sainte Catherine ouest, le nom de l’immeuble s’étalait en lettres de métal foncé. Galeries d’Art du Belgo. Il traversa la rue et s’engouffra dans l’immeuble. Il prit l’ascenseur jusqu’au dernier étage et s’arrêta, stupéfait, quand les portes se refermèrent derrière lui. Il se trouvait tout au bout d’un large couloir au sol recouvert de parquet, qui s’étirait sur plus d’une cinquantaine de mètres. De part et d’autre, des grilles ouvertes devant des portes. Il eut la sensation de se retrouver dans un décor de film. Comme le couloir d’une prison rêvée. Il s’avança lentement, intrigué et intimidé à la fois. La première porte sur sa droite donnait accès à une grande pièce carrée aux murs blancs. Une baie vitrée sur la façade du fond livrait au regard toute une partie de la ville, jusqu’à l’immense croix qui surplombait le Mont Royal. C’était une galerie de photos. Des paysages aux couleurs saturées. Il ressortit rapidement, et entra dans une autre salle. Puis une autre. Et une autre encore. Des peintures. Des sculptures. Des bijoux. Des vêtements. Encore des photos. Des meubles et des objets design. Des tapisseries. Arrivé au bout du couloir du troisième étage, Antoine pensa avoir eu un aperçu brutal de tout l’art contemporain québécois.
Il faisait nuit depuis un long moment déjà. Plusieurs galeries avaient fermé. Avant d’être expulsé du bâtiment, il entra précipitamment dans la dernière salle. Il entra précipitamment, et s’arrêta net. Stupéfait. Incrédule. Ebloui. Elle était là. Devant lui. Au fond des yeux ce sourire si énigmatique. Elle était là. Seule accrochée sur le mur du fond. Marie Vincent. Antoine resta un temps infini face au portrait. Hypnotisé. Puis il sortit en courant. Dévala l’escalier. Et continua à courir sur la rue Sainte Catherine sans s’arrêter jusqu’à la place des Arts.
Il retourna au Belgo le lendemain. Et le jour d’après. Et les jours suivants. Pour un face à face silencieux et solitaire avec elle. Le troisième jour, il aurait su dessiner chacune des petites rides qui étirait le coin de ses yeux. C’était elle. C’était inévitablement elle. Sa beauté encore rehaussée par les marques du temps. Et ce regard qui le fixait, lui, depuis ses quinze ans. Ce même regard intense. Volontaire. Intransigeant. Et terriblement fragile. Le quatrième jour, le galériste proposa de lui montrer d’autres toiles de l’artiste. Ce portrait qui semblait tant l’intéresser n’était pas à vendre. Antoine hésita entre le fou rire nerveux et l’auto-flagellation. Il y avait presque une semaine maintenant qu’il s’était retrouvé face à Marie. Et depuis, pas un instant, pas une seule seconde il n’avait réalisé que derrière le portrait, il y avait un peintre. Quelqu’un qui l’avait connue. Quelqu’un qui l’avait fait poser. Quelqu’un qui l’avait regardée. Observée. Détaillée. Quelqu’un qui avait passé des heures avec elle. Quelqu’un qui avait été complice avec elle. Quelqu’un qui l’avait incontestablement aimée. Il accepta d’un léger signe de tête la proposition du propriétaire de la galerie.
Il n’avait jamais été un grand spécialiste en art plastique. Mais il fréquentait régulièrement les expositions de Saint-Germain des Prés, et passait fréquemment de longs après-midis au musée du Louvre et à Beaubourg. Peu à peu, d’une façon sauvage et désordonnée, il avait appris à voir. Et ce qu’il voyait maintenant, dans cette salle du Belgo à Montréal, c’était sans aucun doute l’œuvre d’un véritable artiste. De ceux qui vous surprennent immédiatement. Qui changent votre perception de la vie. Et qui vous marquent pour toujours. Une vision du monde éclatante. Joyeuse et grave à la fois. Des toiles aux couleurs chaudes. Des bruns. Des ocres. Des rouges. Et des noirs si intenses, si profonds qu’ils en devenaient lumineux. Mais des toiles uniquement non figuratives. Le seul portrait de l’artiste était celui de Marie. Antoine chercha la signature et ne trouva sur chaque tableau que les initiales E.J. Il retourna auprès du galériste.
“Qui est E.J. ? Est-ce que je pourrais le rencontrer ?”
“Elle est très sauvage, vous savez.”
“Elle ? C’est une femme ?!”
“La première. Eve.”
Antoine resta un instant sans voix, puis s’abîma pendant de longues secondes dans le regard de Marie, comme pour y trouver la réponse.
“Eve… Eve comment ?”
Le galériste se retourna brusquement, alla jusqu’à son bureau et revint un petit carnet et un stylo à la main.
“Tenez. Laissez-moi vos coordonnées. Je parlerai à Eve, et elle vous contactera si elle le désire.”
Antoine ouvrit la bouche pour répliquer, puis saisit le carnet et griffonna son nom, son numéro de téléphone et son adresse e-mail. Puis, toujours sans un mot, il sortit de la galerie.
Il consacra le reste de la journée à passer au crible tous les noms du carnet d’adresses de Marie. Aucune Eve. Aucune initiale E ou J. Rien. Frustré, déçu et en même temps très excité, Antoine décida d’aller faire un tour au bar de Michel. Il n’y était plus retourné depuis des semaines, préférant rencontrer Michel dans des lieux calmes et peu enfumés. Chez l’un ou chez l’autre, la plupart du temps. Parfois chez Suzanne, pour un chocolat qui se transformait en apéritif quand la conversation s’éternisait. En descendant la rue Saint Denis, Antoine se remémora une de ces discussions, quand ils avaient tous les deux fait allusion à Marie. Ils parlaient, comme souvent, du nouvel état du monde. Du terrorisme. De la guerre israëlo-palestinienne. De la guerre en Irak qui semblait se profiler. Antoine, en les écoutant, réalisa à quel point l’anti-américanisme des québécois francophones était profond. Plus profond qu’en France, mais plus subtil. C’était surtout l’administration Bush qui suscitait leurs critiques. La pétro-politique du clan Bush, plus précisément. Cette arrogance, ce non-respect de l’autre et de la culture des autres. Tout ce qui faisait naître une frustration qui amenait au terrorisme. C’est alors que Suzanne se tourna vers lui.
“Tu sais, j’ai l’impression de redire presque mot pour mot ce que je disais à Marie il y a plus de vingt ans.”
Michel bondit sur son siège.
“Tu te souviens de ce qu’elle disait du terrorisme ?”
“Que c’était la pire des solutions. Que rien ne le justifierait jamais.”
“Non, pas ça. Bien sûr que Marie a toujours été horrifiée par les actes de terrorisme. Tout ce que ça impliquait de violence aveugle et de dégâts civils. Non, je voulais parler de sa théorie sur la faiblesse militaire des grandes nations.”
Suzanne rejeta la tête en arrière et sourit.
“Mais oui, la guerilla.”
Antoine se redressa.
“Mais de quoi vous parlez ?”
Suzanne se pencha vers lui.
“Si Marie avait cessé depuis très longtemps de croire qu’elle pouvait changer la vie, elle n’en continuait pas moins à se passionner pour les grands problèmes du monde, comme tu t’en doutes. La conversation à laquelle Michel fait allusion, nous l’avons eue pendant ces années au cours desquelles les soviétiques se sont enlisés en Afghanistan. Avant même qu’ils ne se retirent de ce pays, dès les premiers mois du conflit, en fait, elle avait prédit qu’ils perdraient la guerre. Elle se basait sur une simple observation historique. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, toutes les grandes puissances engagées dans des conflits contre des peuples beaucoup moins armés qu’elles, les avaient perdus. La France en Indochine et en Algérie les Etats Unis au Vietnam, l’URSS au Pakistan, et bientôt en Tchéchénie.”
“Et qu’est-ce qu’elle en concluait ?”
“Que ces pays surarmés étaient incapables de combattre une guerilla. Le terrorisme étant la forme la plus abjecte de cette même guerilla. A ce propos, ce qui la troublait beaucoup, c’est le terrorisme qui a sévi en Europe dans les années soixante dix.”
“Comment ça ?”
“Et bien, les deux pays dans lesquels cette forme d’action s’est développée, ce sont l’Allemagne et l’Italie. Les deux pays qui ont perdu la dernière guerre. La bande à Bader d’un côté, les Brigades Rouges de l’autre, elle n’a jamais compris véritablement pourquoi ces mouvements sont nés vingt ans après des régimes nazi ou fasciste.”
“Ça ne m’avait jamais frappé. Il y a eu aussi Action Directe en France…”
“C’est exact, mais c’était plus un couple maudit qu’une véritable organisation.”
“L’Italie, l’Allemagne… un meurtre symbolique du père ?”
Suzanne sourit.
“C’est la seule explication que Marie avançait. En riant.”
En s’approchant du bar, Antoine se demanda pourquoi il repensait maintenant à cette conversation. Son long dialogue silencieux avec Marie, devant ce portrait si vrai, devant son regard profondément triste mais rempli d’espérance, lui avait fait renouer avec les années de combat qui l’avait rendue célèbre. Jamais il n’avait cru qu’en s’arrêtant à Montréal, elle avait cessé de s’interroger sur l’agitation des hommes. Pourtant, elle ne semblait pas avoir laissé la moindre trace de ses réflexions. Pas de livres. Pas d’articles. Pas de films. Rien. Et pourquoi, elle qui avait cherché toute sa vie à protéger son image, qui s’était cachée dès sa jeunesse des photographes et des cameramen, pourquoi avait-elle accepté ce portrait. La seule information qu’il avait pu tirer du galériste était que l’artiste l’avait apporté le 12 septembre. Le lendemain de la mort de Marie. Mais il ignorait même jusqu’au nom de Marie. Il avait juste été surpris de l’insistance du peintre pour qu’il soit accroché seul sur un mur. Et qu’il ne soit jamais vendu. En poussant la porte du bar, Antoine se dit qu’il ferait tout pour trouver cette mystérieuse Eve.
La salle était bondée. En entendant Michel chanter, il réalisa qu’il était déjà très tard. Depuis le choc de sa première confrontation avec le portrait de Marie, il avait fait abstraction de tout ce qui l’entourait. Il aurait été incapable de dire s’il avait fait chaud ou froid pendant cette semaine. S’il avait mangé ou non. S’il avait reçu des messages. S’il faisait jour ou nuit. Il se rendit compte qu’il allait de toutes les façons passer une nuit blanche pour écrire son papier hebdomadaire promis à son rédacteur en chef parisien. En écoutant d’une oreille distraite Michel interpréter de sa voix grave et voilée un vieux classique de musique country, Stand by your man, pour la plus grande joie des clients, Antoine commença à élaborer un vague texte sur le Belgo. Il froissa symboliquement sa page mentale. Le Belgo était à lui. A lui seul. Il écrirait quelque chose sur les perce-neige. Les femmes et les hommes fleurs de Montréal aux premiers jours de printemps. La ville qui s’éveillait. Il commanda une bière, se hissa sur un tabouret au comptoir, et se mit à griffonner dans le carnet qui ne quittait jamais sa poche.
Il avait presque fini son article quand Michel vint le rejoindre. Le bar était vide, tous les clients partis dès la fin du spectacle.
“Un p’tit dernier ?”
Michel poussa un verre devant lui et lui versa du whisky. Antoine rangea son carnet et son stylo.
“Juste un, alors.”
“Un français sobre… c’est pas un oxymoron, ça ?!”
Ils prirent leurs verres et allèrent s’installer dans des fauteuils près d’une table basse.
“Si ce n’est pas la boisson, qu’est-ce qui t’amène dans ce lieu de perdition ? Tu n’as pas mis les pieds dans mon bar depuis des semaines.”
“Et j’ai eu tort. L’ambiance est toujours aussi sympa, et tu chantes de mieux en mieux.”
Michel posa son verre et se pencha vers lui, les mains ouvertes au-dessus de la table.
“Attends, laisse-moi récapituler. Tu débarques à l’improviste, sur le coup d’une heure du matin, tu ne veux pas boire, et tu me balances des flatteries d’une platitude inquiétante de ta part. Donc, je reprends ma question, qu’est-ce qui t’amène ?”
Antoine poussa un long soupir.
“Tu es allé au Belgo récemment ?”
Michel reprit son verre, se cala dans son fauteuil et écouta Antoine sans l’interrompre une seule fois.
“Michel, qui est Eve ?”
“C’est un grand peintre. Un des artistes qui va beaucoup compter dans les années à venir.”
Antoine se leva brusquement et se mit à faire les cent pas devant la table.
“Alors tu la connais. Depuis quand ?”
“Plus de vingt ans, maintenant.”
Antoine donna un coup de pied dans un fauteuil.
“C’est pas vrai ! Je n’arrive pas à y croire. Depuis des mois tu me regardes chercher Marie, et pas une fois, pas une seule fois tu ne m’as parlé ni du portrait ni du peintre. Je suppose que Suzanne connaît également très bien cette Eve, je me trompe ?”
“Elle la voit beaucoup plus souvent que moi.”
Antoine étouffa un cri de rage et se laissa tomber dans le fauteuil. Il poussa son verre vers Michel, qui le resservit en souriant.
“Je me disais aussi que tu n’avais pas tout à fait une tête d’oxymoron ce soir.”
Ils burent en silence. Michel alla mettre un CD de Miles Davis, et la musique, en sourdine, envahit subtilement la salle. Antoine se laissa effleurer par les notes, se calmant peu à peu.
“Si ni Suzanne ni moi ne t’avons jamais parlé du portrait ou du peintre, c’est à la demande d’Eve. Elle voulait que tu la trouves tout seul. Que tu les trouves, en fait, Marie et elle.”
“Qui est Eve ?”
“Elle te le dira elle-même. Elle va t’appeler demain.”
A la sortie de Saint Sauveur, Antoine ralentit et poussa un soupir de soulagement en apercevant le panneau qui indiquait la direction de Morin Heights. Encore cinq kilomètres. Là, il lui faudrait traverser le village, longer un premier lac, puis tourner à droite en vue du deuxième lac. Il connaissait les instructions par cœur. Pourtant, le plan qu’il avait reçu par e-mail trônait sur le siège passager de sa voiture de location. Il ne voulait surtout pas que se renouvelle sa mésaventure à la sortie de Montréal, deux heures et demi plus tôt. Perdu dans ses pensées, excité et angoissé par la rencontre à venir, il avait raté l’autoroute 15 Nord et s’était retrouvé en partance vers l’ouest. Il lui avait fallu plus de vingt minutes pour repartir dans le bon sens. Vingt minutes sans conséquence pour son rendez-vous. L’heure n’avait pas été fixée d’une façon formelle. En fin de matinée. C’est ce qu’elle avait écrit dans son message. Venez en fin de matinée. Prévoyez au moins trois heures de trajet. Je ne suis pas facile à trouver. Ces derniers mots l’avaient fait sourire. Elle n’avait pas été facile à trouver, en effet.
Il s’était écoulé une semaine depuis sa visite nocturne à Michel dans le bar de la rue Saint Denis. Antoine avait été incapable de dormir cette nuit-là. Il avait relu toutes ses notes sur Marie. Toutes les pages qu’il avait déjà écrites. Puis il avait envoyé son article, et écrit des messages à Annick Savigny et Jacques Vilbert. Il parlait du Belgo. Du portrait de Marie. D’Eve. Aux premières lueurs de l’aube, il avait reçu simultanément leurs réponses. Ni l’un ni l’autre ne savait qui était Eve. Mais ils semblaient tous deux très intrigués. Curieux de ce portrait. Curieux de l’artiste. Elle l’appela à dix heures du matin. Une voix chaude. Plutôt jeune. Aucun accent québécois. Elle lui demanda simplement s’il était libre pour venir la voir chez elle, dans les Laurentides. Quand ? C’est le seul mot qu’il avait pu prononcer. Elle raccrocha immédiatement après lui avoir promis de lui envoyer un e-mail. Il attendit jusqu’au soir pour recevoir la date et le plan. Une semaine. Une semaine entière à tourner en rond, il le savait. Alors il reprit ses marches solitaires dans le Mont Royal et dans la ville. La neige avait maintenant complètement disparu, et il découvrait une géographie nouvelle. Une cité inconnue. Il s’aventura dans le Vieux Montréal, s’arrêta au bord du Saint Laurent où les cargos pouvaient enfin s’échapper, libérés des glaces. Il allait chaque midi manger des dim sums dans le quartier chinois, puis se retrouvait, invariablement, au Belgo. Face à Marie, qui continuait à le fixer de ce regard incroyable. Pas une seule fois il ne chercha à voir Michel ou Suzanne. Ils respectèrent son absence. Il voulait être seul pour mieux ressentir les affres délicieuses de l’attente.
Juste avant le deuxième lac, Antoine aperçut une petite route qui s’enfonçait dans la colline sur sa droite. Il s’arrêta, vérifia une nouvelle fois le plan, puis s’engagea sur la voie étroite recouverte d’un asphalte abondamment rapiécé. Quelques centaines de mètres plus loin, la route se transformait en piste pour traverser une forêt aux arbres serrés. Il roula au ralenti, vitres ouvertes, pour mieux se laisser envahir par l’épaisseur du silence. Il avait la sensation étrange d’avoir été transporté d’un seul coup au cœur d’une illustration de conte de fées. Qu’allait-il trouver au bout du chemin ? Il pila, arrêta le moteur, et resta là, les mains sur le volant. Stupéfait. Devant lui, les arbres s’étaient écartés pour former un cercle presque parfait autour d’un minuscule lac. Encerclant une eau immobile, couleur de plomb, des conifères immenses et des érables semblaient veiller à ce que rien ne vienne troubler le calme du lac. Et au milieu de l’eau, se reflétant sur la surface gris fer, des troncs d’arbres morts, comme rescapés d’un monde englouti. C’était d’une beauté irréelle. Antoine sortit lentement de la voiture, s’approcha de la rive, fasciné. Il demeura longtemps les yeux perdus dans ce paysage figé dans une promesse de paix.
La piste reprenait son trajet sinueux dans la forêt sur deux ou trois kilomètres, avant de buter sur une clôture basse. Deux rangées de troncs d’arbres soutenues par des piquets de bois, qui interrompaient leur alignement sur trois mètres pour marquer l’entrée de la propriété. Antoine abandonna son véhicule devant la clôture et se dirigea à pas lents vers la maison. Un grand chalet en rondins au milieu de la forêt. Il s’arrêta au pied de la véranda et attendit. Il ne savait pas ce qu’il attendait. Mais quelque chose l’empêchait de gravir immédiatement les quatre marches qui menaient à la porte.
“C’est toi le monsieur que maman attend ?”
Il se retourna et regarda, étonné, la petite fille qui l’observait. Environ dix ans, un jean retroussé sur de grosses chaussures boueuses, un gros pull blanc à col roulé. Il vit tout cela dans un éclair. Ce qui le retint, c’étaient la longue chevelure auburn et les immenses yeux verts. La petite fille plissa le nez, pencha la tête sans cesser de le fixer, puis éclata de rire.
“Tu sais pas parler, ou t’es timide ?”
“Euh… je…”
Elle lui prit la main et l’entraîna rapidement sur les marches.
“Allez viens, on va voir maman.”
Un parfum de cuisine mijotée et de feu de bois le saisit dès qu’il entra dans la maison avec l’enfant. Elle se débarrassa de ses chaussures et d’un geste lui demanda de faire de même. Puis elle partit en courant sans l’attendre.
“Maman ! Ça y est, il est arrivé ton invité !”
Antoine s’avança à pas lents vers l’intérieur de la maison, et se retrouva dans une grande pièce faisant office de salon, salle à manger et cuisine tout à la fois. Une grande baie vitrée ouvrait sur une terrasse qui surplombait la forêt. Sur le mur opposé au comptoir qui séparait la cuisine de la pièce, une immense cheminée où un grand feu brûlait. Il se planta devant la baie vitrée, les mains dans les poches, les yeux perdus sur la cime des arbres.
“Aurore joue très mal son rôle d’hôtesse. Elle vous a laissé tout seul.”
Antoine se retourna lentement et la regarda venir vers lui. Elancée, de longues jambes enserrées dans un pantalon, un pull gris perle qui faisait ressortir son teint mat. Des cheveux raides, longs et d’un brun soyeux qui encadraient un visage illuminé par des yeux noirs en amande. Dans son métissage, c’était incontestablement la partie indienne qui avait pris le dessus. Elle sourit largement en lui tendant la main.
“Eve Julien. Antoine Duparc, je présume ?!”
Le déjeuner avait été rythmé par les questions multiples d’Aurore. Elle voulait tout savoir de lui, où il habitait, d’où il venait, ce qu’il faisait, s’il avait une femme, des enfants. Sa mère semblait énormément s’amuser de la curiosité inquisitrice de la petite fille, et surtout de la gêne d’Antoine peu habitué à un tel interrogatoire. Il ne pouvait pas se dérober, poussé au bout de sa vérité par les “pourquoi” incessants de l’enfant. Il fut sauvé par la composition du plat de viande, de l’orignal au curry. Eve lui expliqua qu’elle tentait des expériences culinaires aussi étranges que celle-ci pour mêler cultures indienne et amérindienne. Le résultat était surprenant, mais assez plaisant. Dès le repas terminé, Aurore fila jouer dehors, les laissant seuls devant leur café. Antoine attendit que s’estompent les derniers échos du cri de guerre lancé par la petite fille en sortant de la maison.
“Comme vous le savez maintenant, je n’ai ni fils, ni fille, ni neveu, ni nièce, donc une fréquentation très occasionnelle des enfants. J’espère tout de même que j’ai bien passé l’examen.”
“Apparemment Aurore vous a accepté.”
“Aurore… Vous, Eve, vous baptisez votre fille Aurore. Vous aimez les commencements.”
Elle rejeta ses cheveux en arrière, puis se leva sans cesser de le regarder.
“Allons nous promener. Dans deux heures, il n’y aura plus de soleil, et le froid sera trop vif.”
Ils avaient marché. Pendant plus de deux heures, ils avaient marché. Le sous bois était saturé des parfums francs et puissants d’une nature reprenant vie. Avec une vigueur insoupçonnée. Quand il en fit la remarque à Eve, elle s’arrêta, respira profondément, et lui adressa un sourire malicieux.
“C’est l’odeur du commencement. Une odeur verte. J’aime les commencements, vous l’avez deviné.”
Ils avaient marché. Elle avait parlé. Il avait écouté.
“Ici, les commencements sont violents. Sauvages. La neige qui s’abat brusquement. L’automne qui prend feu. Le printemps qui éclate en une nuit. Je crois que c’est ça surtout que j’ai aimé, en arrivant dans ce pays. Cette impossibilité des saisons et de la nature à tricher. J’avais six ans. Et ma vie n’avait pas de commencement. Je suis une enfant adoptée. Mes parents me l’ont dit très tôt, dès que j’ai été en âge de m’étonner de la différence de couleur entre leur peau blanche et la mienne. On vivait dans un été perpétuel, au Maroc. Même pour les saisons, il n’y avait pas de commencement. Mon père était professeur d’histoire et ma mère professeur de lettres au lycée français de Rabat. Et puis ils ont été nommés à Montréal. J’ai découvert la neige, le silence, le froid. Et j’ai adoré ça. Je ne savais rien de mes origines. Je ne savais pas d’où je venais. Mais dès le premier hiver, dès la première tempête de neige, j’ai compris que j’étais chez moi. Ça vous paraît certainement très étrange, mais Montréal a été le vrai commencement de ma vie.
Je pourrais vous parler pendant des heures de la neige. Des couleurs de la neige. Jamais elle n’est blanche. Ou alors d’une variation infinie de blanc. Simplement, il n’y a pas de noms pour en dire toutes les subtilités. C’est en découvrant toutes ces nuances de tons et de textures que j’ai eu envie de peindre. Peut-être parce que les mots ne peuvent pas dire cette profondeur et cette légèreté. Oui, je pourrais vous parler pendant des heures de la neige. Et pourtant, si je devais définir mon enfance d’un seul terme, c’est “solaire” qui me vient immédiatement à l’esprit. Mon enfance a été un immense éclat de rire. Qui s’est interrompu brutalement un soir de juin. J’avais seize ans. Je venais d’avoir mon bac, avec un an d’avance. Mes parents étaient si heureux et si fiers de moi que j’aurais pu leur demander Saturne avec tous les anneaux qui l’entourent, je l’aurais eu. Mais je me suis contentée d’une fête. On habitait une maison à Outremont, en bordure du Mont Royal. Mes parents sont partis tout le week end pour me laisser la place. Ça a été une fête mémorable. Je finissais à peine de tout remettre en ordre quand j’ai reçu ce coup de téléphone. Mes parents avaient eu un accident de voiture. Tués tous les deux sur le coup.”
Ils étaient arrivés devant l’étrange petit lac. Eve, les yeux perdus sur la surface immobile de l’eau, ne dit plus rien pendant de longues minutes. Antoine s’abîma dans la contemplation du reflet cassé des arbres morts au milieu du lac. Il ressentit le même apaisement face à ce paysage hors du temps que la première fois qu’il s’y était arrêté, quelques heures plus tôt.
“C’est seulement à ce moment-là que j’ai su véritablement ce que ça signifiait d’être abandonnée. J’ai beau avoir été adoptée, je n’avais jamais eu jusqu’à ce jour des mes seize ans, jusqu’à ce coup de téléphone, le moindre sentiment de rejet, ni d’abandon, précisément. Mes parents m’avaient emportée à peine quelques heures après ma naissance, et donné toute l’affection dont ils étaient capables. Je m’étais toujours considérée comme leur fille, et jamais je n’avais cherché à savoir qui étaient mes parents biologiques. L’un des deux était indien, sans l’ombre d’un doute, et j’aimais cette différence. C’était même devenu un jeu familial, que j’avais initié toute petite. Quand j’avais fait une bêtise, ou désobéi, ma façon de me disculper était de dire que je n’y pouvais rien, c’était pas moi, c’était l’indienne qui ne comprenait pas. Au fil des années, c’est resté une private joke entre mes parents et moi. “Rentre à dix heures du soir, n’écoute pas l’indienne si elle veut rester plus tard.” Ou bien “Fais tes devoirs, tu iras jouer ensuite, même si l’indienne veut jouer tout de suite”. Même cette différence, si évidente, mes parents en avait fait une preuve d’affection supplémentaire. Et puis Montréal… Peut-être que si j’avais grandi ailleurs, ce serait devenu un problème. Mais à Montréal, avec une telle mixité ethnique, une telle tolérance, une absence presque totale de toute forme de racisme, la couleur de ma peau, de mes cheveux, de mes yeux, tout ça a toujours été normal. Ma vie avait été normale. Jusqu’à ce soir de juin. J’avais seize ans. J’étais une métisse indienne, doublement orpheline après la mort de ma mère et de mon père adoptifs. D’une seconde à l’autre, c’était devenu ma réalité.
Bien sûr, j’ai été très entourée. Les amis de mes parents d’abord, puis la famille arrivée immédiatement de France. Avec laquelle je me suis montrée uniquement indienne. Mais cette fois-ci, ce n’était plus une plaisanterie appartenant à une culture familiale. Quand mes oncles, tantes, et grand-parents m’ont sommée de rentrer avec eux, j’ai oublié instantanément la jeune blanche bien élevée. Ça a été terrible. Pendant les deux jours qui ont précédé l’enterrement de mes parents, on s’est déchirés. Chacun enfermé dans sa douleur. Sourd aux arguments de l’autre. Mais je n’ai pas cédé. Devant mon attitude particulièrement odieuse, ils ont abandonné. Ils ont dû penser que je serais incontrôlable. Pendant ces deux jours, je l’ai été. Et j’ai obtenu ce que je voulais. Etre émancipée. Rester à Montréal pour faire mes études.”
Eve se tut brusquement. Elle avait tout débité d’une voix rapide, basse, heurtée, les yeux plongés sur le gris acier de l’eau du petit lac. Comme pour se débarrasser au plus vite de ce chagrin qui l’encombrait toujours. Cette violence subie deux fois. Ses parents biologiques, puis ses parents adoptifs arrachés brutalement. Elle prit une longue inspiration, se tourna vers Antoine statufié à ses côtés. Elle lui fit un drôle de sourire. Un sourire comme un sanglot impossible à sortir. Puis elle se remit en marche. Souple, gracieuse, terriblement à l’aise dans cette nature sauvage et préservée.
“Il faisait tellement beau le jour de l’enterrement. Un soleil calme. Un ciel d’un bleu profond. Une brise juste assez légère pour chasser l’humidité. Un temps parfait. Et c’est là, devant la tombe de mes parents, que je l’ai vue pour la première fois. Marie Vincent. Je connaissais tous les visages de ceux qui étaient là. Pas le sien. Pourtant, je n’ai vu qu’elle. La lumière accrochée dans ses cheveux. C’est ça qui m’a intriguée. Cette chevelure tellement vivante. Là, dans ce cimetière. Et puis ce regard vert, immense, posé sur moi. Elle était vêtue d’une tunique et d’une longue jupe blanches. Comme une indienne à des funérailles. Comme moi. J’avais tenu à être tout en blanc, malgré la réprobation familiale. Et je me retrouvais maintenant face à une jeune femme inconnue qui semblait me donner raison.
Elle se tenait en retrait, légèrement à l’écart de notre groupe. Jusqu’à la fin de la cérémonie, j’ai cru qu’elle était là par hasard. Arrêtée dans sa promenade précisément par cet enterrement. Nous étions au cimetière du Mont Royal, lieu de balade et site touristique. Alors cette jeune femme en blanc au bord de la tombe de mes parents était certainement une étrangère. C’est ce que j’ai pensé. C’est ce que j’ai pensé jusqu’à ce que tout soit fini. Que les gens s’éloignent après nous avoir salués. Je suis restée seule devant les cercueils posés au fond de la terre béante. Je n’arrivais tout simplement pas à réaliser que mes parents étaient dedans. Je suis restée seule. Longtemps. Et c’est au moment où je m’en allais qu’elle s’est approchée de moi. Je l’avais oubliée. Pendant toutes ces minutes de solitude, une éternité, j’étais partie. Loin. Ailleurs. Et j’avais oublié tout le monde. La jeune femme en blanc aussi. J’ai sursauté quand elle m’a parlé. Elle a posé sa main sur mon bras, autant pour me retenir que pour m’apaiser. Je ne sais plus exactement ce qu’elle a dit. Juste quelques mots. Elle voulait me parler. Quand j’aurai le temps. L’envie. Elle a glissé une carte dans ma main. Elle s’est retournée et elle a disparu. J’ai mis machinalement la carte dans ma poche, et j’ai rejoint les autres.
Le temps s’est rétréci les deux mois suivants. Le frère de mon père et sa femme sont restés avec moi, pour toutes les démarches administratives. Ils ont été parfaits. Merveilleux. Et compréhensifs au-delà de tout. J’héritais de presque tout, y compris de la maison. Mais c’était au-dessus de mes forces d’y rester. A tout instant, je m’attendais à voir surgir mon père ou ma mère. Dans la cuisine. Dans le bureau. Dans le salon. Dans ma chambre. C’était horrible. Alors mon oncle l’a vendue. Et il m’a fait acheter un appartement sur Côte des Neiges, près de l’Université de Montréal où je devais suivre mes études. Ce n’est que lorsque j’ai été complètement installée qu’ils sont partis. Avec la promesse de se revoir pour Noël. Les cours démarraient bientôt. Il me restait quelques jours pour finir de tout ranger. Et c’est là, en triant mes vêtements, que j’ai retrouvé la carte au fond de la poche du pantalon blanc que je portais pour l’enterrement de mes parents. J’avais jeté ma tenue au fond d’un placard le soir même, et je ne l’avais plus revue depuis. Sauf ce soir de fin août, en finissant de vider les derniers cartons. J’ai mis quelques secondes à me remémorer la jeune femme au cimetière. Et puis j’ai entendu sa voix. Grave. Chaude. Calme. Appelez-moi quand vous aurez le temps. Et l’envie. Marie Vincent. 5325 Fabre. Un numéro de téléphone. J’ai rangé la carte dans un tiroir de mon bureau.
Les cours ont commencé trois jours plus tard. Je m’étais inscrite en histoire de l’art, et parallèlement j’allais trois soirs par semaine dans un atelier de dessin et de peinture. Les week ends, je les consacrais aux fêtes avec mes amis et au ski. Noël approchait, et j’ai décidé d’aller à Paris chez mon oncle et ma tante. J’ai passé dix jours au Louvre et au musée d’art moderne. Quand je suis rentrée début janvier, il y avait une carte dans ma boîte aux lettres. Aucun mot dessus. Juste cette carte. Marie Vincent. 5325 Fabre. Son numéro de téléphone. Alors je l’ai appelée.”
Le soleil rasant pénétrait avec difficulté dans le sous bois. L’air vif et clair du début d’après-midi devenait mordant. Eve frissonna, enroula son écharpe autour du cou, et accéléra le pas. Antoine, les mains dans les poches de son anorak, la suivit en silence. Les parfums de la forêt s’épaississaient alors que la pénombre se répandait entre les arbres. Ils débouchèrent sur la rive nord du petit lac. Les rayons bas du soleil faisaient rougeoyer l’acier de l’eau. Sans même s’en rendre compte, Antoine ralentit, puis s’arrêta. Partie seule devant, Eve s’aperçut au bout d’un instant qu’il n’était plus à ses côtés. Elle se retourna et le regarda, pensive. Elle revint lentement près de lui.
“Vous aussi vous sentez ça ? Cette paix ? C’est incompréhensible. Une eau figée. Couleur de plomb. Des arbres morts au milieu. Et pourtant, c’est le contraire d’un lieu morbide. C’est tout le contraire. Il se dégage une telle sérénité de cet endroit.”
“Ça réconcilie avec soi. Avec les autres. Avec le reste du monde. On devient animiste ici.”
“Marie pensait que ça devait être un lieu sacré des indiens. C’est elle qui m’a amenée ici la première fois. Ensuite, j’ai pu acheter la cabane un peu plus loin, et j’en ai fait mon chalet.”
Eve se secoua.
“Il faut qu’on y aille. Aurore doit nous attendre.”
Quand ils atteignirent la maison, il faisait presque nuit. La forêt était immobile, comme saisie par le froid qui s’était installé dès le coucher du soleil. Le printemps n’était encore qu’une promesse de quelques heures durant la journée. Dès qu’ils ouvrirent la porte, Aurore bondit sur sa mère, surexcitée.
“Papa a téléphoné. Il arrive demain avec Anne et Matthieu ! C’est super !”
Elle exécuta au milieu du salon une espèce de danse sauvage avant de remonter dans sa chambre en poussant des cris de joie. Eve la regarda partir en secouant la tête, puis se tourna vers Antoine.
“Je vous fais une traduction rapide. Richard, mon mari, vient terminer les vacances de printemps avec Anne, sa sœur. Matthieu, son fils, est le cousin vénéré d’Aurore. Il a douze ans, c’est un grand frère pour elle.”
Antoine s’approcha de la cheminée et mit une bûche dans le foyer pour faire repartir le feu.
“Je suis un peu étonné, et déçu. Votre mari…”
“Oui ?!”
“Il ne s’appelle pas Adam.”
Pendant qu’elle préparait le dîner, Eve lui parla de Richard. Elle lui raconta, avec des mots tendres et drôles, leur rencontre quinze ans plus tôt dans les bois, près du chalet. C’était à la fin de l’automne, et elle ne l’avait pas vu avant de buter sur lui. Avec son T-shirt vert, sa barbe et ses cheveux blonds foncés, il se fondait dans la nature. Il était accroupi, une pince à la main, en train de détacher des brins de mousse au pied d’un arbre. Autour de lui, des sachets en plastique transparent et des flacons de verre, remplis de choses, liquides et solides, indéfinissables. Quand elle avait failli le renverser, arrêtant sa course au dernier moment, ils avaient poussé le même hurlement. Richard finissait sa thèse sur l’écosystème des Laurentides. Il enseignait maintenant à l’université de Montréal, tout en poursuivant ses travaux de recherche.
“Et vous ?”
Antoine leva la tête vers Eve, surpris.
“Moi ?!…”
“Une femme dans votre vie ?”
“Une seule. Depuis que j’ai quinze ans.”
Eve cessa de sourire. Elle emprisonna ses yeux dans les siens, songeuse, semblant sonder ses pensées les plus enfouies. Il réussit à se détacher d’elle et alla remplir leurs verres de vin. Il lui en tendit un en évitant de croiser son regard.
“Je vais vous parler d’elle. Je sais maintenant qu’il n’y a ni hostilité ni curiosité malsaine à son égard…. Parce qu’il s’agit bien de Marie, n’est-ce pas ? Elle vous hante depuis si longtemps. J’aimerais comprendre. Dites-moi ce que vous savez d’elle. “
Ils s’étaient assis par terre devant le feu. Le vent s’était levé dès la fin du dîner. Aurore s’amusait à déchiffrer la chanson des arbres qui pliaient sous les rafales. Le chalet craquait, et elle essayait de mettre un nom sur chaque bruit. Elle inventait des mots étranges, des onomatopées pour mieux identifier le sifflement, la déchirure ou la brisure. Antoine lui avait donné la réplique jusqu’à ce qu’elle aille se coucher. Et depuis, il racontait son histoire de Marie à Eve. Il racontait calmement. Il racontait comme il l’avait déjà fait pour Annick, pour Jacques, pour Michel et pour Suzanne. Il termina dans un soupir.
“Voilà ce que j’ai découvert. Mais ce que je n’ai pas trouvé, c’est qui elle cherchait si désespérément à Montréal.”
“Moi. C’est moi qu’elle cherchait. Marie était ma mère.”
En ce début d’avril, Montréal ne gardait plus aucune trace d’hiver. Le vert tendre des feuilles donnait une vigueur nouvelle aux arbres, et la ville semblait sur le point d’éclater en milliers de morceaux de couleurs. Couleur des massifs de fleurs dans les jardins, couleur des clôtures repeintes de frais, couleurs des vêtements aériens des passants. Et des cyclistes. Ils avaient envahi les rues aux premiers rayons du soleil. Ils glissaient dans la cité, souriant, comme étonnés d’un printemps si jeune. Antoine reprit ses longues marches solitaires, s’enfonçant avec un plaisir neuf dans les ruelles. Les balcons et les terrasses laissaient pendre toutes sortes de plantes à la place des stalactites des mois précédents. De minuscules jardins potagers avaient soudain surgi, insoupçonnables auparavant sous la couverture de neige.
Il était revenu depuis une semaine des Laurentides. Une semaine. Une éternité. Depuis, il marchait. Tous les jours, il marchait. La nuit, il écrivait. Il tentait de restituer les mots précis d’Eve. Ceux qu’elle avait prononcés pour lui dire Marie. Tous ces mots qu’il avait absorbés, incrédule. Il était resté trois jours au chalet. Elle n’avait pas voulu qu’il rentre à Montréal tard dans la nuit, avec le risque d’être pris dans une tempête de neige. En cette période de l’année, on pouvait encore se coucher au printemps et se réveiller en hiver. Et le lendemain, il y avait dix centimètres de neige sur la forêt. Il était sorti à l’aube sur la terrasse, ébloui par toute cette virginité. Encore un premier matin du monde. Vers midi, quand Richard était arrivé avec sa sœur et son neveu, il ne restait que quelques taches blanches sous les arbres, là où le soleil n’avait pu se glisser.
Jusqu’à son départ, ils ne parlèrent plus de Marie. Antoine aida Richard à couper du bois tout en discutant de littérature et de cinéma. Avec Anne, il alla au village voisin acheter des vins français. Il prépara la cuisine avec Eve, essayant d’accommoder les recettes françaises à l’indienne et à l’amérindienne. Ils écoutèrent de la musique, jouèrent avec les enfants, rirent beaucoup. Mais ils ne parlèrent plus de Marie. Le matin de son départ, il avait eu une pensée fugace pour Annick Savigny et Jacques Vilbert. Ils auraient certainement aimé être ici avec lui. Avec Eve, la fille de Marie Vincent. Pourtant, il ne leur avait pas encore envoyé d’e-mail. Il attendait de finir d’écrire ce qu’il avait appris. Il mit trois nuits de plus pour arriver au bout du récit d’Eve.
“Moi. C’est moi qu’elle cherchait. Marie était ma mère.”
Antoine se souviendrait longtemps de la voix douce et chaude d’Eve quand elle avait prononcé cette phrase. Elle la lui avait offerte avec précaution, comme si le cadeau qu’elle lui faisait était trop gros pour lui. C’est ce qu’il avait ressenti à cet instant. Un coup à l’estomac suivi d’un immense vide. Il avait mis plusieurs secondes à retrouver une respiration normale. Eve s’était levée pour aller leur chercher à boire, et n’avait recommencé à parler que lorsqu’il avait fini son verre.
“Je l’ai appelée le lendemain. En fait, cette carte, avec juste son nom, sans mot dessus, sans rien, ça m’intriguait. Au téléphone, quand je lui ai demandé pourquoi elle voulait me voir, elle a simplement ri, et m’a donné rendez-vous pour le samedi suivant. On s’est retrouvées dans un café sur le Plateau, à l’angle de la rue Roy et de la rue de Bullion. J’y vais toujours, vous savez. Quand je suis arrivée, elle était déjà là. Assise à une table en retrait, au fond, près du piano. Elle m’a souri en me faisant signe de la rejoindre. Là, elle m’a observée en silence quelques secondes, de ce regard insensé. Si étrange. Profond. Et tendre. Je mourais d’envie d’entendre ce qu’elle avait à me dire. Et pourtant, vous n’allez pas me croire, mais c’est moi qui ai parlé pendant plus d’une heure. Il a suffi qu’elle me regarde, puis qu’elle me demande comment j’allais. Et je lui ai raconté ma vie. Mes envies. Mes terreurs. Mes désirs. Mes angoisses. Mes rêves. Tout. Je lui ai tout déversé. J’ai tout déversé dans ce regard qui ne me lâchait pas. Qui m’apaisait. Qui me donnait confiance. Quand je me suis tue, elle s’est levée, m’a pris la main et m’a entraînée dehors.
Il faisait très froid. Très sec. Très beau. On a marché jusqu’au bout du jour. Un itinéraire hasardeux. Paresseux. Une rue attirante. Une maison improbable. Un arbre tordu. Un éclat de soleil dans une vitre. Tout et n’importe quoi était susceptible de nous entraîner dans une direction ou une autre. Et pendant tout ce temps, c’est elle qui a parlé. Elle m’a dit son enfance, celle que vous savez maintenant. Entre légèreté et pesanteur. Entre lumière et ombre. Elle m’a dit l’amour de sa mère. Cet amour inconditionnel. Total. Rassurant et libérateur. Et sa douleur quand elle est morte. Elle avait seize ans, comme moi. Mais elle était enceinte. Son premier amour. Il était reparti dans son pays sans savoir qu’elle attendait un enfant. Elle s’était sentie seule, si terriblement seule. Ne sachant pas quoi faire. Et quand sa mère a eu cet accident de voiture en venant la rejoindre, elle a pris sa décision. Garder l’enfant, et le faire adopter. Elle s’est confiée à la seule personne en qui elle avait confiance, son professeur de lettres. Avec son mari, elle l’a aidée et soutenue jusqu’à l’accouchement. Ils ont adopté le bébé et ont quitté Londres.”
Eve s’était tue soudain. Elle regardait les flammes qui luttaient contre le vent qui s’engouffrait dans la cheminée. Antoine ne bougeait pas, attendant qu’elle reprenne son récit. Elle se tourna vers lui, le visage illuminé d’un sourire très doux. Apaisé.
“Il faisait nuit. Très froid. Mais quand elle m’a dit ça, sa solitude, son enfant, j’ai été envahie d’une chaleur incroyable. Jamais je n’oublierai. On était au bord du parc Lafontaine. Il s’est mis à neiger. Je me suis arrêtée, j’ai levé la tête vers le ciel pour mieux sentir les flocons sur mon visage. J’avais si chaud. Et je lui ai demandé si son premier amour était indien. De Bombay. Il habitait à Bombay. Il était médecin. Pour les déshérités. C’est ce qu’elle m’a répondu. J’ai baissé la tête vers elle. Elle me regardait avec un telle tendresse. Est-ce que je lui ressemble ? C’est tout ce que j’ai pu lui dire avant de me jeter dans ses bras.
Je suis restée une semaine entière rue Fabre, chez ma mère. On a parlé pendant des heures. On s’est tues pendant des heures. Mais nos silences étaient si pleins… Elle savait tout de moi. Ou presque tout. J’ignorais tout d’elle. Alors, elle a déposé les morceaux de sa vie devant moi. Elle me les a offerts dans le désordre, comme ça venait. Ses années d’études quand j’ouvrais un livre de sa bibliothèque. Son rêve utopiste quand je fouillais dans ses disques. Son enfance quand j’essayais ses vêtements. Jour après jour, j’ai tout su. Tout ce que vous savez déjà. Mais je ne savais rien de moi. De moi pour elle. Ça a pris plusieurs jours avant qu’elle ne me l’explique. J’étais là, en face d’elle, avec elle, et pourtant je sentais sa douleur. Celle de mon absence. Celle de notre séparation. Je pouvais presque la toucher. Quand enfin elle m’en a parlé, au moment où je m’y attendais le moins, elle l’a fait d’un trait, sans reprendre sa respiration. Je lui racontais mon récent séjour en France, et les heures passées dans les musées, les yeux saturés de beau. J’ai voulu savoir si la vie culturelle intense de Paris ne lui manquait pas. Elle m’a regardée un long moment. Je n’ai jamais pu rester plus d’une minute face à une Nativité. Elle a prononcé cette phrase d’une voix sourde. Tremblante. Une voix pleine de larmes. Et puis les mots se sont précipités. En rafales. Comme s’ils se bousculaient pour sortir, prisonniers depuis tant d’années. Elle m’a dit ce vide insoutenable quand mes parents adoptifs m’ont emportée. Cette sensation qu’on l’arrachait d’elle-même. Elle n’était plus qu’une coquille. Une coquille qui ne contenait rien. Même pas un sanglot. Si seulement elle avait pu pleurer. Il ne lui est plus resté que ce froid pénétrant dont elle ne pouvait se débarrasser. Une mort au monde. Elle a vécu notre séparation comme une mort au monde. Elle avait décidé de ne jamais chercher à me voir. Mes parents ne l’en ont pas empêchée. Elle voulait préserver mon équilibre, c’est tout. Elle a tenu promesse toutes ces années interminables. Et puis j’allais avoir seize ans. L’âge qu’elle avait quand je suis née. Alors elle est venue vivre dans la ville où j’habitais. Pour être plus près. Respirer mon air. Voir les mêmes rues, les mêmes maisons, les mêmes arbres. Mais sans jamais se montrer. Elle ne l’a fait qu’au cimetière. Au moment où j’avais le plus besoin d’elle.”
A nouveau, Eve se tut. Un long moment. Antoine l’écouta respirer dans le silence de la pièce. Un souffle saccadé, comme si elle venait de courir, ou de monter cinq étages quatre à quatre. Il réalisa qu’elle avait parlé avec la même précipitation que Marie avait dû avoir pour lui dire sa souffrance. Elle se leva brusquement, lui fit un sourire crispé, comme pour s’excuser.
“Il est très tard. Je vais aller dormir. Aurore sera debout à l’aube, on aura un peu de temps avant l’arrivée de Richard.”
Ils s’étaient séparés rapidement, sans ajouter un mot. Eve semblait épuisée, comme écrasée par l’émotion revécue. Antoine s’endormit aussitôt glissé sous sa couette. Il ouvrit les yeux aux premières lueurs du jour. Quelques secondes plus tard, il entendit les cris de joie poussés par Aurore depuis le salon. Immédiatement suivis d’une cavalcade sur le plancher, et d’une porte claquée. Il se leva et s’approcha de la fenêtre. Il resta là un long moment à regarder la petite fille qui faisait des cabrioles dans la dernière neige de printemps. Les couleurs de la neige. Antoine essaya de se remémorer ce qu’Eve lui avait dit sur les couleurs de la neige. Toujours différentes. Des nuances infinies. Et il l’observa changer de teinte sous les rayons du soleil levant. Du mauve, du jaune, du blanc lumineux, du rouge. Au milieu des éclats de rire d’Aurore, il sentit alors ce qu’elle avait voulu lui faire comprendre.
“Thé, café ou chocolat ?”
Il ne restait plus aucune trace d’émotion ou de fatigue sur le visage lisse d’Eve. Comme si elle sortait d’un repos de plusieurs jours. Antoine montra la terrasse enfouie sous la neige.
“Encore un commencement ?”
“Une suite. Ou une fin, bien plutôt. C’est certainement la dernière tempête de la saison. Mais j’aime ça aussi. C’est comme une promesse pour l’hiver à venir.”
Ils prirent leur petit déjeuner sur un concerto de Mozart. En glissant le disque sur la platine, Eve lui avait expliqué que chaque matin, elle cherchait la musique de la journée. Cette blancheur toute fraîche, cette lumière qui faisait étinceler le vert des premières feuilles sur les arbres, toute cette virginité retrouvée appelait Mozart.
“C’est Marie qui m’a donné ça. La musique du jour. Pour elle, chaque jour avait une couleur. Un parfum. Un vibrato particulier. Elle pouvait aussi bien commencer avec un morceau de hard rock qu’avec le Sabat Mater de Vivaldi. Elle m’a donné ça. Et tant d’autres choses.”
Eve dessina à grands traits les vingt cinq années passées avec sa mère. Leurs voyages autour du monde. Mexique, Pérou, Italie, Espagne, Prague, l’Egypte, la Jordanie, le Yémen, le Japon. Marie l’avait emmenée dans tous ces lieux improbables, et dans bien d’autres encore. Mais jamais en France. Ni en Inde. Elle lui donna le monde entier, sauf ces deux pays. Si elle désirait y aller, il lui faudrait y aller seule. La recherche de ses racines était une quête personnelle, intime, dans laquelle sa mère ne voulait pas intervenir. Eve apprit alors que son père biologique avait succombé à une épidémie de choléra peu avant sa naissance. Il n’avait jamais rien su d’elle. Et jusqu’à maintenant, elle n’avait jamais senti le besoin d’aller en Inde. Elle portait cette autre part d’elle-même comme une évidence physique. Pour le reste, elle avait préféré se réfugier dans un imaginaire composé de légendes, de philosophie, de gastronomie. Au fil des années, elle avait façonné une Inde rêvée, mystérieuse et magique, qui lui suffisait amplement. L’image qu’elle en avait était si présente, si vraie, si forte, qu’elle ne voulait pas prendre le risque de la brouiller en la confrontant à la réalité. Celle que lui avait offerte Marie, en dehors de l’art, de l’histoire, de la culture, c’était la réalité des gens. Au cours de leurs voyages, pendant leurs promenades dans toutes les villes du monde, Eve avait été subjuguée par l’intérêt que sa mère portait aux gens. Tous les gens. Elle semblait pouvoir s’exprimer dans toutes les langues, et même quand les mots lui faisaient défaut, elle trouvait toujours un moyen de communiquer. Un sourire. Un geste. Un dessin. Toujours, partout, elle allait vers celui ou celle qui avait besoin de son empathie. Un enfant. Un vieillard. Une femme. Ni l’âge ni le sexe n’importait. Seul le regard comptait. Elle savait lire le regard de l’autre. Des autres. Eve sentit ainsi peu à peu le fil qui la reliait au reste du monde. Et qui la reliait à la Terre.
Marie lui donna le monde. Marie lui donna les gens. Et Marie lui donna une famille. Avec Suzanne et Michel, ils formèrent une famille. Bizarre. Etrange. Hors norme. Mais une famille. Chaleureuse. Généreuse. Et follement joyeuse. Les seules fois où Eve vit sa mère terrassée par d’interminables fous rires, c’était pendant les soirées passées tous ensemble. Même au milieu d’une discussion politique, littéraire ou philosophique, l’un ou l’autre disait tout à coup un mot qui provoquait ces fameux fous rires. Elle découvrit également l’humour de Marie. Un humour subtil, aérien, le plus souvent à ses dépends. Elle avait un don particulier pour mettre immédiatement l’accent sur la futilité des choses. Et ses moqueries faisaient ainsi ressortir la vérité, bien plus efficacement qu’une longue démonstration didactique. Mais ce qui la fascinait le plus chez sa mère, c’était sa faculté d’analyse. Elle seule savait, avec cette lucidité et cette immédiateté, lire les ordres derrière les mots, entendre les cris derrière les voix, saisir les intentions derrière les promesses. Eve apprit avec elle à déchiffrer les apparences, à les déchirer pour mieux voir ce qu’elles tentaient de dissimuler. Peu à peu, Marie lui donna toutes les clefs de la liberté. Mais quant à ce qu’elle devait en faire, jamais elle ne tenta de l’influencer ni de la diriger. En aucune manière.
Une semaine de promenades solitaires dans la ville. Une semaine de nuits blanches à écrire ce qu’il savait de Marie. Pourtant, Antoine se sentait frustré. Il lui manquait toujours l’essentiel. Le cœur. Il n’arrivait pas à se déprendre de l’impression de tourner en rond. Ses recherches le faisaient courir sur un grand cercle. Et chaque fois qu’il entrevoyait une ouverture pour atteindre le centre, elle se refermait aussitôt. Ce dernier matin de neige au chalet, alors qu’il allait enfin poser les questions qui le brûlaient depuis la veille, Richard était arrivé avec Anne et son fils. Il n’avait rien pu savoir de ce que Marie avait fait de sa vie à Montréal. Rien de la poursuite ou de l’abandon de son rêve utopiste. Rien de ce qu’elle avait construit là, dans la ville qu’il arpentait sans comprendre depuis des mois. Il se trouvait face au portrait d’une espèce de sainte laïque. Visionnaire. Ethérée. Totalement désincarnée et irréelle. Ce n’était pas ce qu’il attendait. Ce qu’il espérait. Il voulait une Marie vivante. Une Marie en colère. Une Marie qui se trompait. Qui cherchait. Cette flamme dans son regard, personne ne lui en avait encore montré la source. Il attendait une femme, et on lui présentait une icône.
Il retourna au Belgo. Elle était toujours là, immobile pour l’éternité sur le mur blanc. Il n’observa que ses yeux. Profonds. Inquisiteurs. Farouches. Pleins d’une révolte tendre. La même révolte que sur la photo du livre italien. La même tendresse que sur l’image de la télévision. Eve avait peint ce portrait quelques mois seulement avant la disparition de sa mère. Elle l’avait peint dans sa vérité, sa plénitude, sa violence et sa douceur. C’est ça qu’il devait trouver. Marie qui criait. Marie qui pleurait. Marie qui riait. Marie Vincent.
La rue Fabre était méconnaissable. Comme tout le reste de la ville, elle offrait un aspect nouveau. Celui de l’été. Elle était entièrement envahie de verdure. En admirant la voûte des feuilles des arbres au-dessus de la chaussée, comme une toiture improbable et ondoyante, Antoine réalisa qu’il n’y était plus venu depuis plusieurs semaines. Quand l’hiver était encore là. Quand la neige s’accrochait encore au sol. Devant chez Suzanne, le minuscule parterre débordait de fleurs multicolores. Il l’imagina bêchant, sarclant, ratissant, plantant, arrosant. Puis la vision disparut, aussi brusquement qu’elle s’était imposée. L’intellectuelle jouant les jardinières. Il sourit en sonnant à la porte. Le tableau correspondait tellement peu au personnage. Son sourire se figea quand Suzanne lui ouvrit. Et il éclata de rire en découvrant son erreur.
“Ravie que ma petite personne te mette en joie.”
“Il faut dire que tu as particulièrement soigné ton maquillage, ce matin.”
Pieds nus, en jean et T-shirt boueux, Suzanne avait le visage zébré de longues traînées de terre brune. Elle agita le plantoir qu’elle tenait à la main.
“Suis-moi, j’ai besoin de muscles pour finir de creuser.”
Ils passèrent le reste de la journée dans le grand jardin à l’arrière de la maison. Ils retournèrent la terre tout autour des deux grands sapins et de l’érable, et plantèrent toutes sortes de fleurs dont Suzanne apprit le nom et les vertus à Antoine. A la tombée de la nuit, il était épuisé, ravi, apaisé. Et extrêmement sale.
“Décidément, tu as le don de me faire régresser. D’abord le chocolat de quatre heures, et maintenant le bac à sable ! Je n’ai plus été crasseux à ce point depuis mes cinq ans !”
“Et aussi heureux ?”
“Ça…”
Tard le soir, seul avec Suzanne sur la terrasse au-dessus du jardin, Antoine se laissait envahir par les parfums subtils de la nuit. L’odeur franche de la terre aérée. Celle plus douce, féminine, des fleurs. Même les arbres exhalaient une senteur particulière, un mélange de forêt et de soleil. Il essaya de se souvenir de celle des rues de Paris. Il ne lui vint à l’esprit que des sensations négatives. Repoussantes. Odeurs d’arrière-cuisines de restaurants. Métro. Poubelles qui débordent sur les trottoirs. Gras du bitume. Gaz d’échappement. Aucune réminiscence de campagne. De grand air. De pureté. Même pas dans les parcs. Il y avait des villes qui sentaient bon, d’autres mauvais, certaines inodores. Il avait fallu qu’il reste penché les mains dans la terre toute l’après-midi pour le réaliser. Ou peut-être était-ce dû au silence soudain après l’animation du dîner. Peut-être fallait-il cette paix pour mieux sentir la nuit. Les éclats de voix, les éclats de rire, le choc des verres, le choc des couverts des heures précédentes avaient rempli l’espace. Suzanne avait tenu à fêter le retour de l’été et celui d’Antoine. Alors, ils s’étaient tous retrouvés autour de la table. Suzanne, Louis, Michel, François et Antoine. Ils avaient parlé, beaucoup. De tout. De rien. Même Louis, d’habitude enfermé dans ses formules mathématiques, s’était joint à la conversation débridée. Il avait raconté deux ou trois blagues de mathématiciens. Ils avaient tous ri de ne rien y comprendre, malgré ses explications. A la fin du repas, Michel avait pris sa guitare et fredonné quelques blues. Il faisait bon, si doux, et Antoine s’était laissé couler avec délice dans la chaleur de cette soirée hors du temps. Les parfums de la nuit silencieuse venaient de réveiller son amertume et sa déception.
“Qu’est-ce qui te préoccupe ?”
Suzanne l’observait depuis un long moment. Il se tourna vers elle presque brusquement, comme pour mieux s’extraire du sortilège de toutes les senteurs du jardin.
“Je n’avance pas. J’ai l’impression que plus je m’approche de la vérité, plus je m’éloigne.”
“Tu as vu Eve, pourtant….”
“J’ai vu Eve, sa fille, son mari, sa belle-sœur, son neveu. J’aurais pu voir la terre entière je n’en saurais pas plus sur Marie !”
Suzanne alluma une cigarette et aspira quelques bouffées en silence, laissant à Antoine le temps de se calmer.
“Je sais que je t’ai déjà posé la question la première fois qu’on s’est rencontrés. Tu peux peut-être me répondre maintenant. Qu’est-ce que tu cherches ?”
Antoine la regarda, se leva, fit quelques pas sur la terrasse avant de revenir s’asseoir.
“Je cherche la vérité. Je cherche l’essence de Marie. Pour l’instant, j’ai recueilli des anecdotes. Des tas d’anecdotes. Des milliers d’anecdotes. Mais il pourrait s’agir de n’importe qui. De toi. De ma mère. De ta voisine. Je n’ai toujours pas Marie.”
“Est-ce que tu les as mises en perspective, tes anecdotes ? Ça ne commence pas à te montrer une direction ? A te dessiner un portrait ?”
“Le portrait, il existe. Il est au Belgo. Ce qu’il me manque, c’est le regard. La vie. La vraie vie de Marie. La vraie Marie.”
Il releva la tête et se heurta au sourire amusé de Suzanne. La nuit sembla s’évaporer, légère, dans la douceur du silence. Antoine se sentit tout à coup envahi d’un grand calme. Il pouvait presque entendre le soupir intérieur qui chassait toute son amertume. Suzanne se leva lentement, sans cesser de sourire.
“Viens dans deux jours, en début d’après-midi.”
Pour la première fois depuis des semaines, Antoine dormit longtemps. Il s’enfonça dans le sommeil, l’odeur de la terre retournée accrochée au bout des doigts. Quand il se réveilla, la matinée était déjà avancée, et les parfums multiples et francs du printemps pénétraient par la fenêtre grand ouverte. Il passa le reste de la journée à nettoyer son appartement de fond en comble, comme pour en effacer toute trace d’hiver. Le soir, il traversa le Mont Royal et marcha de longues heures sur Côte des Neiges, près de l’Université de Montréal. Ce n’est qu’au retour qu’il se décida à envoyer ses notes à Annick Savigny et Jacques Vilbert. Il comprit alors que son enquête, sa quête, prenait un tour nouveau.
Le ciel, immense, illuminait la ville d’un bleu profond qu’aucune pollution ne venait troubler. Antoine traversa le Plateau d’ouest en est à pas lents, s’arrêtant dans toutes les petites librairies de la rue du Mont Royal. Quand il arriva rue Fabre, il était chargé de littérature hétéroclite.
“Il faudra que tu t’achètes un vélo, si tu veux devenir un vrai montréalais.”
Suzanne lui fit poser son tas de livres dans l’entrée avant de l’entraîner sur la terrasse.
“J’ai besoin de mes jambes pour réfléchir. Et une ville, ça s’apprend en marchant, pas en roulant. Je ne suis prêt ni pour un vélo, ni pour une auto.”
Il marqua un temps d’arrêt en découvrant Eve dans le jardin. Il n’avait plus eu le moindre contact avec elle depuis son séjour dans les Laurentides. Pudeur. Appréhension. Besoin de recul. Il ne savait trop ce qui l’avait empêché de l’appeler et de la revoir. Et soudain elle était là, à l’observer. Enigmatique. Ni hostile. Ni amicale. Elle posait sur lui un regard interrogatif. Comme si elle cherchait à deviner ce que lui-même ignorait. Et en même temps, elle semblait avoir peur. C’est cette crainte, tangible, qui le surprit.
“Est-ce que le petit lac est toujours à la même place ?”
Elle le fixa, bouche bée, puis sourit. Un sourire soulagé. Complice.
“Tu as raison de poser la question. Chaque fois que j’arrive au bout du chemin, je suis étonnée qu’il soit toujours là. Un jour, il va disparaître, c’est certain. Peut-être quand il sera gelé. Il suffira de quelques oies sauvages pour l’enlever.”
Une heure. Deux heures. La conversation s’étirait, calme, dans l’air pur de l’après-midi. Antoine attendait. Patient. Suzanne ne l’avait pas fait venir et rencontrer Eve pour cet échange civilisé. Poli, léger, intelligent. Parfaitement inutile. Il attendait. Il fallut une heure de plus avant qu’Eve ne dépose les clefs devant lui.
“Tiens. C’est pour toi. Les clefs de ma mère.”
Un silence immobile. Tous les trois les yeux fixés sur le trousseau de clefs, comme s’il s’agissait d’objets inconnus. Avec un pouvoir étrange. Insoupçonné. Suzanne leva sa main vers le ciel.
“C’est à l’étage du dessus. Comme tu le sais.”
Eve s’agita sur sa chaise avant de se dresser d’un bond.
“Je ne suis plus retournée chez elle depuis… depuis le 11 septembre. Personne n’y est plus entré. Je ne peux pas. C’est au-dessus de mes forces. Alors, si tu veux bien, tu pourrais… tu pourrais y aller et… et ranger ses papiers. Les trier. Tu peux prendre ce qui t’intéresse et… enfin, fais au mieux.”
Elle ramassa ses affaires en hâte et partit en courant. Antoine ne la vit même pas prendre la fuite, statufié, le regard hypnotisé par les clefs. Il n’osait pas avancer la main pour les prendre, ou les toucher. Comme si elles risquaient de le brûler. Ou de disparaître. Il n’y croyait pas. Les clefs de Marie, là, devant lui, pour lui, c’était impossible. Il leva les yeux vers Suzanne. Tournée vers le jardin, elle semblait partie bien au-delà des grands arbres qu’elle fixait sans les voir. Il saisit le trousseau d’un geste vif, et referma le poing sur les clefs. Comme un cadeau inattendu. Inespéré. Mais un cadeau intrigant. Peut-être trop gros pour lui. Il s’approcha doucement de Suzanne, pressa brièvement son épaule et s’éloigna sans un mot. Elle n’avait pas esquissé le moindre mouvement.
Il laissa passer deux jours. Le temps que sa confusion se dissipe. Le temps d’essayer de comprendre. Il n’arrivait pas à se départir de ce sentiment de malaise né de la crainte qu’il avait perçue chez Eve. De quoi avait-elle peur ? Et Suzanne, pourquoi n’était-elle pas allée mettre de l’ordre chez Marie ? Son amie. Sa confidente. Sa complice. Quand il l’avait quittée, elle n’avait pas bougé, les yeux dans le vague. Comme si elle aussi avait peur. Ou comme si elle souffrait. Antoine savait que les réponses se trouvaient probablement dans l’appartement dont il avait les clefs, posées là, bien en évidence, sur son bureau. Mais pendant deux jours, il ne les effleura même pas. Il écrivit un rapide article sur la flore à Montréal pour son journal parisien. Et il attendit en vain des messages d’Annick Savigny et de Jacques Vilbert. Ni l’un ni l’autre ne lui avaient répondu. Alors, pour vaincre le sentiment de solitude totale qui commençait à l’envahir, le troisième jour il se rendit rue Fabre.
Son premier geste fut de tirer les rideaux et d’ouvrir les fenêtres. Une odeur de renfermé et de poussière légère flottait dans l’espace. Puis il fit quelques pas, se plaça au centre de l’appartement, et tourna lentement, très lentement sur lui-même. Des livres, des livres. Des livres. Les murs étaient entièrement tapissés de livres. Du sol au plafond. Des étagères partout, chargées d’ouvrages. Même dans la cuisine. Peu de meubles. La première pièce à gauche faisait office de bureau. Une table, elle aussi recouverte de livres et de dossiers, et une chaise. La chambre, en dehors des bibliothèques, ne comportait qu’un futon aux draps défaits. Comme en attente de la dormeuse, la nuit suivante. L’empreinte du corps était encore visible au milieu du matelas. Dans le salon, assez vaste, deux fauteuils en cuir noir amollis par des années d’usage, un lampe et une table basse. Le sol était presque totalement recouvert d’un tapis aux tons chauds. Brun et rouge, avec quelques motifs jaunes. La cuisine ouvrait sur une terrasse carrée en bois. Une grande table et six chaises en face du comptoir qui cachait à demi les appareils ménagers. Sur la terrasse, deux fauteuils en osier. Et des plantes en pot. Vivaces. Colorées. Fleuries. Suzanne devait les entretenir en passant par l’escalier de secours en arrière de la maison. De l’autre côté de la salle de bains, une chambre plus petite avec une salle de douches. Là encore, seulement un futon plus étroit, un minuscule bureau et une chaise. Certainement la chambre qu’avait occupée Michel pendant un an. Antoine resta immobile au centre de l’appartement un temps infini. Puis il retourna dans chaque pièce, rapidement. Quelque chose le frappait, en dehors de l’amoncellement incroyable de livres. Il remarqua ce qui lui avait échappé tout d’abord. L’ordinateur portable sur le bureau. Les piles de CD dans le salon, près d’une mini chaîne coincée entre des dictionnaires sur une étagère. Une radio sur le comptoir de la cuisine. Mais il n’y avait pas de télévision. Il sut alors ce qu’il manquait. Des photos. Des tableaux. Il n’y avait nul endroit sur les murs pour les accrocher, mais il fut surpris de ne trouver, posée contre une bibliothèque, au moins une toile d’Eve. Et les photos de Marie dont Michel lui avait parlé ne semblaient n’avoir jamais existé. Il jeta un nouveau coup d’œil dans la petite salle de douches, mais il ne restait aucune trace d’un labo photo. Antoine ouvrit la porte de la cuisine et alla s’asseoir sur un des fauteuils en osier de la terrasse. Le regard était presque immédiatement arrêté par les feuilles de l’érable du jardin de Suzanne. L’impression d’un balcon en forêt, comme la terrasse du chalet d’Eve dans les Laurentides. Quand il entendit Suzanne et Louis parler juste au-dessous de lui, il se leva sans bruit et quitta l’appartement.
Il marcha longtemps. Le soir le surprit rue de la Gauchetière, au milieu du quartier chinois. Il entra dans un restaurant et se fit servir un énorme bol de soupe. Quand il ressortit, il faisait nuit. Il se dirigea vers la rue Saint Denis, la tête dans les étoiles. Le ciel était d’un noir aussi intense que le bleu qu’il affichait dans la journée, et les étoiles brillaient d’un éclat puissant. Arrivé devant le bar de Michel, il hésita un instant, puis il pénétra dans la salle toujours aussi enfumée et saturée de bruit. Conversations hurlées pour couvrir la musique. Choc des chopes de bière sur les tables. Rires. Exclamations. Il réussit à grimper sur un tabouret qui se libérait au comptoir, et Michel lui servit à boire en lui faisant un clin d’œil. Ils eurent pendant une heure un dialogue haché, entrecoupé par les allées et venues de Michel qui était partout en même temps. Pas une seule fois Antoine ne mentionna sa première visite à l’appartement de Marie. Il déclina l’invitation à poursuivre la soirée après la fermeture du bar, et s’éclipsa rapidement sur un signe de la main.
Il fut saisi par la fraîcheur délicatement épicée qui s’insinuait chez lui par les fenêtres ouvertes. Promesse d’un été flamboyant. Il s’allongea tout habillé sur son lit, ferma les yeux et essaya de faire le vide en lui. Des livres. Des milliers de livres flottèrent devant lui. Il s’endormit alors qu’une brise légère et parfumée faisait doucement tourner les millions de pages des livres. Il se réveilla en sursaut quand les pages commencèrent à tourner vite, de plus en plus vite, en claquant bruyamment. Il se leva et alla fermer les vitres qui battaient sous une bourrasque de vent. Il alluma son ordinateur, vérifia ses messages. Toujours rien d’Annick Savigny ni de Jacques Vilbert. Un seul e-mail de son rédacteur en chef lui demandant de couvrir les manifestations du festival de jazz de Montréal qui commençait début juillet. Il enregistra d’en parler à Michel et se remit à lire toutes ses notes sur Marie Vincent.
Quand il ouvrit la porte de la terrasse, il aperçut Suzanne dans le jardin en train d’arroser les fleurs. Il eut un mouvement de recul pour se cacher. Comme honteux d’être vu dans l’appartement. Il haussa les épaules, étonné de sa réaction instinctive. Il sentait ce que sa présence avait d’incongru. Quelque chose du viol d’une intimité. Mais c’était ce qu’il faisait depuis des mois. Depuis le début de son enquête. Il n’arrivait pas à se débarrasser de ce sentiment d’être un voleur d’âme. Il se secoua et retourna dans les pièces cernées de livres. Il osa ce qu’il n’avait pas fait la veille. Ouvrir les placards. Il y avait deux grandes penderies dans les chambres, et un placard sous l’escalier dans l’entrée. C’est le premier qu’il ouvrit. Il ne fit que regarder, sans rien toucher. Un débarras et un lieu de rangement. Au fond, un aspirateur, une pelle, des balais. Dans des casiers en plastique transparent, des outils, des ampoules, une lampe torche, des clous, des vis. A côté, des vêtements d’hiver. Parkas. Manteaux. Une veste en daim. Par terre, plusieurs paires de chaussures et de bottes. Il referma la porte et se dirigea vers la petite chambre. La penderie était étroite et haute. Des étagères jusqu’au plafond. Remplies de dossiers soigneusement étiquetés. Factures d’électricité, de téléphone. Loyer. Banque. Sur les autres dossiers, aucune mention spécifique, mais les étiquettes étaient de couleurs différentes. Rouges. Bleues. Vertes et jaunes. Tout en bas, deux boîtes en carton marron foncé. Antoine hésita quelques secondes, puis en tira une et l’ouvrit. C’est là qu’il les trouva. Des centaines de photos en noir et blanc. Il en examina quelques unes, sans déranger l’ordre dans lequel elles étaient empilées. Une chaise cassée sur une pelouse. Un tas de pierres au bord d’une route. Des feuilles mortes sur un trottoir. L’impression de déjà-vu. C’étaient les photos que Michel lui avait décrites. Il allait refermer la boîte quand il le reconnut. Le petit lac immobile des Laurentides. Les arbres morts au milieu. L’éclairage très particulier, des grands traits de lumière blanche à travers les nuages gris foncé, faisait ressortir la beauté poétique du lieu. Et sa magie singulière. Il ne put résister, et glissa le cliché dans sa poche avant de refermer la penderie.
Il resta un long moment immobile devant la penderie de la grande chambre. Puis il tira la porte d’un geste brusque, s’attendant à. Voir quelqu’un surgir. Faire tout dégringoler. Ouvrir sur un autre monde. Il soupira, incapable de se déprendre de cette culpabilité de faire quelque chose d’illicite. Il leva les yeux et regarda, incrédule, les vêtements. Il n’y avait que des vêtements. Jupes, pantalons, pulls, chemises, robes. De toutes les couleurs. Seuls deux cintres étaient vides. Perplexe, il referma le placard sans rien toucher et alla dans la salle de bains. Dans la commode sous le lavabo, du linge de toilette. Serviettes, draps de bains. Des savonnettes, du dentifrice et des brosses à dents emballées dans le dernier tiroir. L’armoire à pharmacie contenait quelques médicaments et des produits de beauté entamés. Lait de toilette, démaquillant, tube de fond de teint, parfum, déodorant. Une brosse à cheveux et un peigne étaient posés sur la tablette, à côté d’une brosse à dents et d’un tube de dentifrice à moitié vide. Au bord de la baignoire, des sels de bain et un flacon de shampoing. Il retourna dans la chambre et s’assura que seuls deux cintres étaient vides. Marie n’avait à peu près rien emporté quand elle était partie pour Paris. Il examina la cuisine. Le réfrigérateur était plein. Des légumes pourris dans le casier du bas. Les placards au-dessus de l’évier, outre la vaisselle, contenaient toutes sortes de provisions. Huile, épices, boîtes de conserve, riz, pâtes, sucre. Il trouva sous l’évier des sacs en plastique, et entreprit de vider le réfrigérateur. Puis il quitta l’appartement, sa poubelle à la main qu’il abandonna sur le trottoir un peu plus loin, près d’autres sacs.
Antoine se retrouva au milieu des bois dans le Mont Royal sans savoir comment il y était arrivé. Il quitta l’allée qu’il longeait où de nombreux promeneurs profitaient de la fraîcheur du soir, et s’enfonça au creux des arbres. Arrivé au haut de la colline, il s’assit dans l’herbe et contempla la ville à ses pieds. Il aperçut un cargo au loin sur le Saint Laurent, qui passait sous le pont Jacques Cartier. Une question le taraudait depuis qu’il avait quitté la rue Fabre. Marie était partie précipitamment, c’était une évidence. Mais avait-elle répondu à une urgence, ou avait-elle fui ? Dans un cas comme dans l’autre, quelque chose de très fort avait motivé son départ. Il savait confusément que ni Eve ni Suzanne n’avaient la réponse. Elles comptaient sur lui pour l’obtenir. Et il la trouverait, peut-être, dans l’appartement.
Le ciel se couvrit brusquement. Une rafale de vent fit frémir les branches au-dessus de lui. Il se leva, et dévala la colline en courant pour rentrer chez lui avant l’orage. Les premières gouttes, lourdes, larges, l’avaient rattrapé au milieu du parc Jeanne Mance. Quand il arriva rue de l’Esplanade, il était trempé. La pluie s’abattait, droite, épaisse. Triomphante. Il n’y avait plus un souffle de vent. Juste un ciel plombé, bas, qui déversait cette eau intense sur la ville. Antoine jeta sa veste mouillée et enleva ses chaussures en entrant chez lui. Puis il alla s’essuyer les cheveux dans la salle de bains, où il retira le reste de ses vêtements. En pénétrant dans sa chambre pour s’habiller, il remarqua la lampe rouge de son répondeur qui clignotait. Il enfila un pantalon et un T-shirt, puis appuya sur la touche. La voix de sa mère, lointaine, hésitante, troublée, le fit sursauter.
“Appelle-moi dès que tu peux… A n’importe quelle heure… Ton père est à l’hôpital. S’il te plaît, appelle vite.”
Trois minutes plus tard, il raccrochait. Un pace maker. Son père devait être opéré le surlendemain. Il fixait le téléphone, parfaitement immobile. Mais c’est son père qu’il voyait. Son rire qu’il entendait. Là, seul au milieu de son appartement de Montréal, seul au milieu du fracas de l’orage, il prit conscience que ses parents n’étaient pas immortels. Depuis ses années étudiantes, il ne les voyait plus que trois ou quatre fois par an. Noël. Anniversaires. Un week end de temps en temps. Il n’avait plus de vrais rapports avec eux. Mais il les aimait. Il les aimait profondément. Quand le leur avait-il dit ? Il pensait avoir tout le temps pour ça. Et il venait de comprendre que le temps risquait de lui manquer. Soudain, il se précipita sur son placard, saisit un sac à dos, lança une tenue de rechange dedans, prit son passeport et sauta dans un taxi pour l’aéroport.
Antoine resta trois semaines en France. Il était arrivé à l’hôpital de Lyon quand son père se réveillait. Il ne parut pas surpris de le voir là, près de lui. Il esquissa un sourire et lui serra très fort la main. Puis il se rendormit. Ils ne parlèrent vraiment que deux jours plus tard. Pendant une semaine de discussions avec sa mère, puis avec son père, ou les deux en même temps, il eut l’impression de combler des années de silence. Et de retrouver un peu de cette complicité d’enfance, quand son monde se résumait essentiellement à ses parents. Les seules personnes en qui il avait une confiance totale, absolue.
Deux jours après son arrivée, il se rendit compte qu’il n’avait plus rien à se mettre. En sortant du magasin où il venait d’acheter deux jeans, des T-shirts, deux chemises et des sous-vêtements, il stoppa net sur le trottoir. Il était parti précipitamment, laissant tout derrière lui, sans rien emporter. Comme Marie. Pas même une brosse à dents. Sa mère lui en avait fourni une le premier soir. Et il n’avait prévenu personne de son départ. La nuit suivante, il appela Michel pour lui dire qu’il ne savait pas combien de temps il serait absent.
Il y avait des années qu’il n’était pas resté aussi longtemps à Lyon. Longtemps qu’il l’avait rayée de sa géographie intérieure. Il fut soulagé de sortir de la cité pour conduire ses parents dans la maison de repos où son père devait passer un mois. C’est lui qui l’avait choisie, parmi les deux ou trois que le chirurgien avait proposées. Un petit manoir au creux des arbres, à une cinquantaine de kilomètres de la ville. Perchée sur les contreforts des monts du Beaujolais, la bâtisse semblait veiller sur les vignes alentour. Une fois assuré que ses parents étaient bien installés, il remonta dans la voiture de location et prit la route. A la fois plein d’excitation et d’appréhension du rendez-vous qui l’attendait.
“Et je n’ai pas réfléchi une seconde. Je me suis précipité à l’aéroport. J’ai attrapé le dernier vol pour Paris, puis le TGV jusqu’à Lyon. J’ai tout laissé en l’état chez moi. Mes affaires trempées par terre dans la salle de bains. J’ai tout laissé. Et Marie, chez elle….”
Antoine se tut, les yeux perdus dans le feuillage des vieux chênes au bout du terrain. La végétation avait tout envahi autour de la maison, l’enfouissant dans un cocon de verdure flamboyante. Ça sentait la lavande, mêlée à une odeur verte et piquante qu’il n’arrivait pas à identifier. La dernière fois qu’il était venu, c’était au milieu de l’automne. Il commençait à faire froid, tout semblait figé. Et presque désolé. La luxuriance actuelle l’avait surpris. Mais comme la première fois, Mamadou, le grand chien noir, était venu l’accueillir, Pierre juste derrière lui. Jacques Vilbert avait suivi. Bronzé. Musclé. Un large sourire. En les voyant devant lui, Antoine avait eu l’impression fugace de retrouver une famille. Mais il était resté muet en découvrant Annick Savigny, sortant de la maison pour venir le saluer. Elle également bronzée. Détendue, en pantalon blanc, grande chemise bleue aux manches retroussées, et sandales aux pieds. Apparemment, elle était là depuis plusieurs jours. Et en la voyant évoluer dans la maison, Antoine comprit que ce n’était pas son premier séjour. Alors ils lui dirent. Ils s’étaient retrouvés grâce à lui. Ou grâce à Marie. Depuis son départ, il leur avait épisodiquement envoyé des e-mails, les mêmes à eux deux, en envoi groupé. Annick et Jacques avaient donc commencé à communiquer directement entre eux. Pour évoquer Marie. Pour parler des recherches d’Antoine. Puis les messages étaient devenus plus personnels. Jacques hésitait à accepter l’offre d’un éditeur qui avait remonté sa trace jusqu’à sa tanière au-dessus de la Durance. Il lui demandait d’écrire ses mémoires. Annick l’encouragea à le faire. De se servir de son épopée pour décrire les dérives d’une génération. Elle finit de le convaincre au cours de sa première visite dans la Drôme. Quand elle le vit s’occuper de Pierre. Il devait le faire pour lui, pour son fils. Evacuer le reste d’amertume qu’elle sentait au fond de lui. Se débarrasser d’un coup de ce passé encombrant. Et commencer enfin la vie qu’il avait choisie, et non pas celle qu’on lui avait imposée pendant tant d’années.
“Et vous ?”
Antoine regardait Annick. Son bronzage faisait ressortir les mèches blanches dans ses cheveux. Paradoxalement, ça la rajeunissait. Ou elle semblait plus reposée, moins stressée que lors de leurs précédentes rencontres. Apaisée.
“Moi ?!”
Un sourire malicieux, ce même sourire de jeune fille qu’il lui avait déjà vu une fois, illumina son visage.
“Je viens de refuser un secrétariat d’état après le dernier remaniement ministériel. Vous vous souvenez, notre première rencontre ? Ou notre première, et seule, dispute. Ce fameux quart d’heure de célébrité. Pour moi, ça a été plutôt une demi-heure… On m’a donc tout naturellement proposé de rentrer au gouvernement. Pour m’occuper de l’artisanat et du commerce. Normal, je suis spécialiste du monde arabe !… Je termine tranquillement mon mandat électoral et j’arrête la politique.”
“Mais pourquoi ? Vous êtes totalement installée, vous avez le pouvoir de faire changer les choses de l’intérieur.”
Annick éclata de rire, puis le regarda, redevenue sérieuse.
“Vous savez ce que c’est, la politique à ce niveau ? Des compromissions. Encore des compromissions. Uniquement des compromissions. Et pour sa carrière personnelle, surtout pas pour changer les choses, comme vous dites. Il ne faut surtout rien changer, de peur que tout s’écroule. En vérité, que les carrières des uns ou des autres s’écroulent. L’utopie est morte, et bien morte. C’est grâce à vous que j’en ai pris conscience. Vous et Marie. Avant de vous rencontrer, j’avais encore la naïveté de penser que j’étais utile. En fait, je ne faisais que servir les intérêts du parti. Rien d’autre.”
Un silence, uniquement troublé par le bruit des insectes. Des crépitements, quelques stridulations aiguës. Jacques regardait Antoine, un sourire au fond des yeux.
“Qu’est-ce que vous allez faire, après ?”
“Mais changer le monde, bien évidemment !”
Annick se redressa sur son siège.
“Je suis spécialiste du monde arabe, certes, mais avant ça j’ai fait mon droit. Je suis toujours inscrite au barreau. Alors, c’est ça que je vais faire. Utiliser mes connaissances pour venir en aide à ceux qui en ont le plus besoin. Les sans-papiers. Les réfugiés de tous ordres. Politiques. Economiques. Sociaux. Médicaux. Que sais-je encore. En sauver un….”
Elle s’arrêta, laissant sa phrase en suspens. Antoine leva les yeux vers elle.
“… c’est sauver l’humanité tout entière ?!”
“Moquez-vous, jeune homme, moquez-vous. Mais c’est tout ce qu’il me reste de Malraux.”
Antoine l’interrompit.
“Une vie ne vaut rien. Mais rien ne vaut une vie. C’est ça, non ?”
“C’est ça, ou à peu près. L’idée est là, de toute façon.”
Elle se leva brusquement, s’approcha d’Antoine et posa sa main sur son épaule.
“Je ne vous remercierai jamais assez. Sans vous, j’étais perdue. Je me perdais. Et là, j’ai réussi à récupérer un petit morceau du rêve de mes vingt ans. Grâce à vous.”
“A Marie. Grâce à Marie Vincent.”
Alors il leur raconta. Il raconta Montréal. Ce qu’ils savaient déjà. Ce qu’ils devinaient peut-être. Ce qu’ils ignoraient. L’appartement de Marie. La fuite évidente. Et ses questions. Son inquiétude. Son sentiment permanent de transgression. Sa peur de trouver quelque chose qu’il ne voulait pas voir. Il parla sans les regarder, les yeux perdus dans le feuillage des vieux chênes. Malgré lui, il cherchait le feuillage aérien des érables. Les parfums du jardin de Suzanne. Les senteurs du Québec.
Il était presque dix heures du soir. Une petite brise fraîche et légère s’éleva au moment où la nuit tombait. Antoine frissonna. La fatigue. L’émotion. Le soleil emmagasiné toute l’après-midi qui s’évaporait soudain. Il enfila sa veste, la même qu’il avait ramassée, humide, dans son entrée avant de partir de chez lui. Il se laissa aller dans son fauteuil, la tête dans le ciel d’encre, attendant l’arrivée des premières étoiles. Les mains dans les poches.
“Pourquoi ne pas abandonner ? Pourquoi ne revenez-vous pas ici ?”
La voix de Jacques Vilbert, encore plus grave, encore plus ronde et chaude dans l’obscurité. Antoine crispa les poings dans ses poches, et sentit quelque chose. Il sortit lentement, très lentement la photo. Troublé au-delà de ce qu’il pensait pouvoir ressentir.
“A cause du petit lac immobile. Je ne peux pas abandonner à cause du petit lac. Je veux découvrir ce qu’il cache sous cette surface acier.”
Il leur montra la photo, et leur dit la magie étrange de ce lieu retranché des Laurentides. Découvert par Marie, et qu’elle avait offert à Eve.
“Je comprends.”
Les seuls mots de Jacques Vilbert. Un ton doux et sérieux à la fois. Ils restèrent tous les trois silencieux, et ne rentrèrent que lorsque toutes les étoiles apparurent. En regagnant la chambre d’ami qu’il avait occupée pendant sa première visite, Antoine vit Jacques et Annick disparaître dans la même chambre. Il en fut heureux, sans savoir vraiment pourquoi.
Il resta trois jours avec eux. Le matin, tout le monde était debout dès le lever du soleil. Pour mieux profiter de la lumière si pure. Translucide. Ils partaient pour une longue balade dans la garrigue, Pierre et le labrador tournant et sautant autour d’eux. Au creux de la journée, ils s’isolaient à l’ombre. Pour une sieste. Une lecture. Une méditation paresseuse. Le soir les réunissait autour de la table extérieure, avec un dîner léger arrosé de vin frais. Peu à peu, Antoine retrouvait le calme intérieur qu’il avait perdu depuis que Suzanne et Eve lui avaient donné les clefs de chez Marie. Jusqu’au dernier soir, ils n’évoquèrent que des sujets impersonnels. Conversations de salon. Littérature, peinture, cinéma. Les différences et similitudes de vie entre la France et le Québec. Ni Jacques ni Annick n’y étaient jamais allés. Antoine raconta les deux villes. Montréal l’hiver. La neige. Montréal l’été. La végétation. Et le ciel si étonnant. Les couchers de soleil surprenants. Toujours émouvants. Et de rares fois, des aurores boréales. Il en avait vue une seule, peu après son arrivée. Tout d’abord, il n’avait pas cru aux longues traînées vertes au milieu des nuages. Puis il était resté là, émerveillé comme un enfant. Devant son air ébahi, Michel lui avait suggéré en riant de faire un vœu.
Le dernier soir, Antoine se tourna brusquement vers Annick.
“Vous avez vraiment refusé ? Vous n’allez pas au moins essayer ?”
“Non seulement je vais essayer, mais je vais réussir. Par contre, certainement pas au travers d’une structure politique. Quelle qu’elle soit. L’état de droit n’est plus qu’un trompe-l’œil. Un leurre. Sauf pour ceux qui savent l’utiliser à leur profit. On en revient aux deux cents familles. Et je ne vais pas non plus me lancer dans l’humanitaire, avec tout ce que ça comporte de sentiment de supériorité. C’est trop judéo-chrétien pour moi. Non, je vais faire très exactement ce que je vous ai dit. Me servir de mes connaissances en droit pour aider ceux que je pourrai. En tordant les lois. En les contournant. En les retournant. Vingt ans de politique, ça m’aura au moins appris ça.”
“Vous ne pouvez pas balayer la démocratie d’un revers de main, comme ça !”
Annick poussa un soupir et regarda Jacques. Il hocha imperceptiblement la tête et s’adressa à Antoine de cette même voix basse et chaude.
“Rien ne vous a frappé depuis une quinzaine d’années ? Plus précisément depuis fin 89 ? Depuis la chute du mur de Berlin ? Il semblerait que tout ce soit précipité. La fin des idéologies a été accompagnée par la globalisation du monde. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la vitesse de l’information et des échanges entre les hommes, où qu’ils soient, permet de savoir à l’exacte seconde ce qu’il se passe à l’autre bout de la planète. Et qui en profite ? Toujours les deux cents familles, pour reprendre ce que disait Annick. Il ne reste pour l’instant qu’un capitalisme agressif, auquel ne peut répondre qu’un obscurantisme né de la frustration et de l’abêtissement dû à des dogmes religieux mal assimilés. Plus inquiétant, les Etats Unis, champions incontestés de ce matérialisme triomphant, sont en train eux aussi de se laisser étouffer par l’Eglise. Et quand une société n’obéit plus qu’à la religion, et se ferme à la science, elle se bloque. Regardez ce qui est arrivé dans le monde arabe. Pendant des siècles, ils ont apporté à l’Occident la médecine, l’algèbre, la géométrie, l’architecture etc. Quand l’Islam s’est répandu et a pris le dessus, il n’y a plus eu d’évolution. On va vers un chaos total.”
Antoine but une gorgée de vin, laissant le silence parfumé de la nuit envelopper les paroles de Jacques. Il reposa son verre.
“Mais n’est-on pas tout simplement à la fin d’un cycle de l’Histoire ? Toutes les cultures dominatrices, les Egyptiens, les Grecs, les Romains, les Ottomans, ont disparu à un moment pour laisser la place à d’autres, non ?”
“J’espère que vous dites vrai. Mais jamais, encore une fois, la Terre n’avait été à ce point Une. Que savait-on, du temps des Grecs, de ce qu’il se passait en Chine ? Et jamais une seule puissance, appelons ça l’Occident, n’a dominé le reste du monde comme maintenant. On parle bien sûr de l’éveil de la Chine, dans une moindre mesure de celui de l’Inde. Mais remplacer une puissance dominante par une autre n’est certainement pas la solution pour le devenir de l’humanité.”
“Que faut-il faire, alors ?!”
“Si j’avais la solution… Faire comme ce qu’envisage Annick, un travail de fourmi, mais un vrai travail. Plus profondément, je ne vois que l’art comme solution. L’art seul peut toucher un individu, et faire changer sa vision du monde. Je n’ai jamais cru aux prophètes. Je n’attends pas l’homme providentiel. Ou je ne l’attends plus, il n’est plus envisageable maintenant. Jésus a été récupéré de la façon qu’on sait, Ghandi est mort sans résoudre totalement le problème de l’Inde et du Pakistan, etc, etc. Je pense que seul ce qu’il y a de plus éminemment humain chez l’un peut émouvoir l’autre. Et l’art, c’est ça. C’est ça qui peut changer le monde.”
“Encore faudrait-il que tout le monde y ait accès !”
Ils restèrent sans plus parler pendant très longtemps. Puis Antoine a murmuré, comme pour lui-même.
“Je me demande ce que Marie a fait pendant 25 ans. Est-ce qu’elle est restée bras croisés à regarder arriver le désastre annoncé ?”
Quand il atterrit à Dorval, une semaine plus tard, Antoine eut la sensation fugitive de rentrez chez lui. Il avait rejoint Montréal après une dernière visite à ses parents, et en évitant Paris. Il n’avait rien à y faire, et pour l’immédiat aucune envie d’aller y respirer un air qui, tous les étés, sentait le métal rougi. Il ne resta que quelques minutes chez lui, le temps d’ouvrir toutes les fenêtres et de défaire son sac. Puis il se jeta avec délice dans les rues, suivant malgré lui les gens qui se dirigeaient vers la place des Arts. Avant même de l’atteindre, il comprit en entendant un riff de guitare. Le festival de jazz avait commencé. Partout, des orchestres, et une foule bigarrée, joyeuse et familiale qui grossissait d’heure en heure. Comme si toute la ville avait soudain besoin de sortir des maisons, après l’enfermement obligé des longs mois d’hiver. Il resta là jusqu’à plus de minuit, jusqu’à l’extinction de la dernière note de musique. Il remonta sur le Plateau en laissant la fraîcheur de la nuit l’envahir, et s’endormit d’un coup aussitôt allongé.
Le malaise le reprit dès son réveil. Il entendait résonner quelque part en lui la voix chaude, mais tellement triste, de Jacques Vilbert lui brossant à grands traits l’état du monde. Son désespoir, il le percevait seulement maintenant. Là, en regardant deux écureuils se pourchasser de branche en branche dans l’arbre devant sa fenêtre. Il revit Pierre et Mamadou, le labrador noir, courant dans la garrigue. Jacques s’inquiétait pour son fils. Et prenait sa part de responsabilité dans le chaos actuel. Pourtant, en parlant de l’art comme il l’avait fait, comme une boutade, ou une provocation, il semblait encore espérer trouver une issue. Une lumière pour échapper à l’orage qui s’abattait sur la planète. Et Marie ? La question ne cessait d’obséder Antoine.
Il commença par les photos. Il prit les quatre cartons pleins à ras bord de clichés. Tous en noir et blanc. Tous sans visage. Paysages de neige d’une blancheur artificielle, accentuée par le tirage surexposé. Un désert blanc, à la limite du fantastique. Fleurs arrachées éparpillées sur l’asphalte. Fruits tombés d’une arbre, pourrissant au sol. Feuilles d’automne volant vers un ailleurs glacial. Route rectiligne comme une cicatrice au milieu des champs labourés. Poupée cassée abandonnée dans un parc. Roue de vélo accrochée à une grille. Antoine passa trois heures à regarder les photos. D’une beauté terrible. Comme un cri muet. Un sanglot étouffé. En les remettant dans les boîtes, il réalisa qu’elles couvraient cinq saisons. Deux printemps. Un été. Un automne. Un hiver. Elles s’arrêtaient brusquement à la fin d’un printemps. Peut-être quand Marie avait retrouvé Eve, à l’enterrement de ses parents. Certainement quand elle lui avait parlé pour la première fois. Adressé le premier sourire. En refermant le dernier carton, Antoine se souvint des paroles de Michel. Ce que Marie lui avait répondu quand il demandait où étaient les gens. Il n’y a qu’une seule personne que je veux photographier. C’était sa réponse. Mais dans aucune des boîtes il n’avait trouvé de photo d’Eve. Elle n’avait plus eu besoin de se cacher derrière son objectif une fois sa fille près d’elle. Et certainement le désir retrouvé de regarder le monde dans son entier. Non plus réduit à la taille d’une focale. Un monde en couleurs.
Il remit les boîtes à leur place au bas de la penderie de la petite chambre. Elles ne lui avaient appris que ce qu’il devinait déjà, la détresse de Marie. Sa solitude. Son besoin viscéral de retrouver Eve. Son regard remonta le long des étagères, sur les dossiers aux étiquettes étranges. Il savait où il devait chercher. Dans ces dossiers aux étiquettes nues, de différentes couleurs. Et dans l’ordinateur. Mais ce jour-là, il referma délicatement la porte du placard, et passa une heure de plus dans l’appartement, à examiner les milliers de livres et les disques. Un mot lui vint. Eclectisme. Pour la musique, il s’en doutait d’après ce qu’Eve lui avait raconté de la mélodie du jour. La discothèque allait de l’opéra au hard rock. Du classique, de la variété, du jazz, de la pop music, des chants ethniques, du hip hop. Il y avait toutes les musiques du monde, dans toutes les langues, pour tous les goûts, toutes les humeurs, tous les moments. On n’aurait su déterminer l’âge de la personne qui écoutait ces CDs. Ni s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Cette discothèque semblait contenir les musiques de gens différents, adultes et jeunes. Pour les livres, le choix semblait plus subtil. Des romans, des essais, des traités. Philosophie, ethnologie, sociologie, politique. Des ouvrages d’anticipation et des romans policiers. Et puis des atlas, et plusieurs rayonnages de dictionnaires. Ce qui le frappa plus que la diversité des genres, ce fut la diversité des langues. Français, anglais, espagnol, allemand, italien. Il trouva même quelques ouvrages en russe, et trois ou quatre dans une écriture qu’il eut du mal à identifier, jusqu’à ce qu’il repère un dictionnaire franco-coréen.
Arrivé dans la cuisine, où toute la littérature policière était rassemblée, Antoine se servit un grand verre d’eau. Il alla s’installer sur la terrasse, et goûta le silence saturé de chaleur du jardin de Suzanne. Au moment de partir, il s’arrêta près du téléphone. Machinalement, il prit le combiné et écouta la tonalité. Il raccrocha, et réalisa seulement alors que tout continuait à fonctionner dans l’appartement. L’électricité. Le téléphone. Rien n’avait été coupé. Quelqu’un payait les factures. Eve ? Suzanne ? Il pensa qu’il vérifierait la connexion internet. Quand il ouvrirait l’ordinateur. Quand il en aurait le courage. Il était toujours devant le téléphone. Les yeux fixés sur l’appareil. Il regardait les touches. Qu’est-ce qui le retenait là, devant cet objet noir, banal ? Soudain, il reprit le combiné, en enfonça la touche bis. Deux sonneries. Trois sonneries. A la quatrième, un répondeur se déclencha. Une voix d’homme. “Bonjour. Vous êtes bien chez Denis Laroche et Marie Vincent. Merci de laisser un message. A bientôt”. Antoine laissa tomber le téléphone, comme s’il lui brûlait la main. Le combiné rebondit sur la table, à côté de son support. Pendant ce qui lui sembla être une éternité, seule la note unique et bourdonnante de la tonalité emplit l’espace. Quand finalement il reposa l’appareil sur son socle et quitta la rue Fabre, le soir tombait.
La foule. Il avait besoin de monde. De beaucoup de monde. Il arriva place des Arts ruisselant de sueur d’avoir marché si vite. Des gens partout autour des orchestres. Déambulant. Assis par terre. Attablés aux petits cafés extérieurs dressés pour l’occasion. Des gens. Antoine saisit une place qui se libérait, commanda un soda et écouta la musique. En essayant de ne penser à rien. Ni à personne. Surtout pas à Marie Vincent. Pas maintenant. Pas tout de suite. Quand à minuit la musique s’arrêta, il descendit sur Sainte Catherine pour rejoindre la rue Saint Denis. Le bar de Michel débordait dans la rue, comme si les murs avaient cédé sous la pression des clients et en avaient rejeté une grande partie sur le trottoir pour reprendre leur place. Les portes étaient largement ouvertes, et le blues venu du fond de la salle se répandait jusqu’au milieu de la chaussée. Antoine se fraya un chemin au milieu des tables encombrées posées serrées sur la terrasse, et réussit à entrer. Il aperçut Michel qui faisait de grands gestes en parlant à une dizaine de personnes qui l’écoutaient en riant. Il semblait radieux. Quand l’orchestre finit son morceau, il mit deux doigts dans sa bouche et poussa une sifflement strident qui couvrit tous les bruits du bar. Une seconde de silence absolu, puis tout le monde se mit à applaudir et à pousser des cris jusqu’à ce que les musiciens reprennent leurs instruments. Antoine n’essaya même pas d’attirer l’attention de Michel. Il fendit la foule en sens inverse, et rentra lentement chez lui.
A chaque fois qu’il croyait faire une avancée décisive dans sa recherche, il repartait à la case départ. Il n’arrivait pas à se déprendre de cette impression désagréable. Denis Laroche et Marie Vincent. Les deux noms dansaient dans sa tête, liés par le son de la voix grave et rocailleuse. Denis Laroche et Marie Vincent. Un couple. Sur un répondeur. Il savait qu’il ne pouvait demander à personne qui était Denis Laroche. Ni Eve ni Suzanne ne l’avaient jamais mentionné. Soit elles ignoraient son existence, ce dont il doutait. Soit elles lui laissaient le soin de découvrir qui il était. Antoine ouvrit en soupirant le carnet d’adresses sur son bureau. Il en connaissait l’écriture par cœur maintenant. Il commença à la lettre L. Trois Laroche. Danièle, Jean-Pierre et Sylvie. Il essaya le D. Aucun Denis. Il allait refermer le carnet quand il vit tout en bas d’une page un petit D suivi d’un point. Entouré d’un cercle. Il nota le numéro de téléphone inscrit en face. L’indicatif n’était pas celui de Montréal, ni de la proche banlieue. Il saisit son téléphone, commença à composer le numéro, puis appuya sur la touche pour raccrocher. Quand la tonalité revint, il appela les renseignements. L’indicatif était celui des Laurentides.
Pourquoi Antoine ne fut-il pas surpris en regardant l’homme sortir du chalet pour venir à sa rencontre ? Son manque de réaction lui fit prendre conscience qu’il aurait été étonné de se retrouver face à un québécois de pure descendance européenne. Denis Laroche semblait tout droit sorti d’un western. Il accentuait ses origines amérindiennes avec ses cheveux ailes de corbeau qu’il portait longs, libres sur ses épaules. Ses yeux légèrement bridés brillaient d’un éclat noir au milieu d’un visage buriné. Les pommettes saillantes arrêtaient les quelques rides qui soulignaient le regard. L’homme, la cinquantaine entamée, le dépassait d’une tête. Ses larges épaules achevaient l’impression de puissance tranquille qu’il dégageait. C’était un Algonquin, comme Antoine l’apprit par la suite.
Il avait mis deux jours avant de réussir à joindre Denis Laroche. A chaque appel, il tombait sur le répondeur, toujours aussi troublé par l’annonce. Vous êtes bien chez Denis Laroche et Marie Vincent. Ces simples mots laissaient entendre une intimité, un passé commun. Long, complice. Une vie de couple qui l’intimidait. Jamais il ne laissa de message. Il attendit qu’on décroche. Et pendant ces deux jours, Antoine ne retourna pas une seule fois dans l’appartement de la rue Fabre. Il fréquenta assidûment le festival de jazz, et écrivit deux articles pour son journal parisien. Enfin, Denis Laroche répondit.
L’homme l’attendait devant la porte du chalet. Bras croisés. Visage impassible. Ni accueillant, ni hostile. Simplement impassible.
“Si je n’étais pas certain que tu m’avais trouvé grâce à Eve ou à Suzanne, tu ne serais pas là aujourd’hui.”
C’est ce que Denis Laroche lui dit en guise de bonjour. En adoptant le tutoiement immédiat des québécois francophones. Si la phrase était rude, le ton l’était moins.
“Désolé pour le retard, je me suis trompé de route.”
Antoine lui tendit la main. Après une seconde d’hésitation, l’homme la saisit.
Comme quelques semaines auparavant, il s’était retrouvé ce jour-là sur l’A 15 Nord, en direction des Laurentides. S’il avait quitté Montréal sans encombres, c’était après Saint Sauveur qu’il avait eu des problèmes. Il avait raté la sortie suivante, et n’avait pu laisser l’autoroute qu’à hauteur de Saint Adèle. Là, il avait consulté sa carte, et pris une route étroite en direction du sud-ouest. Partout la forêt. Des érables, des sapins, quelques bouleaux. Et des lacs. Sur certains, plus étendus, un ponton avec des bateaux, quelquefois un hydravion. Il s’était enfoncé sur le chemin de terre signalé par une simple flèche en bois noire. En s’arrêtant devant le chalet, il avait calculé qu’il devait se trouver à seulement quelques kilomètres au nord, à travers les bois, du petit lac immobile.
Pour la sixième ou la septième fois, Antoine fit le récit de son enquête. Mais là, ses mots devenaient hésitants. Son discours entrecoupé de silences. Comme s’il était sur la défensive, s’il cherchait en permanence à se justifier. L’homme l’impressionnait. Non par sa stature, ni cet air impénétrable qu’il affichait depuis le premier instant. Mais pendant qu’il parlait, il entendait toujours la même phrase. Vous êtes bien chez Denis Laroche et Marie Vincent. Quand enfin il termina, il était épuisé. Un silence suivit. Lourd, presque palpable. Et il dura une éternité. Ils étaient assis tous les deux à l’ombre de la véranda devant le chalet. Denis Laroche les pieds posés sur la balustrade de bois. Le regard fixé devant lui, il resta muet pendant plus de cinq minutes. Pas une seule fois il n’avait tourné les yeux vers Antoine, qui sentait un malaise sourd s’emparer de lui. Il réussit à maîtriser un tressaillement quand il entendit enfin la voix grave du répondeur qui s’élevait tout près de lui.
“Ça fait vingt deux ans que je connais Marie. Le jour où je l’ai rencontrée, si ça n’avait pas été une femme, je l’aurais démolie. C’était dans la forêt, un peu plus loin au sud, je suivais les traces d’un wapiti depuis plusieurs jours. Ils sont rares par ici. Apparemment il s’agissait d’un animal isolé, et je voulais le trouver. Savoir ce qu’il faisait par ici. S’il était blessé, ou juste perdu. C’est en arrivant près du petit lac aux arbres morts que j’ai vu Marie. Avec son appareil de photos. J’étais fou de rage. Que cette femme blanche vienne jusqu’ici voler nos paysages pour les revendre à des magazines qui donneraient envie à des touristes imbéciles de venir tout saccager, je ne pouvais pas le supporter. On s’est engueulé. Violemment. Et puis elle m’a demandé si j’étais Algonquin. J’ai été surpris qu’elle connaisse le nom de mon peuple. J’ai cru qu’elle faisait partie de ces occidentaux qui trouvent tellement intéressant de se pencher sur l’histoire des amérindiens. Comme si le fait que leurs ancêtres les aient massacrés ne leur suffisait pas. Ils cherchent maintenant à pénétrer notre soi disant sagesse pour mieux se l’approprier. Ils ont fait le tour de leurs mythes judéo-chrétiens. Ils n’en veulent plus, alors ils essaient autre chose. Aujourd’hui, c’est le mythe du bon sauvage. Demain, ce sera le mythe du bon martien, pourquoi pas ? L’homme blanc ne cessera de m’étonner…Mais elle, elle n’était pas comme ça. Pas du tout. Et elle m’a aidée.”
Denis Laroche ôta les pieds de la balustrade, se leva et entra dans le chalet. Il en ressortit presque immédiatement, une bourse en cuir usagée à la main. Il se rassit et sortit une pipe et du tabac de la bourse. Il ne recommença à parler qu’après avoir tiré les deux premières bouffées.
“A l’époque, j’étais plombier. Je suis toujours plombier. C’est un bon métier, ça me permet de gagner assez bien ma vie et de choisir mes horaires. J’ai tout le temps que je veux pour faire ce qui m’intéresse vraiment. Ecrire une histoire exhaustive des Algonquins, au travers de l’histoire particulière de chaque membre de mon peuple, et de leurs ancêtres. C’est le travail de toute une vie. De toute ma vie. Marie m’a apporté, dans un premier temps, une méthodologie. J’en manquais totalement. Elle m’a fait lire tout un tas de livres, et petit à petit j’ai compris comment je devais procéder. Pour le reste, elle n’est jamais intervenue dans mes recherches proprement dites. Elle estimait que ça n’appartenait qu’à moi. Elle n’a jamais voulu empiéter sur mon territoire ni moi sur le sien. Très peu de temps après notre rencontre près du petit lac, elle est venue vivre avec moi. En fait, pas vraiment. Elle est toujours venue quand elle en avait envie. Ou besoin. On vivait ensemble sans être ensemble. Je crois que ça a marché entre nous parce que je n’ai jamais rien exigé d’elle. J’ai toujours respecté sa liberté, comme elle a respecté la mienne. Je ne lui ai pas posé de questions, elle m’a dit ce qu’elle voulait bien me dire. Pareil pour moi. J’ai connu Eve cinq ans après qu’elle l’ait retrouvée. Suzanne un peu avant. Tout est toujours venu quand c’était le moment. Et c’était bien comme ça. Ça a toujours été bien avec Marie. Mais le nœud qu’elle avait au fond d’elle, tout au fond d’elle, je n’ai jamais réussi à le défaire. Ça, je ne me le pardonnerai jamais. Et je ne sais pas pourquoi elle a disparu. Pourquoi elle est partie.”
Il jeta sa pipe par terre, se leva brusquement, et se tourna pour la première fois vers Antoine.
“Ne viens jamais ici. Plus jamais. Si tu découvres quelque chose. Si tu découvres pourquoi Marie est partie. Pourquoi elle est morte si loin d’ici. Dis-le à Eve, et à Suzanne. Ça suffira.”
Il rentra dans le chalet, laissant Antoine assis seul sur la véranda.
Il ne put se résoudre à retourner directement à Montréal. Il tourna un moment, finit par trouver le chemin après Morin Heights, et s’engagea dans la forêt. La végétation semblait avoir tout envahi depuis la première fois qu’il était passé par là. Après un dernier virage, il s’arrêta et descendit de voiture. Toujours aussi surpris et ému devant le petit lac immobile aux arbres morts. Tout autour, des fleurs sauvages, qu’il aurait été bien incapable d’identifier. Des fleurs de toutes les couleurs, comme une couronne multicolore qui encerclait le gris fer de l’eau. Antoine fit lentement le tour du lac à pied, réfléchissant à sa rencontre avec Denis Laroche. Vingt deux ans. Marie Vincent avait vécu vingt deux ans avec cet homme. Une vie de couple en dehors de la norme. Mais une vraie vie de couple. Il ne l’avait pas invité à entrer dans son chalet. Leur chalet. Et lui n’avait même pas songé à le demander. Il devait certainement y avoir une multitude de traces de la présence de Marie. Mais elles appartenaient à sa vie privée, et ça ne le concernait pas. Il aurait aimé passer plus de temps avec Denis Laroche. Le connaître. La brusquerie de cet homme, passés les premiers instants, ne l’avait pas étonné. Il était un intrus dans une histoire qui ne le regardait pas. Un amour qui avait toujours été soigneusement protégé. A l’abri du monde, caché dans ce chalet au fond des bois. La douleur de Denis Laroche était évidente, malgré ses efforts pour la dissimuler derrière un retranchement farouche. Tout ce qu’Antoine pouvait faire pour lui, c’était de découvrir la vérité sur la disparition de Marie. Et peut-être lui apporter de cette façon un semblant de paix.
Il s’assit sur une souche d’arbre, et resta là près de deux heures, le regard perdu sur la surface de l’eau, attendant qu’elle s’embrase sous le soleil couchant. Il ne remonta dans la voiture qu’à la nuit tombée.
La chaleur s’était abattue sur la ville. Soudaine. Violente. L’humidité qui l’accompagnait, venue du Saint Laurent, transformait Montréal en une étuve suffocante. Peu habitué à de telles extrémités climatiques, Antoine ruisselait en permanence. Il vivait vitres fermées dans la journée, pour essayer de retenir le peu de fraîcheur de la nuit. Il plaça un gros ventilateur bruyant près de son bureau, et s’acharna, pendant deux jours, à faire le point sur ce qu’il savait de Marie Vincent après avoir retranscrit les brèves confidences de Denis Laroche. Il ne lui restait plus que deux options évidentes. Il abandonnait, ou il fouillait de fond en comble l’appartement de la rue Fabre. La tentation de Paris était très forte. Laisser Marie en paix. Quitter cette canicule. Rentrer chez lui. Chez lui. Où était-ce, chez lui ? Il n’en avait pas la moindre idée. Ce n’était plus Lyon depuis longtemps. Ce n’était pas non plus Paris. Il réalisa à cet instant qu’il avait toujours vécu en touriste à Paris. Comme un éternel étudiant en visite. Jamais il ne s’y était créé le moindre repère. Ni géographique, ni familial, professionnel ou simplement amical. Un exil confortable, c’est ce que cette ville était pour lui. Quant à Montréal, malgré cet été hostile, il continuait à y sentir cette même douceur qui l’avait si fortement étonné à son arrivée, l’automne précédent. Pourtant, était-ce vraiment chez lui ? Il en doutait. Il en doutait de plus en plus. Mais son malaise n’était pas dû à la chaleur, il le savait pertinemment. Tout comme il savait qu’il n’allait pas abandonner. Il n’était plus seul à chercher. A essayer de comprendre. Il y avait Eve, Suzanne, et maintenant Denis Laroche. Il ne pourrait plus échapper à la rue Fabre.
Il partit tôt le matin, dans une vaine tentative d’éviter les grosses chaleurs du milieu du jour. L’humidité, déjà fortement présente, rendait l’air épais et poisseux. Arrivé à la hauteur de la rue Saint Denis, Antoine était déjà en sueur, comme s’il avait couru plusieurs kilomètres sous un soleil de plomb. Il entra dans la grande librairie française, qu’il savait être climatisée. Il y passa presqu’une heure, retrouvant immédiatement le plaisir familier de fouiller dans les rayons. Il allait repartir, son exploration achevée, quand il découvrit, tout au fond d’une étagère du premier étage, un de ses romans. Le deuxième, publié huit ans auparavant. Il l’ouvrit avec délicatesse, comme s’il s’agissait d’un souvenir d’enfance oublié. Il était ému de savoir ce livre, avec son nom sur la couverture, là, à Montréal. Comme un signe. La ville l’acceptait. La ville l’accueillait. Il remit l’ouvrage en place en repensant à ses doutes des derniers jours. Sur le chemin de la rue Fabre, en marchant dans la fournaise, il ne savait cependant toujours pas où c’était, chez lui. Mais peut-être était-ce sans importance.
Dès qu’il entra dans l’appartement de Marie, il se mit à quête d’un climatiseur. Déçu, mais pas étonné de ne pas en trouver. Il l’imaginait mal sacrifiant à la pollution générée par l’Amérique du Nord pour son confort personnel. Il brancha les ventilateurs accrochés au plafond, dont les grandes pales se mirent à tourner en ronronnant. Il resta un moment planté au milieu du salon, sous le ventilateur central qui brassait l’air lentement. Peu à peu, un semblant de fraîcheur s’abattit sur lui. Il ne transpirait plus. Mais il resta là, hésitant entre les boîtes de la penderie dans la petite chambre, ou l’ordinateur. Son regard tomba sur la pile de CDs. Quelle musique aurait-elle choisi pour cette journée ? Il s’approcha des disques, prit le premier. Purcell, Didon et Enée, chanté par Jessye Norman. Il se souvint de la douleur tellement humaine dans la voix de la cantatrice quand Enée abandonne Didon. Pourquoi pas ce splendide déchirement maintenant. Le lieu et le moment lui semblèrent propices. Il prit le CD et allait l’introduire dans l’appareil quand il s’aperçut qu’il y avait déjà un disque sur la platine. Il rangea soigneusement le Purcell dans son boîtier, retardant le moment de voir ce que Marie avait écouté en dernier. Avant de disparaître. Il mit l’appareil en marche, et alla s’asseoir dans un des grands fauteuils noirs. Quand la musique s’éleva, emplissant non seulement la pièce mais tout l’appartement, il frémit. Bach, les Préludes. Son disque de chevet. Dès les premières notes, il reconnut le phrasé si particulier de Glenn Gould. Il ferma les yeux, et resta immobile jusqu’à la fin du disque. Comme à chaque fois qu’il écoutait ce CD, il se sentit totalement submergé par un sentiment de paix totale. L’impression que chaque chose était à sa juste place. Le monde bien ordonné. Et lui précisément à l’endroit où il devait être. Est-ce que Marie éprouvait ça aussi ? Alors, peut-être était-elle partie en paix. Il se sentit comme libéré du malaise sourd qui pesait au fond de lui depuis que Suzanne et Eve lui avaient remis les clefs de l’appartement. Comme si, au travers de Bach par Glenn Gould, Marie Vincent l’autorisait à fouiller chez elle.
Il commença par le plus facile. Le plus impersonnel. Les factures et les relevés de banque. Les factures étaient classées par organismes, entreprises ou personnes privées. Bell, pour le téléphone et une connexion internet à haute vitesse. Hydroquébec pour l’électricité. Suzanne Décarie, pour le loyer. Futurshop pour le matériel informatique, un abonnement à Communauto pour une location régulière de voiture, et des sociétés diverses pour des appareils ménagers. Les garanties étaient épinglées avec les reçus. Toutes les factures remontaient sur trois ans, rangées de la plus récente à la plus ancienne. En refermant les dossiers, Antoine réalisa qu’il ne s’était jamais posé la question de savoir si Marie possédait une voiture. Il reprit la chemise Communauto, et examina les dates auxquelles elle avait loué un véhicule. Presque chaque semaine, elle utilisait une voiture pendant deux, trois, voire quatre jours. Certains mois, deux ou trois semaines d’affilé. Il eut la vision fugace de Marie se garant devant le chalet des Laurentides, Denis Laroche venant l’accueillir sur la véranda. Il allait ranger le dossier quand un détail retint son attention. Certaines factures émanaient d’autres compagnies de location de voitures. Il en compta quatre différentes. Il feuilleta les bordereaux et les étudia tous avec soin, du premier jusqu’au dernier. Une fois par trimestre, de temps en temps une fois par mois, il était fait mention de la location d’un petit camion. Pendant un minimum de cinq jours, avec un kilométrage important, souvent plus de 5000 kilomètres, qui justifiait un tarif spécial. La dernière fois, c’était pour dix jours, en juin 2001. Qu’est-ce que Marie pouvait bien transporter avec un camion, sur des milliers de kilomètres ? Il ne s’agissait apparemment pas d’un camping car, elle en avait loué un une fois au cours de ces trois années, et la mention n’était pas la même que pour les camions. Antoine, pensif, rangea la boîte et ouvrit celle des comptes bancaires.
Deux chemises, une pour la Banque de Montréal, l’autre pour une compagnie d’assurances. Il débuta par celle-la. Un contrat normal d’assurance pour l’appartement. Dégât des eaux, incendie, dommages créés à un tiers etc. Aucune assurance concernant le chalet. Denis Laroche devait s’en occuper, ou si Marie participait aux frais, les papiers étaient chez eux. Chez eux, c’est ce qu’il pensa. Et l’incongruité de leur couple lui sauta aux yeux. Tout comme l’évidence de ce couple. Vous êtes bien chez Marie Vincent et Denis Laroche. Mais ici, c’était uniquement chez Marie Vincent. Antoine était chez Marie Vincent, en train de fouiller dans ses papiers. Il se secoua, rangea la chemise et ouvrit celle qui concernait la banque. Là encore, les relevés remontaient sur trois ans. Prélèvements automatiques pour Hydroquébec et Bell. Plus les retraits mensuels de la carte de crédit. Il en avait obtenu une depuis quelques mois, il savait donc que le fonctionnement n’était pas le même qu’en France. On accordait un certain montant de crédit mensuel, à rembourser à la fin de chaque mois. Il examina attentivement les dépenses opérées par Marie. Des restaurants, des disques, des livres. Enormément de livres. Beaucoup d’achats d’ouvrages étrangers par internet. Quelques frais d’habillement. Rien que de très normal. Les relevés bancaires faisaient état de revenus réguliers, d’un montant évoluant autour de 10 000 dollars par mois. Certainement les sommes provenant des placements de l’héritage que Marie avait reçu à la mort de son père. De quoi vivre plus que confortablement. Il passa aux retraits effectués directement. A peu près le même montant de liquidité tous les mois, certainement pour les dépenses courantes. Plus les taxes, une fois par an. Mais sur les six derniers mois, il nota des retraits importants qui n’apparaissaient pas sur les autres relevés. Le dernier, en octobre, était de 50 000 dollars. Nulle part il ne trouva mention du ou des destinataires de ces sommes. Il s’agissait selon toute vraisemblance de retraits en liquide, et non pas de virements bancaires. Il ne pouvait pas savoir, à l’aide des seuls relevés, où était passé cet argent. Il rangea la boîte, et referma la porte de la penderie.
Quand il sortit, la chaleur était moins épaisse, malgré l’humidité toujours élevée. Il s’arrêta au milieu de la rue Fabre, sous la voûte des arbres qui masquait entièrement le ciel. Un coup de klaxon le fit sursauter, et retourner précipitamment sur le trottoir. Il hésita quelques secondes, puis sonna chez Suzanne. Elle ne manifesta aucune surprise en le trouvant devant sa porte. Ne fit aucun commentaire sur sa longue absence. Elle l’entraîna dans le jardin, et il l’aida à arroser les plantes. L’odeur de la terre mouillée le ramena des années en arrière, les soirs d’été, dans la maison de ses grand-parents. Il attendait avec une excitation joyeuse la mise en route de l’arrosage automatique. Il courait alors, tout nu, se poster sous le jet glacé qui le faisait crier de plaisir. Il entendait encore le bip-bip aigu et régulier du tourniquet, qui le berçait comme un chant d’oiseau au moment de s’endormir. Alors il parla de ses parents à Suzanne. Son inquiétude. Sa révolte de les voir décliner. Sa profonde douleur de ne rien pouvoir faire. De n’être pas capable d’arrêter le temps. Il lui dit aussi Jacques Vilbert et Annick Savigny. Son étonnement ravi de les voir ensemble.
“Marie leur aura aussi offert ça. Ce bonheur.”
La première fois qu’il faisait allusion à Marie depuis qu’il avait sonné chez Suzanne. Il savait pourtant qu’il avait besoin de parler d’elle, mais il n’arrivait pas à formuler les questions qui se bousculaient. Suzanne ne l’aida pas, le laissant seul sur la terrasse le temps d’aller chercher à boire. La seule information qu’il réussit à lui extorquer, c’est que par testament, Marie avait laissé tous ses biens à Aurore, sa petite fille. Il ne fit aucune mention de Denis Laroche, ni de ses découvertes étranges. Locations de camions et retraits importants d’argent. Et Suzanne ne lui posa aucune question.
Il descendit lentement vers le centre ville. Le Saint Laurent semblait avoir rejeté son surplus d’eau pour la journée, et l’humidité avait disparu. Une brise légère chassait les dernières traces de canicule. Il s’arrêta sur la rue Prince Arthur, et dîna dans le jardin d’un petit restaurant. Quand il commanda du vin, il s’aperçut que c’était un des nombreux établissements de Montréal qui ne servait pas d’alcool. Il fallait apporter sa bouteille. A la table près de la sienne, six personnes parlaient et riaient. Tous jeunes, probablement des étudiants. Une des jeunes filles lui offrit un verre. Ils se mirent à parler, et Antoine termina la soirée avec eux au festival de jazz. Ces quelques heures de musique et de joie légère lui apportèrent l’oubli dont il avait besoin.
Il contempla longtemps les boîtes aux étiquettes de couleurs. Rouges. Jaunes. Bleues et vertes. Trois rouges. Deux jaunes. Une bleue et une verte. Puis il sortit les trois cartons rouges. Il les ouvrit délicatement, l’un après l’autre. Lentement, très lentement. Comme s’il s’attendait à ce qu’ils explosent, là, devant lui. Mais ils ne renfermaient que des journaux. Des magazines. Des articles découpés. Il y en avait des dizaines et des dizaines. Dans toutes les langues. De tous les pays du monde. Il poussa un profond soupir, s’assit par terre et commença à les compulser. Les plus anciens dataient d’une vingtaine d’années. Les plus récents de l’année 2000. Il feuilleta les journaux et les magazines, et s’attarda sur les articles qui étaient entourés. Puis il parcourut les articles découpés. Peu à peu, il sentit un malaise grandissant s’emparer de lui. Trois heures plus tard, il rangea brutalement le tout, referma la penderie et alla dans la salle de bains. Il laissa l’eau froide du robinet couler sur sa tête pendant de longues minutes, essayant ainsi de chasser les visions d’horreur qu’il venait d’emmagasiner. Les trois boîtes rouges contenaient toute la violence et l’effroi du monde. Marie avait soigneusement cherché, lu, entouré, découpé, classé ce qu’il y avait de pire sur la terre. Comme un monstrueux répertoire de ce que l’être humain avait de plus abject. Guerres, génocides, viols, tortures. Ça, c’étaient les titres génériques. Elle avait opéré des sous classements. Guerres tribales, guerres entre puissances armées, guerres économiques. Génocides reconnus ou latents. Viols et tortures dus aux conflits, condition de la femme dans les pays musulmans, avec plusieurs cas de lapidations. Famines à cause de guerres tribales ou d’exploitations économiques. Maladies, principalement le sida, non traitées par les pays industrialisés qui refusaient la gratuité des médicaments et des vaccins, surtout dans les pays sub-sahariens. Antoine attendit que sa nausée passe avant de quitter l’appartement. Il n’avait pas le courage de regarder les autres boîtes. Pas maintenant.
Il marcha longtemps. Indifférent à la chaleur. Indifférent à la moiteur. Il marcha. Des kilomètres. Devant ses yeux, des images atroces. Corps déchirés, écartelés, brûlés, mutilés. Villes bombardées. Pays ravagés. Il marcha, jusqu’à ce que la dernière image, le dernier visage disparaissent. Epuisé, il entra dans un café du Vieux Montréal, près du fleuve. Etonné de se retrouver là. Il resta assis une heure, buvant lentement une bière glacée. A regarder les cargos sur le Saint Laurent. Puis il remonta lentement vers le quartier chinois. Les rues débordaient de touristes. Il délaissa les grands établissements, se glissa dans un petit restaurant fréquenté essentiellement par les asiatiques de la ville, et dégusta en silence une soupe won ton qui finit de le faire transpirer. Quand il sortit, la nuit était tombée. Il évita la Place des Arts qui résonnait des derniers accords du festival de jazz, et s’enfonça vers la rue Saint Denis pour rejoindre le bar de Michel. Il avait besoin d’un visage heureux. Besoin de cette spontanéité qui cachait une vraie chaleur humaine. Il resta là jusqu’au milieu de la nuit quand Michel, épuisé, ferma la porte. Il n’avait pu lui parler plus de deux minutes pendant la soirée. Mais il avait ri, chanté et tapé des mains pour accompagner la musique avec des tas d’inconnus. Il s’était senti un homme parmi les hommes. Partageant un plaisir léger et éphémère. Mais partageant quelque chose avec ses semblables. Jamais jusqu’à ce jour il n’avait éprouvé ce besoin de foule, de contact. Antoine était un solitaire, et il se découvrait tout à coup partie du monde. Il rentra chez lui dans la douceur de la nuit, respirant avec délice les parfums lourds des jardins qui s’éveillaient à la fraîcheur. Il s’endormit apaisé.
Il se réveilla tard, en fin de matinée. Son premier geste fut de fermer les fenêtres, pour opposer une résistance fragile et illusoire à la chaleur. Quand il sortit, il partit vers l’ouest, tournant le dos à la rue Fabre. Il venait de décider de faire une pause. Arrêter pour une journée sa fouille douloureuse dans les papiers de Marie Vincent. Il traversa le parc Jeanne Mance d’un pas allègre, comme un enfant qui ferait l’école buissonnière.
Le bruit lui parvint dès qu’il atteignit l’avenue du Parc, malgré le passage des voitures. Il ne put l’identifier immédiatement. Un ensemble de sons sourds, sur un rythme régulier. Il traversa l’avenue et arriva dans le Mont Royal. Tout autour du monument de Georges-Etienne Cartier, une foule jeune et colorée. Il compta au moins cinq différents groupes de musiciens. Tous jouaient des drums. Et devant chaque groupe, des gens dansaient, indifférents à la canicule. Ils tournaient, sautaient, répondant à la sauvagerie prenante de la musique. Au pied du monument, des vendeurs de bijoux, de pipes à eau, de T-shirts, de foulards. Antoine eut la vision fugitive de San Francisco dans années soixante dix, telle qu’il l’avait perçue dans des films ou des documentaires. Il s’arrêta auprès d’un groupe de douze musiciens. Des noirs, des blancs, des asiatiques. Des hommes, des femmes, de tous les âges. Ils jouaient avec un plaisir et une communion qui débordaient dans leurs sourires et dans leur musique. Les gens se pressaient autour de lui, et sans vraiment comprendre comment, il se retrouva bientôt en train de danser au rythme des tambours. La chaleur, la musique lancinante et primaire des tams tams, les chants rauques des danseurs autour de lui l’amenèrent au bord de la transe. Il réussit à sortir du cercle et s’allongea sur l’herbe pour reprendre son souffle. Puis il grimpa sur la colline, et s’assit à l’ombre des arbres. De là, il observa la foule et les tambours, dont le son lui parvenait assourdi. L’été, une folie douce semblait s’abattre sur la ville. Il flottait au-dessus de Montréal comme un air de fête perpétuelle. De chant. De musique. Les corps se dénudaient dès les premiers rayons de soleil du printemps, et s’animaient, enfin libres, l’été installé. Les habitants vivaient dehors. Aux terrasses des cafés, sur le Mont Royal, dans les rues, sur leurs balcons, sur les escaliers des maisons. L’animation ne cessait que tard dans la nuit. Montréal devenait pour quelques semaines une ville méditerranéenne, là, au nord de l’Amérique du Nord. Cette tranquille frénésie gagnait Antoine malgré lui. Et lui apportait le répit dont il avait besoin, en éloignant l’angoisse qui l’étreignait dès qu’il arrivait rue Fabre.
Deux cartons aux étiquettes jaunes. Il ôta d’un geste brusque les deux couvercles. Et poussa un soupir en voyant la liasse d’articles et de documents à l’intérieur. Il hésita un instant, incapable de supporter à nouveau l’étalage de toutes les monstruosités du monde. Il piocha au hasard, dans une boîte puis dans l’autre. Apparemment, le jaune était réservé à l’écologie. Plus exactement, la pollution. Des chiffres, des dates, des essais tirés d’internet, des magazines et des pages de journaux ayant trait aux problèmes de l’environnement. Le réchauffement de la planète, les risques liés au nucléaire, les émissions de gaz, les déchets radioactifs et chimiques, la pollution des mers et des rivières, le déboisement sauvage, tout y était. Il semblait qu’en un siècle l’homme avait plus abîmé la Terre qu’en 10 000 ans. Antoine s’arrêta sur un article entouré de rouge, sur le haut d’une pile du deuxième carton. L’auteur tentait de démontrer que les Etats Unis, représentant 0,5 % de la population globale, consommaient à eux seuls 25 % de la totalité de l’énergie mondiale. Dans la marge, il reconnut l’écriture de Marie, petite et nerveuse. Refus de signature des accords de Kyoto. Elle avait écrit et souligné ces quelques mots. Il n’eut pas le courage de rouvrir les cartons rouges pour vérifier si elle avait fait la même chose pour les accords d’Ottawa interdisant la fabrication des mines anti-personnelles, et que les Etats Unis avaient également refusé de signer. Il continua de feuilleter les liasses de papier pendant plus d’une heure, puis rangea les cartons. Il n’en restait plus que deux. Un marqué d’une étiquette bleue. L’autre d’une verte.
La boîte bleue était remplie de dizaines de cartes. Cartes routières, et plus surprenant, cartes marines. Toutes d’Amérique du Nord. Canada et Etats Unis dans leur ensemble. Et des cartes régionales, plus détaillées. Côte Nord du Saint Laurent, Acadie, Cantons de l’Est, côte Pacifique, Vancouver, cartes des régions frontières entre le Canada et les Etats Unis, côte Est jusqu’à New York. Les cartes marines concernaient exclusivement la côte Atlantique nord des Etats Unis et du Québec. Antoine déplia deux ou trois cartes au hasard. Des routes étaient tracées au stabylo bleu. Toutes traversaient la frontière entre les deux pays d’Amérique du Nord.
Il resta interdit devant le dernier carton. Le vert. Des noms étaient listés sur des feuilles épinglées par deux, quatre, dix ou quinze, formant des sortes de dossiers. De rares fois un seul nom, le plus souvent trois ou cinq fois le même nom, avec un prénom différent. Des gens. Des familles. En étudiant les listes attentivement, il s’aperçut que les dossiers regroupaient des noms d’une même origine. Il arriva à identifier un certain nombre de pays. Bulgarie, Colombie, Bénin ou Congo, Mali, Sierra Leone, Maroc ou Tunisie qu’il enregistra comme Maghreb, Soudan, Bengladesh, Birmanie, Pérou ou Argentine, Chine. Des noms de toutes les nations, de tous les continents. Comment ces noms étaient arrivés là, dans une penderie d’un appartement de la rue Fabre à Montréal ? A quoi correspondaient-ils ? Un frisson bref le transperça. Il rangea les cartons et quitta la petite chambre. Il alla s’installer sur la terrasse. Les plantes et les fleurs éclataient de couleurs vives dans la lumière du soir. Apparemment, Suzanne venait de les arroser. Il ne l’avait pas entendue monter de son jardin.
Antoine resta plus d’une heure assis immobile sur la terrasse de Marie Vincent. Le regard au-delà des feuilles du grand érable qui bruissaient délicatement dans la brise de cette fin de journée. Il se laissa envahir par les impressions brutes surgies de ce qu’il venait de découvrir dans les cartons et les dossiers. Il ne tenta pas d’analyser rationnellement les renseignements recueillis. Des corps, des itinéraires, des chiffres, des bombardements, des camions, des sommes d’argent dansaient devant ses yeux. Il attendit. Il attendit que ces touches d’informations disparates retombent et forment un tout. Peu à peu, quelque chose émergea. Quelque chose d’évident. Mais quelque chose de tellement énorme, tellement improbable qu’il devait en trouver une confirmation. Une preuve irréfutable.
Il quitta la rue Fabre et rentra chez lui en flânant. Il choisit un itinéraire compliqué à travers le parc Lafontaine et des petites rues au nord du Plateau. Il redescendit rue de l’Esplanade en traversant les quartiers grec et hassidique.
Le lendemain, il se dirigea directement dans le bureau de Marie. Il négligea le courrier et les papiers divers qui encombraient la table, et alluma l’ordinateur. Il attendit que l’écran s’illumine en espérant qu’il n’y ait pas de mot de passe à introduire pour accéder aux fichiers. Mais l’écran apparut normalement. En fond, la photo noir et blanc du petit lac immobile. Antoine eut un bref sourire en la découvrant. Plusieurs dossiers étaient alignés sur le côté droit de l’écran. Il cliqua sur celui intitulé “courrier”. A l’intérieur de la fenêtre, plusieurs fichiers. Bell, assurances, hydroquébec, banque. Il les négligea, attiré par le dernier. Hôpital. Il l’ouvrit. Une dizaine d’e-mails y avait été glissés. Provenant de l’Institut de Cardiologie de Montréal. Des confirmations de rendez-vous. Des résultats d’analyses qui dataient de quatre ans, renouvelées tous les six mois, puis tous les mois depuis janvier 2001. Des notes de trois médecins différents les accompagnaient. De plus en plus précises, et pressantes au fil des années puis des mois. La dernière, datée de juin 2001, émanait du chef du service. Il priait madame Marie Vincent de subir un triple pontage coronarien très rapidement sous peine de graves conséquences. Graves conséquences était tapé en gras, et souligné. Nulle part Antoine ne trouva trace des réponses de Marie. Il referma la fenêtre, et fixa un long moment les arbres morts qui se reflétaient dans l’eau, au milieu de l’écran.
Il cliqua sur le dossier photos. Aurore surgit en gros plan. Puis Eve et Aurore dans la forêt. Eve dans son atelier. Richard, Eve et Aurore autour d’un barbecue. Des photos de Suzanne, de Suzanne et Louis dans le jardin de la rue Fabre, de Michel en train de jouer de la guitare. Les gens étaient là. Ils n’étaient pas enfermés dans les cartons de la petite chambre. Ils étaient là, en couleur, souriant, heureux. Il chercha vainement une photo de Denis Laroche. De Denis Laroche et de Marie Vincent. Il regarda encore chaque photo une fois, et referma le fichier en soupirant. Puis il se leva brusquement, et fit le tour de la pièce. Sur une étagère, tout en bas d’un meuble près du bureau, il trouva ce qu’il cherchait. Un appareil de photo numérique. Vide. Dans une petite boîte à côté, il trouva les cartes mémoire.
Il passa le reste de l’après-midi à examiner les photos. Des paysages, essentiellement. Mais à chaque fois, plein cadre, une personne, ou un animal. Comme si Marie s’était obligée à introduire la vie sur tous ses clichés, après avoir pendant plus d’un an fait des tirages noir et blanc d’objets morts ou de vues désertiques. Il reconnut le chalet d’Eve, la forêt autour, certains endroits du Mont Royal, le jardin de Suzanne. Et les personnages. Denis Laroche n’apparaissait nulle part. Mais Antoine s’attarda sur plusieurs photos où une jeune femme amérindienne souriait. Elle était très belle. Epanouie. Il essaya de deviner où elle avait été photographiée. Une forêt. Un mur blanc. En contre plongée sur un ciel bleu. Au beau milieu d’un champ de neige. Il ne pouvait tirer aucun indice de l’environnement. Pourtant, cette jeune femme apparaissait sur plus d’une trentaine de photos. Il supposa qu’elle était proche de Marie, ou du moins importante pour elle. Il continua à regarder les cartes, toutes les cartes mémoire. Des criques sauvages avec un bateau de pêche. Des chemins en forêt. Des pistes tracées au milieu des arbres, recouvertes de neige. Des hydravions sur des lacs. Des photos sans aucune recherche artistique, avec une lumière glauque ou presque surexposées. Comme des photos volées. Certaines avaient été prises au travers d’une vitre poussiéreuse de voiture. La dernière carte mémoire était entièrement consacrée à un homme. Brun, la quarantaine, sur certains clichés élégant, sur d’autres en vêtements de sport. Seul, ou au restaurant avec d’autres hommes. Trois fois devant un van noir aux vitres teintées. Marie avait fait un gros plan de la plaque d’immatriculation du van. Antoine reconnut quelques rues de Montréal, où l’homme avait été photographié. Selon toute vraisemblance, à son insu. Sur plusieurs photos, on le voyait pénétrer dans une maison entourée d’arbres, à Outremont probablement, ou à Westmount. En examinant de plus près le type de construction, Antoine pencha pour Outremont. Il fixa une dernière fois le visage de l’homme, puis rangea les cartes et l’appareil de photo. Il éteignit l’ordinateur et quitta la rue Fabre.
Pour dissiper la légère migraine qu’il sentait appuyer derrière ses yeux, il partit en marchant lentement, s’astreignant à accorder son souffle au rythme de ses pas. Après deux ou trois kilomètres, la pression se relâcha. Antoine releva la tête, s’arrêta et respira un grand coup pour chasser complètement les morceaux de lourdeur qui pouvaient encore le gêner. Il s’aperçut qu’il était parti vers le nord. Ses itinéraires le menaient habituellement d’est en ouest, ou vers le sud de la ville. Rarement au nord. Il continua dans cette direction, curieux de voir si ce trajet correspondait à une volonté inconsciente ou au pur hasard. Au carrefour suivant, mû par une intuition surgie de nulle part, il piqua vers l’ouest. Une heure plus tard, il se retrouva en train d’arpenter les rues calmes et ombragées d’Outremont. Les grandes maisons de pierre, entourées de pelouses soigneusement entretenues, donnaient une impression d’opulence. Antoine se promena jusqu’à la tombée du jour sur les trottoirs impeccables, en admirant les demeures immenses. Mais il n’arriva pas à reconnaître la maison de l’homme brun des photos de Marie.
De retour chez lui, il fit un rapide inventaire de ce qu’il avait découvert. Des retraits d’argent importants quelques mois avant la disparition de Marie. Une collection pratiquement exhaustive des atrocités du monde. Des cartes géographiques et marines qui ne correspondaient pas, apparemment, à des voyages de loisir. Des listes de noms d’individus ou de familles de divers pays. Les preuves de la maladie cardiaque de Marie, et de son refus évident de se faire opérer. Des photos de lieux étranges. D’une indienne très belle. Et d’un homme brun que Marie semblait avoir suivi. Antoine n’avait pas fini d’inspecter l’ordinateur, ni l’appartement, mais les éléments disparates qu’il avait déjà recueillis, et qui s’étalaient sous ses yeux, semblaient le mener sur une piste qui le mettait mal à l’aise. Dans une tentative de faire un point aussi objectif que possible, il envoya un e-mail à Jacques Vilbert dans lequel il récapitulait tout ce qu’il avait trouvé jusqu’à maintenant. En s’abstenant d’en tirer la moindre conclusion. Le lendemain, à son réveil, il trouva un message laconique en réponse, lui demandant simplement d’envoyer la photo de l’homme brun. Il fut désarçonné, et inquiet.
Il s’octroya plusieurs heures de détente, et partit pour une longue promenade qui l’amena sous le pont Jacques Cartier, dans l’île Saint Hélène. Il n’y était encore jamais venu, et fut surpris de se retrouver tout à coup au milieu d’une végétation épaisse en plein cœur du Saint Laurent. Il s’allongea sous les arbres et paressa au long moment en contemplant les eaux calmes du fleuve. La ville, sur la rive opposée, resplendissait sous le soleil dur du milieu du jour. Il finit par s’assoupir, et ne se redressa qu’en entendant les cris joyeux d’enfants qui couraient dans le sous bois derrière lui. La lumière, plus douce, presque subtile, annonçait une fin d’après-midi calme et tiède.
Il arriva à la fin du jour rue Fabre. En pénétrant dans l’appartement du premier étage, il ouvrit en grand toutes les fenêtres, heureux d’échapper au ronronnement lancinant des grands ventilateurs. Il fit des courants d’air, et en s’avançant sur la terrasse, il aperçut Suzanne qui parlait avec Louis, assise au pied de l’érable. Il alla remplir un grand verre d’eau fraîche, qu’il emporta dans le bureau. En ouvrant l’ordinateur, il pensa au message étrange de Jacques Vilbert. Quand le petit lac immobile apparut devant lui, il décida d’accéder à sa demande. Il enregistra les deux ou trois photos de l’homme brun où on le voyait le mieux, et les glissa sur le bureau de l’écran. L’ordinateur de Marie fonctionnait avec le même système que le sien, et il cliqua sans hésitation sur l’icône Outlook. La fenêtre s’ouvrit, et il envoya les photos à l’adresse e-mail de Jacques Vilbert. Son message parti, il resta quelques secondes les mains au-dessus du clavier, puis fit apparaître la boîte de réception. Deux messages de l’hôpital de Montréal, datant de janvier et de février 2002, qui pressaient Marie Vincent de prendre rendez-vous en vue d’une opération qui ne pouvait plus attendre. Un troisième, de Véronique Laroche. Il l’ouvrit, fébrile. Il datait du 20 septembre 2001. C’est confirmé. Je soutiens ma thèse vendredi prochain. Je compte sur toi. N’oublie pas qu’elle t’est dédiée ! Love. Vicky. Antoine relut trois fois l’e-mail, imaginant Véronique Laroche, Vicky, soutenant une thèse de doctorat en cherchant désespérément Marie dans l’assistance. Marie morte à Paris quelques jours plus tôt. Qui était Véronique Laroche ? Quel rapport avec Denis Laroche ? Quel lien la rattachait à Marie Vincent ? Il but son verre d’eau d’un trait, alla le remplir dans la cuisine, et revint ouvrir la boîte d’envoi. Vide. Il n’y avait aucun message en attente. Il passa aux messages envoyés. La fenêtre était également vide. Frustré, il cliqua sur le carnet d’adresses. Il y avait des dizaines d’adresses. Point ca. Point fr. Point it. Des adresses dans le monde entier. Il poussa un soupir d’exaspération. Dans la penderie de la petite chambre, il ouvrit la boîte à l’étiquette verte, et sortit quelques listes de noms. Il les compara avec le carnet d’adresses de l’ordinateur, mais aucun nom n’y figurait. Il poursuivit la vérification méticuleusement. En vain.
Il continua, jusqu’au milieu de la nuit, à examiner tout ce qu’il pouvait sur l’ordinateur. Même s’il n’était pas un grand expert en informatique, il dut se rendre à l’évidence que Marie avait nettoyé et effacé le plus d’informations possibles. Il ne trouva aucun dossier personnel. Pas d’écrit, pas de journal, pas de liens particuliers avec des sites internet qui auraient pu le mettre sur une piste quelconque. Pourquoi avait-elle fui ? Qu’avait-elle fui ? Est-ce que Paris était sa destination finale ? Ou simplement une étape, qui s’était avérée être définitive ? Autant de questions auxquelles il ne pouvait apporter aucune réponse. Antoine sentit toute la tension des derniers jours s’abattre d’un coup sur lui. Il était épuisé, submergé par un découragement total. L’évidence de son échec éclatait là, sur l’écran muet de l’ordinateur. Il quitta la rue Fabre aux premières lueurs de l’aube.
Le lendemain, il prit un livre et alla lire à l’ombre des arbres sur le Mont Royal. Il resta là jusqu’à ce que la lumière rasante du crépuscule l’empêche de distinguer les mots. Il attendait. Il ne savait pas ce qu’il attendait. Trois jours après. Trois livres après. Eve lui laissa un bref message, timide, sur son répondeur. Il ne la rappela pas. Il retourna dans l’île Saint Hélène, avec un quatrième livre. Au soir du cinquième jour, il avait un e-mail de Jacques Vilbert. J’arrive dans deux jours à Montréal, par le vol Air Canada 871. Je serai à Dorval à 12 heures 30. Viens me chercher. Il y avait un post scriptum. Je sais qui est l’homme brun.
Le vent s’était levé en fin de matinée, traversant la ville d’est en ouest. La violence des rafales avait chassé l’humidité qui s’accrochait au-dessus des arbres, débarrassant l’air de la moiteur des derniers jours. Antoine et Jacques Vilbert longeaient d’un pas nonchalant le parc Lafontaine. Antoine se sentait soulagé depuis qu’il avait rejoint Jacques Vilbert à l’aéroport. Soulagé de ne plus se débattre seul avec les fantômes de Marie, et en même temps inquiet de les libérer. Parce qu’il n’avait plus aucun doute depuis que Jacques Vilbert lui avait annoncé son arrivée. S’il prenait la peine, et le temps, de venir jusqu’ici, c’est que les placards de la rue Fabre recelaient plus de fantômes que ceux qu’il avait découverts jusqu’à présent. Depuis qu’ils s’étaient retrouvés, quelques heures plus tôt, les deux hommes n’avaient pas encore évoqué la raison de leur rencontre. Ils avaient fait une longue promenade dans le Mont Royal, essayant de chercher un soupçon de fraîcheur dans la fournaise qui régnait sur la ville avant que le vent ne se mette à souffler. Si Antoine était impatient de savoir ce que Jacques Vilbert avait découvert, il ne posait cependant aucune question. Il demanda plutôt des nouvelles de Pierre. Annick Savigny s’occupait de lui. Ils arrivent tous les deux dans une semaine à Montréal. C’est ce que Jacques Vilbert lui annonça, sur un ton de conversation mondaine. Comme s’il parlait de leurs projets de vacances. Antoine s’arrêta et le regarda. Stupéfait. Alors Jacques Vilbert demanda s’il pouvait aller dans l’appartement de Marie.
“Dès que j’ai eu la photo de l’homme brun, Annick a mis en route tout son réseau. Vingt cinq ans dans le monde politique, ça aura au moins servi à résoudre rapidement cette énigme. Trois jours. Il a suffi de trois jours pour que le renseignement arrive via Interpol.”
Les deux hommes étaient dans le bureau de l’appartement de la rue Fabre. La nuit était tombée, et seule la lueur bleutée de l’écran de l’ordinateur diffusait un faible halo de lumière dans la pièce. Antoine avait ouvert toutes les fenêtres pour créer un courant d’air, espérant attirer un peu de la fraîcheur nocturne. Il se leva et alluma une lampe, impatient d’entendre les explications de Jacques Vilbert. Impatient, et redoutant ce qu’il allait apprendre.
“Quand j’ai reçu ton message, où tu décrivais tout ce que tu avais trouvé ici, l’histoire de la photo de cet homme ne collait pas dans le tableau. Il y a beaucoup d’éléments étranges dans ton inventaire, mais d’après ce que tu écrivais, il semblait que Marie avait suivi cet homme, et l’avait photographié à son insu. Ça ne lui ressemblait pas, espionner quelqu’un. Elle a toujours été trop attachée à la liberté individuelle pour faire une chose pareille sans une raison impérieuse. C’est pour ça que je t’ai demandé de m’envoyer des photos de celui que tu appelais l’homme brun. J’ai eu un choc quand je les ai vues. Annick aussi. On était sûrs tous les deux de l’avoir croisé, il y a des années, à la cité universitaire. Il avait changé bien sûr. Visage épaissi, cheveux plus courts. Alors je me suis amusé à retoucher l’image sur mon ordinateur. Je l’ai rajeuni, aminci, je lui ai effacé les rides autour des yeux et rallongé les cheveux. Et c’était bien lui. Il avait traîné pendant un an à Paris, juste après 68. Il se disait cubain, et si je me souviens bien, il suivait des cours de sociologie. Mais pas à la même fac que moi. Je ne l’ai rencontré qu’à la cité universitaire. Il est venu deux ou trois fois aux réunions qui se tenaient dans la chambre de Marie et d’Annick. Il ne parlait pas beaucoup, et devenait très évasif quand on l’interrogeait sur la révolution cubaine. Marie ne l’appréciait pas tellement, mais elle tolérait sa présence. Je ne crois pas qu’elle lui ait jamais adressé la parole. Et puis un jour, il a disparu. On ne l’a plus revu. Jamais. Des bruits ont couru sur lui. Il était recherché par les services secrets américains. Il avait été arrêté par la police. Il était informateur pour l’opposition cubaine. Ce genre de rumeurs, très romantiques et typiques de l’époque. Comme aucun d’entre nous n’avait jamais été proche de lui, on l’a vite oublié. Ni Annick ni moi n’avons pu nous souvenir de son nom. Je ne pense pas qu’on l’ait jamais su. Mais de le voir, là, photographié par Marie, ça nous a perturbés. Alors, Annick a passé quelques coups de fil, et fait circuler la photo. L’homme s’appelle Paco Caballero. Il est colombien, et pas cubain. Recherché pour trafic de drogues et soupçonné de divers assassinats. Il appartiendrait au cartel de Medelin, et il serait impliqué dans l’élimination de deux juges chargés de faire condamner les gros bonnets du coin. Toujours d’après les informations obtenues par Annick, il serait venu en Europe à la fin des années soixante non pas pour étudier la sociologie ni quoi que ce soit d’autre, mais pour asseoir le marché de la drogue. Voilà pour le personnage. Pourquoi Marie l’a suivi, alors qu’elle ignorait tout de ses activités, c’est la question. C’est pour ça que je suis venu. Annick poursuit ses recherches de son côté, et elle pense avoir les réponses qu’elle souhaite dans quelques jours.”
Antoine regardait Jacques Vilbert, abasourdi.
“Je ne vois vraiment pas le rapport entre Marie et cet homme. Même si elle l’a croisé il y a plus de trente ans.”
Ils restèrent muets quelques instants, avant qu’Antoine ne se lève en secouant la tête, toujours incrédule.
“On dirait un mauvais polar.”
Ils passèrent la journée du lendemain à tout vérifier une nouvelle fois. Les comptes bancaires, les cartons aux étiquettes de couleur, l’ordinateur. Tout. Jacques Vilbert buta sur les mêmes questions qui avaient perturbé Antoine. Les sommes d’argent retirées, la location des camions, les cartes géographiques et marines avec d’étranges routes soulignées, les listes de noms de personnes originaires de pays en difficultés économiques ou politiques. Et l’homme brun, Paco Caballero, surpris à Montréal par Marie. Antoine avait espéré qu’un œil neuf apporterait un élément de réponse, mais Jacques Vilbert semblait aussi perturbé que lui.
“Ce qui paraît certain, c’est que Marie n’a jamais cessé de se préoccuper de l’état du monde. Elle en a accumulé toutes les horreurs, toutes les terreurs. Sa vision était totalement désespérée. Et je l’imagine mal rester à contempler la dégradation de la planète sans rien faire.”
Ils avaient quitté la rue Fabre en fin d’après-midi, fatigués et déçus que leurs recherches n’aient pas abouti. Ils étaient partis vers le sud de la ville, descendant à pas lents la rue Saint Denis. En passant devant le bar de Michel, Antoine hésita à y entrer avec Jacques Vilbert. Il se contenta de le lui montrer, et ils poursuivirent leur promenade jusqu’au Vieux Montréal. Jusqu’au bord du Saint Laurent. Les eaux lentes du fleuve s’ouvrirent soudain en de larges vagues écumeuses au passage d’un cargo. Les deux hommes restèrent de longues minutes à regarder le bateau s’éloigner au-delà du pont Jacques Cartier. Puis ils remontèrent vers le quartier chinois et entrèrent dans un restaurant. Antoine écoutait Jacques Vilbert donner ses impressions sur ce qu’il avait vu dans l’appartement de Marie. Il finit de manger en silence avant d’avancer l’hypothèse qu’il avait échafaudée depuis plusieurs jours.
“En sachant cela, qu’elle ne pouvait rester sans rien faire, comme tu le dis, on peut peut-être en déduire quelque chose. Si on pose côte à côte ce qu’on a trouvé, les listes de noms, les cartes, les locations de camions, tu ne crois pas que ça nous amène à un passage de clandestins ? Je l’imagine assez bien faisant entrer illégalement des réfugiés, tous ces gens sur les listes, au Canada.”
Jacques Vilbert leva les yeux vers lui, ses baguettes en suspens au-dessus de son assiette.
“C’est une possibilité. Ça correspond assez au personnage que j’ai connu. C’est romantique, idéaliste, et concret à la fois. Oui, il pourrait bien s’agir de ça. Mais alors, comment elle a fait pour sélectionner ces gens ? Et ces retraits d’argent des dernières semaines avant sa disparition, à quoi ça correspond ? Et Paco Caballero, qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?”
“Je ne sais pas. Je me suis aussi posé ces questions, tu t’en doutes. Mais je ne sais pas. Je crois qu’il faut qu’on continue à fouiller, si on veut trouver.”
Jacques Vilbert termina son plat puis leva les yeux sur Antoine.
“Tu te rends compte… Si Marie faisait effectivement entrer clandestinement des réfugiés sur le territoire, alors….”
Antoine le regarda en se demandant où il voulait en venir.
“Alors, Annick, sans le savoir, s’apprête à faire la même chose ! D’une façon plus légale, bien entendu, mais tout de même !”
Ils laissèrent ces paroles flotter entre eux quelques secondes. Réalisant enfin ce que l’enquête d’Antoine avait déclenché. Puis Jacques Vilbert se ressaisit.
“Une dernière chose. Apparemment, Marie savait qu’elle était malade. Si elle ne se faisait pas opérer, elle risquait de mourir. Pourtant, elle n’a rien fait.”
Les deux hommes regagnèrent le Plateau sans plus parler, profitant de la douceur de la nuit. Une lune énorme illuminait le ciel d’un noir profond tout autour. Peu à peu, le charme paisible des rues endormies les gagna, remisant pour un temps les fantômes dans les placards de l’appartement de Marie.
Au moment où ils arrivaient devant la maison de la rue Fabre, Suzanne sortait de chez elle. Antoine lui présenta Jacques Vilbert. Même si elle fut surprise de le voir là, elle ne fit aucun commentaire sur sa présence. Elle se contenta de faire une allusion rapide, mais précise, à Eve, inquiète de ne plus avoir de nouvelles. Antoine, honteux de ne pas avoir répondu à son appel, promit de la contacter le soir même, bien que ses investigations ne soient pas terminées. Juste avant de les quitter, Suzanne leur proposa de venir chez elle en fin d’après-midi.
Ils passèrent plusieurs heures dans l’appartement de Marie. Ils délaissèrent les penderies et l’ordinateur, et commencèrent par examiner tous les papiers sur le bureau. Du courrier publicitaire qui n’avait jamais été ouvert. Trois numéros du Journal du Plateau. Quelques exemplaires de l’hebdomadaire Voir. Des dessins d’enfant, signés Aurore, qui représentaient tous le chalet des Laurentides. Des reçus de chez Chapters et Renaud-Bray, les librairies anglaise et française de Montréal. Rien pour les mettre sur une voie. Ils firent le tour des chambres et du salon, mais là encore, ils ne découvrirent aucun indice susceptible de les aider. Ils se regardèrent, et poussèrent tous deux un profond soupir. Déjà submergés par l’ampleur de ce qui les attendait. Les livres. Les centaines de livres qui couvraient les murs de l’appartement. Antoine prit le salon, Jacques Vilbert la chambre. Il fallait tous les ouvrir. Voir s’ils contenaient quelque chose. Trois heures après, ils se retrouvèrent tous les deux dans la cuisine. Abattus. Ils avaient compulsés des milliers de pages, en vain. D’un même mouvement, ils se dirigèrent vers l’évier et se lavèrent les mains pour ôter la poussière qui collait à leurs doigts. Ils se lancèrent un regard, et chacun s’approcha d’un mur. Des policiers. Il n’y avait que de la littérature policière contre les murs de la cuisine, et quelques rayonnages d’anticipation et de science fiction. Ils tirèrent les livres les uns après les autres, faisant glisser leurs pouces sur la tranche des pages, et les secouant avant de les remettre en place. Antoine s’arrêta sur l’étagère du bas, et sourit en contemplant les quatre volumes de Dan Simmons. Hypérion, la Chute d’Hypérion, Endymion, l’Eveil d’Endymion. En anglais. Il se souvint de son plaisir total, solitaire, égoïste, à la lecture de l’œuvre. Il n’était pas sorti de chez lui pendant dix jours, incapable de délaisser ces pages avant de les avoir toutes lues. L’intelligence, la beauté, l’amour de l’humanité et l’espoir qui s’en dégageaient l’avaient fasciné. Il commença à les feuilleter avec lenteur, relisant une page par ci par là. Quand il ouvrit l’Eveil d’Endymion, il alla directement vers la fin, voulant redécouvrir la Terre vierge, propre, à créer, comme dans son souvenir. Et c’est là qu’il la trouva. Une lettre. Epaisse. Dans une enveloppe fermée. L’écriture de Marie sur l’enveloppe. Eve. Juste le nom d’Eve. Souligné.
Instinctivement, Antoine se réfugia dans les odeurs. Parfums lourds et légèrement sucrés des fleurs, odeur d’enfance de la terre fraîchement arrosée. Il écoutait d’une oreille distraite Suzanne et Jacques Vilbert parler. Depuis qu’ils étaient dans le jardin, ils n’avaient cessé de discuter. La situation en Afrique sub-saharienne. Les problèmes de la globalisation. La main mise des grands groupes industriels américains sur l’économie mondiale. Pas une seule fois, il n’était intervenu, comme s’il craignait que sa voix trahisse son angoisse. Et il n’osait pas non plus regarder Eve. Dès qu’ils étaient descendus chez Suzanne, il lui avait montré l’enveloppe. Sans un mot. Elle avait immédiatement appelé Eve, qui les avait rejoints aussitôt. Et depuis, elle était assise près de la table, muette. Elle n’avait pas touché à son verre. Elle n’avait pas ouvert la lettre. Elle se contentait de la tenir serrée entre ses mains. Et de la fixer. Elle les quitta brusquement au bout d’une demi heure, se levant si vivement qu’elle fit tomber sa chaise. Ils eurent à peine le temps de lui souffler un au-revoir. Elle avait déjà disparu. Suzanne observa Antoine quelques secondes, posa sa main sur son bras en souriant, et reprit sa conversation avec Jacques Vilbert. Quand ils la quittèrent enfin, il mit les clefs de l’appartement de Marie sur la table, sans dire un mot.
Les deux hommes prirent la direction du sud de la ville, et se retrouvèrent bientôt rue Saint Denis, dans le bar de Michel. Bien que le festival de jazz soit terminé, l’endroit était toujours aussi fréquenté, et la musique à fond. Michel accueillit Jacques Vilbert comme s’il le connaissait depuis toujours, se contentant de demander à Antoine où il avait disparu depuis ces derniers jours. Il les installa à une table à l’intérieur, mais près des baies vitrées ouvertes sur la nuit. Il s’arrangea pour se libérer, venir s’asseoir et boire avec eux. Puis tout le monde le réclama. Il prit sa guitare et partit chanter. Antoine n’en crut pas ses yeux quand il vit Jacques Vilbert se lever pour rejoindre Michel sur l’estrade. L’émotion et la tension des dernières heures, évaporées dans l’alcool, avaient eu raison de sa réserve naturelle. Il improvisa un duo avec Michel. En les regardant chanter et s’amuser, devant l’évidence de cette complicité immédiate, Antoine sentit se dissiper l’angoisse et la tristesse qui s’étaient emparées de lui quand il avait donné l’enveloppe à Eve.
Le lendemain, ils furent réveillés par le bruit des écureuils gris qui se pourchassaient dans les branches du grand érable devant la fenêtre ouverte. Le ciel, d’un bleu intense, sans aucun nuage accroché au-dessus des toits, les incita à se jeter dans les rues. Un vent léger venu du nord repoussait l’humidité du Saint Laurent vers les Etats Unis. Les deux hommes se retrouvèrent bientôt sur Sainte Catherine, et Antoine entraîna Jacques Vilbert au Belgo. Sans un mot, il le fit entrer dans la galerie. Marie, toujours posée sur le mur, les regardait avancer. Jacques Vilbert resta un long moment immobile face au portrait. Quand il se retourna pour sortir, Antoine vit qu’il avait les yeux emplis de larmes. Ils continuèrent leur périple à travers la ville jusqu’au soir. Quand ils rentrèrent rue de l’Esplanade, le répondeur d’Antoine clignotait. La voix d’Eve, cassée par l’émotion. Elle voulait le voir le plus vite possible.
Eve avait les traits tirés et semblait épuisée. Elle était extrêmement pâle, comme si tout son bronzage s’était évaporé pendant la nuit. Antoine prit l’enveloppe qu’elle lui tendait. Il tenta en vain de dissimuler le léger tremblement de ses mains. Suzanne et Jacques Vilbert s’étaient retirés dans le jardin, reprenant la discussion interrompue deux jours plus tôt. Eve les rejoignit, laissant Antoine seul avec la lettre. Il y avait plusieurs feuillets. Le papier, lisse, encore craquant, indiquait que les pages avaient été écrites récemment. Elles avaient été rédigées à la main. Il reconnut immédiatement l’écriture du carnet d’adresses. Rapide, serrée. Pressée. Il y avait des ratures, des mots barrés. L’ensemble donnait une impression de nervosité. D’urgence. Comme si le temps manquait, ne permettant même pas une relecture. Antoine leva les yeux vers le fond du jardin, où Suzanne, Eve et Jacques Vilbert étaient en grande conversation. Il prit une profonde inspiration et commença à lire la lettre de Marie.
” Eve, ma chérie,
Quand tu liras ces lignes, je serai partie. Je vous aurai quittés, toi, Aurore, Denis. Tous. Je quitte Montréal. Et je quitte ce monde. Je ne veux pas être mélodramatique, mais je n’ai que très peu de temps, alors je prends les mots comme ils viennent. Depuis plusieurs mois, je suis malade. Si tu regardes mes papiers, tu trouveras certainement la trace des analyses et des injonctions de l’hôpital. J’ai refusé de me faire opérer, parce que je sais que je n’ai pas seulement un problème cardiaque purement mécanique. Et réparable. Tout mon corps est en décomposition. Comment je le sais, je suis incapable de le dire. Mais c’est une certitude. Si l’idée d’une dégradation physique ne m’inquiète pas vraiment, devenir dépendante, de toi, de Denis, de Suzanne ou de Michel m’est intolérable. Alors, je laisse faire la nature. Et comme je te l’ai demandé à plusieurs reprises, n’entreprends jamais aucune démarche pour récupérer un corps qui ne signifiera plus rien. Garde-moi vraiment auprès de toi. Garde toutes ces années. Nos discussions, nos fous rires. Notre amour. Passe de temps en temps voir Denis. Lui saura t’aider à me garder vivante. Je pars. Avec le sentiment épouvantable de t’abandonner pour la deuxième fois. Mais j’y suis obligée.
Je n’ai plus qu’une heure devant moi avant d’attraper le dernier vol pour Paris. Je vais essayer de t’expliquer au mieux ce qu’il se passe. Et résumer les quinze dernières années de ma vie. Jamais, je n’ai accepté l’échec de ma génération. L’utopie dissoute dans un goût du pouvoir et un carriérisme petit bourgeois. Pire que celui de nos parents, qui eux avaient vraiment un monde à reconstruire. Notre rêve d’idéal a abouti au pire des cynismes. J’aurais dû le deviner dès la fin des journées de mai, en 68. Quand la grève générale a été finie, il y a eu un long week end, et dès que les pompes à essence ont été rouvertes, tout le monde a sauté dans sa voiture. Pour partir loin de Paris. Au soleil. Se reposer après leur révolte d’enfants gâtés. Parce que même si la société a changé par la suite, ça n’a été que ça, une révolte d’enfants gâtés. Je ne l’ai jamais admise, cette démission. Alors j’ai observé. Comment le monde évoluait. Où on le menait. Et ça devenait de pire en pire. Mon inquiétude et ma colère n’ont cessé de grandir, au fil des années. Elles sont toujours là, de plus en plus fortes. J’ai peur pour toi, peur pour Aurore. Ce qu’on vous laisse, le monde qu’on vous laisse, c’est une énorme bombe. Et c’est nous, ceux de ma génération, qui avons allumé la mèche. Alors j’ai décidé d’agir. A ma façon. Avec mes moyens. Ce n’était pas grand chose, mais au moins je ne restais pas là à regarder la catastrophe arriver les bras croisés. J’ai commencé à prendre contact avec des gens dans différents pays. Tu te souviens, nos voyages dans des endroits impossibles. J’en ai toujours profité pour rencontrer ceux qui pourraient m’aider. Des intellectuels. Des journalistes. Des médecins. Peu à peu, j’ai constitué un véritable réseau. Et tous ces gens m’ont fourni des listes d’individus ou de familles à protéger. A aider. La plupart du temps, des personnes qui n’avaient plus rien, et surtout aucun espoir de survie, à cause du pillage de leurs pays par les occidentaux. Ou des gens menacés pour leur action politique et sociale. Tous voulaient, ou devaient, émigrer. Et ils finissaient tous entre les mains de passeurs mafieux. Alors, j’ai organisé leur fuite. Et j’ai fait entrer une quantité incroyable de réfugiés en Europe, aux Etats Unis et au Canada. Quand je l’ai pu, j’ai moi-même conduit les camions qui les transportaient. Une fois sur place, des organisations les assistaient pour obtenir leurs papiers.
Et puis il y a trois mois, j’ai su qu’un de mes amis journaliste de Bogota risquait d’avoir des problèmes. Depuis des années, il avait amassé toutes les preuves de la collusion entre les cartels de la drogue et certains politiciens de Colombie. On commençait à savoir que ce dossier existait, mais personne ne le soupçonnait encore d’en être l’auteur. Je l’ai supplié de se sauver, pour mettre sa famille à l’abri. Il a hésité longtemps, et il a fini par céder. Pour sa femme et ses enfants. J’ai dépensé de grosses sommes d’argent pour accélérer son départ. Le lendemain de son arrivée au Québec, il a été abattu sous les yeux de sa famille, et ses papiers ont disparu. Pour lui, fuir son pays a été un aveu. Et c’est moi qui l’ai convaincu de partir. C’est moi qui l’ai condamné à mort. Jamais je ne pourrai me le pardonner.
Je crois savoir qui l’a assassiné. L’homme est toujours à Montréal. Je l’ai vu passer hier soir rue Fabre. Je ne sais pas vraiment s’il me recherche. Mais je ne veux pas vous faire courir le moindre risque, à toi, Aurore, Denis, Suzanne. A personne. J’ai déjà fait assez de mal comme ça. Je m’en vais.
Je voulais changer le monde. Et je n’ai fait que précipiter la mort d’un homme formidable et courageux. Je m’aperçois que tout ce que j’ai fait n’a jamais été qu’égoïste. Je n’ai agi que par orgueil. Ma compassion et ma rage sont toujours intactes, mais je n’ai pas pu me résoudre à n’être que Marie Vincent. Je voulais l’impossible, j’ai toujours pensé que je pouvais l’atteindre. Toute seule. C’est toi, ma chérie, qui va changer le monde. Avec ta peinture. Tu vas peut-être réussir à transformer en douceur la face des choses. A faire évoluer la vie dans le bon sens.
Ma seule certitude n’aura jamais été que toi. Et mon amour pour toi. Souviens-toi de ça. Uniquement de ça.”
C’était tout. Quelques pages écrites à la hâte. Dans l’urgence et la douleur. Antoine imagina Marie Vincent seule à Paris dans une chambre d’hôtel de Montparnasse. Perdue. Malheureuse. Seule face à sa culpabilité. Et sa souffrance. Il leva les yeux et suivit un long moment un nuage paresseux qui traversait le ciel d’un bleu immuable. Eve et Suzanne étaient en train d’arroser les fleurs. Jacques Vilbert avait disparu. Antoine se leva et s’approcha des deux femmes au fond du jardin. Il rendit la lettre à Eve sans dire un mot. Mais quand il la regarda, il vit toute la détresse qu’elle était incapable de dissimuler. Il esquissa un geste maladroit pour la réconforter, et elle s’effondra dans ses bras.
Quand Jacques Vilbert les rejoignit, il semblait excité. Il venait de consulter ses e-mails sur l’ordinateur de Suzanne, et il avait reçu un long message d’Annick Savigny. L’homme brun qui avait fait fuir Marie avait été arrêté à Vancouver trois mois plus tôt. Avec toutes les charges qui pesaient contre lui dans différents pays, il n’y avait aucun doute qu’il passerait le reste de sa vie en prison. Eve réussit à sourire à travers ses larmes.
Le lendemain matin, dès l’aube, ils se retrouvèrent tous les quatre dans l’appartement de Marie. Avant la grosse chaleur de la journée. Ils allumèrent un feu dans la cheminée, et firent brûler toutes les listes de noms de la boîte à l’étiquette verte. Puis les cartes géographiques et marines de la boîte à l’étiquette bleue. Suzanne vérifia une dernière fois l’ordinateur, mais ne trouva rien de compromettant à effacer. Puis Jacques Vilbert les quitta pour aller chercher Annick Savigny et Pierre à l’aéroport.
Une vague lueur éclaircissait le ciel à l’est quand ils arrivèrent au bord du petit lac immobile. Les arbres morts, éternelles sentinelles au milieu de l’eau, se distinguaient avec peine. A l’instant même où le premier rayon du soleil levant illumina l’eau d’un reflet rouge étincelant, Denis Laroche entonna un chant. Doux et sauvage à la fois. Antoine, Eve, Suzanne, Michel, Jacques Vilbert et Annick Savigny l’écoutaient en silence. Pierre et Aurore, graves et excités, se tenaient par la main. Véronique Laroche, la jeune sœur de Denis, la belle indienne des photos, accompagnait son frère dans ce chant d’adieu à Marie Vincent. Antoine la regarda au moment où elle levait les yeux sur lui. Il sut alors qu’il était enfin chez lui.